autobiographie des objets | 11, le mot Dodge

du camion comme territoire


Dans cette distance, ce qui me frappe c’est la masse de temps accordée à l’enfant solitaire. Sans doute ceux d’aujourd’hui se débrouillent aussi pour y faire leur niche. Mais elle est rongée par la vie urbaine, les sollicitations du dehors : notre dehors était infini et sage. J’enviais et n’enviais pas le contexte des copains de classe où le foin, les granges, les animaux autorisaient d’autres labyrinthes. D’ailleurs, pour les deux garçons Richardeau, les deux filles Boisseau, ou chez les Ferchaud ce n’était pas la ferme, et le rapport à cette construction de l’imaginaire, dans la durée et sous le ciel ouvert, dans le contexte quasi immuable du bourg, était le même que pour mon frère et moi, même sans les camions.

Il me faut relire Sans famille, pourtant écrit bien plus tôt, ou Le grand Meaulnes, cinquante ans plus tôt aussi, pour retrouver ce contexte de permanence et variations : j’ai encore souvenir d’un montreur d’ours, qui passait chaque hiver, et comment on nous laissait regarder, le nez à ras de la fenêtre de la salle à manger donnant sur la rue, pièce que pourtant on ne faisait que traverser, pour l’apercevoir. Le spectacle de rue, comme on dit aujourd’hui, suppose le spectateur dehors, lui et sa bête placide jouaient pour les maisons – et ce n’était pas forcément de l’ours que venait l’inquiétude, plutôt du genre de vie que cela supposait pour son maître. J’ai souvenir aussi que plusieurs fois par an un camion venait installer à la salle des fêtes un projecteur de cinéma, mais si j’ai assisté forcément aux séances ça ne m’a pas marqué. Le premier souvenir de cinéma date d’une visite à Paris en 1961, je crois que c’était Le jour le plus long, où je retrouvais le récit familial, en version augmentée mais selon les mêmes schèmes. Le cinéma est venu bien trop tard pour moi, et ce n’est pas un art pour les myopes, jamais su le recevoir.

Il y aurait donc ce fil à suivre, pour les Bordin ou les Macaud, ou les Boisseau et Richardeau, de comment l’initiation qu’est toute enfance se construisait îles, grottes et refuges. Et cela les enfants d’aujourd’hui le savent évidemment toujours – pour mon frère et moi, c’était principalement le Dodge.

Les voitures des clients étaient des lieux habités et personnalisés. On y entrait juste pour voir, on ouvrait la boîte à gants, plus tard viendrait le temps des Gauloises volées – on testait l’autoradio. Chaque voiture a une odeur, Aronde ou Versailles, ou la fine Panhard 24, on savait les reconnaître. La Jeep récupérée des surplus militaires américains était plus amusante, mais ne constituait pas une coquille. Le dimanche matin, on accompagnait mon père ou mon grand-père pour rituelle séance de démarrage du camion de pompier qui semblait d’un rouge très sombre dans ce hangar qui sentait le cuir des vestes, le caoutchouc des tuyaux, mais celui-ci était une sorte d’icône religieuse, bien plus impressionnante que ce que le triste catholicisme proposait à l’admiration – si on montait timidement pour s’installer derrière le volant, on redescendait vite. Le Dodge par contre nous appartenait.

Il s’agissait d’une ancienne ambulance militaire, venue avec le débarquement de juin 1944, et la poche de résistance de La Rochelle avait dû accumuler ici le matériel : on allait au moins une fois l’an à cette casse sur la route de Rochefort, pour les boîtes de vitesse ou cardans ou treuils des Jeeps reconverties à l’entretien des digues – et c’est maintenant seulement que je découvre combien la distance temporelle entre ces années-là et la guerre est bien moindre que ce qui me sépare d’elles aujourd’hui. La partie arrière du Dodge avait été transformée en plateau à ridelles, avec une grue de dépannage. Les roues étaient dures et énormes, les marche-pieds à l’américaine d’une épaisseur de tôle qui aurait fait plier le monde. La cabine par contre relativement étroite, un double pare-brise un peu opaque, une banquette de simili cuir vert armée un peu fatiguée, peut-être même du crin par endroits qui fuyait. L’odeur avec un fond d’huile brûlée, de graisse noire. On poussait à la main les deux essuie-glaces depuis un levier dans la tôle, et arceaux de fer qui protégeaient les phares le rendaient indestructible.

Dans le bas du garage, il était garé dans le même angle, on ne le sortait que pour les dépannages, souvent le dimanche matin puisque les quatre-chevaux Renault plongeant dans les fossés du marais c’était plutôt les retours de bal. Le treuil principal sur le plateau arrière, un autre treuil en bascule sur l’avant, et deux leviers de vitesse, un pour l’avant et un pour l’arrière, ce qui me fascinait dans cette cabine, et encore plus quand on roulait, c’est qu’à ces interstices des leviers de vitesse elle ouvrait directement sur la route qu’on voyait défiler dessous – j’ai aussi souvenir de cette vibration qui vous prenait là-dedans en roulant, et qu’il fallait crier pour s’entendre.

À quoi on occupe les heures qu’on passe enfant dans un camion immobile ? Ce sont des rêveries actives. Un des jeux consistait à sortir de la cabine et passer dans le plateau à ridelles sans poser pied à terre, ou contourner l’immense capot moteur par les rebords, jusqu’à la calandre avant, et revenir par l’autre portière. Il a dû nous arriver aussi de monter sur le dessus de la cabine – je me revois perché là, mais seulement quand on était assuré, les dimanches midis en fin de repas, d’être sans surveillance.

C’est au point que dans le garage suivant, donc entre mes onze et seize ans, le gros Citroën jaune qui servait de dépanneuse 4 x 4, lui aussi avec flèche arrière et treuil avant, servait aussi de repère du dimanche, pour de longues heures calmes, désormais avec livre. Mon frère récemment m’a dit que ce camion, trop lourd et plus du tout aux normes de sécurité, il n’avait même pas trouvé de ferrailleur pour l’évacuer, et avait dû le scier lui-même en quatre au chalumeau. Ça m’a amusé, j’en aurais bien récupéré un morceau, la grosse calandre arrondie. Le mot Dodge suffit encore à m’émerveiller, comme l’an dernier lorsqu’on est allé de Québec à Toronto dans une Dodge de location, d’ailleurs bien plus instable en conduite sur route que les Chevrolet ou Toyota qu’on louait habituellement. Et si grimper dans un camion arrêté est encore aujourd’hui un exercice pour moi de grande tension imaginaire, je dois en conclure quoi, pour moi-même ?

 

1965 : fin du garage de Saint-Michel en l’Herm, Pierre devant le Dodge.

responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 28 février 2011 et dernière modification le 10 février 2013
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