Daniel Bourrion | ciel bleu mercure

vases communicants : Tiers Livre échange avec Terres


Tiers Livre a déjà reçu et présenté Daniel Bourrion pour ses Immobiles, compagnonnage d’écriture d’une part – la Lorraine en horizon –, mais aussi partage actif dans l’aventure de publie.net, où Daniel propose 4 textes (dont Cette ville n’existe pas).

Une étape peut-être nouvelle de ces échanges, pas seulement pour notre binôme je crois : Daniel m’a proposé lui-même la photo et le titre Chien rouge pour le texte qu’il accueille, et je lui ai proposé – en fonction pareillement de lecture préalable de son travail – cette suite de photographies d’un carrefour de Lorraine, autour du Bar de l’Est à Champigneulles, il y a 10 ans, quand nous filmions avec Fabrice Cazeneuve Paysage Fer (aucune idée de ce qu’est devenu ce carrefour en 10 ans).

Pour la liste des vases communicants d’octobre, se reporter au groupe face book avec inventaire intégral (merci Brigitte Célérier).

 

Daniel Bourrion | ciel bleu mercure


« parce que je vais pas tarder à me barrer d’ici » qu’il disait accoudé au zinc depuis tellement de temps qu’on finissait par penser qu’il avait été livré le même jour que le comptoir, qu’il en faisait partie, du lot, que le taulier l’avait trouvé dans les cartons avec les sous-verres et les lourds cendriers à gorge de velours

nous en crevions de rire à l’écouter dégainer sa rengaine et puis la rengainer soigneusement en la rinçant de blanc pour nous la resservir le lendemain et puis le jour d’après et puis le lendemain du jour d’ensuite (partir, nous y pensions chaque matin, mais cela aurait supposé qu’on quitte le bistrot, relève son col, assure son sac dessus une épaule déjà lasse, monte le long de la route enneigée qui semblait ne jamais trouver manière de se réchauffer en essayant de ne pas déraper, de ne pas se trouver soudain cul à terre sous les quolibets des copains sortis pour voir, pour rigoler, les occasions n’étaient pas bien nombreuses ;

ça aurait supposé qu’on traverse le canal à moitié pris et lui aussi de glace, jusqu’au dégel, celui des premiers pas du vieux printemps, ce canal où ne passaient plus beaucoup des énormes péniches de nos enfances qu’on poursuivait le long des chemins de halage en hurlant tels fous, en agitant nos mains jusqu’à ce qu’un marinier sombre à casquette enfoncé sorte de sa marquise, crache son mégot tout blanc dans l’eau quasiment morte qu’il remuait du cul de son bateau, nous fasse signe et reste là, à nous regarder essoufflés nous arrêter pendant que lui passait dans les remous ; ça aurait supposé qu’on avance un pied devant l’autre jusqu’à sortir de la vallée, jusqu’à ne plus sentir l’haleine tiède des haut-fourneaux pourtant éteints et dont nous sentions tous et chaque jour la présence de plus en plus rouillée, le poids de plus en plus comme mort ;

ça aurait supposé qu’on touche l’horizon du doigt pour voir derrière si une sorte d’autre vie était possible et ça, partir, on ne le pouvait pas, parce que le ciel matière argent et puis mercure nous tenait sous sa coupe, nous pesait lourd dessus – sous un gris comme ça, tu ne peux porter aucune couleur et même pas celles de ta vie).

« parce que je vais pas tarder à me barrer d’ici »


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1ère mise en ligne et dernière modification le 1er octobre 2010
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