le cadeau Borg-Warner de Bergounioux

soirée Beaubourg et histoires de ferraille


Le tout premier appareil photo numérique que j’ai acheté, je ne savais pas vraiment m’en servir, j’étais allé à Bordeaux, on lisait à la Machine à Lire avec Bergounioux, et c’est lui que le premier j’avais photographié le premier : toutes mes photos de Bergounioux seront donc floues à jamais.

Si j’ai le temps, les répertorier sur le site : 1 (photo écrite) _ 2 (photo perdue) _ 3 (autre écrit) _ 4 (à Tours au printemps, photos d’Emaz, de Markowicz, mais pas de Gabriel et Pierre Bergounioux - ceci dit, on peut les écouter parler ici).

Les lecteurs de La Casse savent que l’autre passion de Pierre c’est la sculpture. Est-ce qu’il s’agit du même travail ? La littérature pour lui c’est l’explication avec un "chevalier noir", de toute façon une affaire de ténèbre, avec du risque, et où il faut obéir. Où on laisse durement de soi-même. La sculpture, probablement qu’il la vit plutôt comme un bonheur.

Il m’a offert, en ferraille agricole soudée, une tête de Kafka, un Don Quichotte, et une envolée abstraite qui a dû aussi avoir un titre, mais que j’appelle simplement, désormais : "Bergounioux l’artiste".

Là, en se retrouvant à la mezzanine de Beaubourg, il sort avec un air de conspirateur, mais réjoui en même temps, son cadeau. Je n’ai jamais eu de rencontre avec Pierre sans qu’il arrive avec un cadeau : moi je lui ai offert un vieux manuel de soudure dont je pense qu’il l’honorerait mieux que moi, et un clou d’une porte qu’avait probablement poussée Rabelais, c’est tout (un beau clou, quand même : onze centimètres et quatre cents ans de rouille).

Il faut que je devine. C’est quoi l’objet. Je pense à un système de refroidissement. Je retourne, c’est trop facile. Il y a l’inscription Borg Warner. Qui ne sait pas que Borg Warner c’est les boîtes de vitesse automatique ? Je dis : - Circuit hydraulique de boîte de vitesse automatique. Il me répond : - Tu as mis quatre secondes. C’est bien, j’ai passé l’examen.

N’empêche que l’objet est beau. Sous angle oblique, presque un dessin de ville fantastique. Surface fraisée rectifiée, alliage léger avec nickel, et les bagues d’alésage serties à froid.

Pierre Bergounioux, c’est moins connu, filme systématiquement, depuis plusieurs années, ses expéditions dans les casses. Non pas avec un camescope numérique, mais un brave camescope à cassettes.

Délicatesse de l’homme, quand on retourne la plaque, j’y découvre, près du numéro de série, mes propres initiales. Mais Pierre n’est pas du tout intervenu, nul coup de meule ni trace de soudure : un ready-made. Je le garderai dans ma collection, je l’ai devant mes yeux dans mon bureau, mais il n’y aura que moi à savoir que cela provient du don Bergounioux.

Ce matin j’enquête sur Borg Warner via le Net, et je découvre que malgré le nom à consonance nordique l’usine est à Tulle, en Corrèze, cela explique que les pièces ratées, celles qui ne répondent pas au norme, se retrouvent dans cette casse qu’il fréquente. Ce soir, je téléphone à Bergounioux pour lui raconter le contenu du site metalcorreze.com. Il complète par ses souvenirs de trouvailles de canons de 20mm, qu’on suspendait aux ailes des avions de chasse, qu’il a aussi trouvé dans cette même casse.

Voilà de quoi on a parlé jusqu’à cette dernière minute où, par le couloir des sous-sols, on a rejoint la salle des Revues Parlées. On s’est un peu laissé aller, avec Bergou, et doit-on s’en excuser auprès des 70 personnes qui étaient là, dont tant d’amis ? On a parlé Proust et Saint-Simon, plutôt que monde contemporain. Bon, ça tient peut-être aussi à ce sentiment d’exaspération qui est le nôtre : on en prend trop dans la figure, l’éducation artistique, la loi sur les "droits d’auteurs" étendus dans l’Internet, ce sentiment d’un monde sans issue, usé à n’en plus pouvoir mais. Et même nos révoltes les plus hautement dites se perdant dans le vacarme global. Alors parlons plutôt de nos lectures, partageons les lectures.

Au fait, en fouillant le disque dur, je la retrouce cette photographie de Bergounioux faite à Bordeaux le 10 décembre 2001, la première photo que j’aie faite avec mon premier petit numérique Olympus (j’en suis au troisième). Chose permanente : hier soir à Beaubourg, sitôt la séance au bout, il n’avait qu’une seule chose en tête, le Bergou : aller s’en griller une. On va pas nous le changer.

Pierre Bergounioux, sculpture métal vivante. L’homme le plus pur que je connaisse (sauf la clope).


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 décembre 2005
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