autobiographie des objets | 28, photos de classe

collection de chacun indissociable, qui crée plus de manques que de certitudes


La photo de classe chaque fois un rituel attendu. Chaque fois la même chose ? Non. Un vrai tapis roulant pour la mémoire. D’années scolaires entières je ne me souviens de rien. Mais que je me concentre sur la photo de classe, non pas l’image dûment achetée et archivée, mais le dispositif matériel qui en est à la source, et je revois tout. Ce n’est jamais au hasard dans la cour qu’on place les bancs de taille croissante, premier rang assis sur premier banc, deuxième range debout pieds au sol, troisième rang debout sur autre banc. Ou bien, s’il fait mauvais, dans la cantine ou autre salle disponible dans laquelle on a repoussé les tables et chaises de la disposition habituelle.

C’est un rite de passage : cette photographie faite, on peut passer au rendez-vous de l’année suivante. C’est presque déjà une évacuation – de ce qui nous rassemble, de ceux qui en eurent la charge, de l’âge qu’on a au moment du déclic.

Parce qu’il y a forcément l’instituteur ou l’institutrice, le prof principal, parfois lui et le prof avec qui on est au moment de la photo (tant mieux, voilà déjà une moitié du cours qui saute), ils se mettront discrètement à l’arrière, ou devant mais sur le côté, parfois en plein milieu et cette fois où, à Civray, j’étais venu discrètement visiter l’expo pour les cent ans du lycée André-Theuriet, c’était toute une sociologie en soi, sur tant de décennies d’image selon archétype unique (ils en avaient tapissé le foyer des élèves, et on pouvait suivre d’année en année la progression d’un groupe), que l’évolution du rôle et de la perception de l’enseignant à travers la photo de classe. Cette fois-ci on voyait aussi le passage à la couleur, l’irruption de la couleur sur les élèves eux-mêmes après 1968, l’irruption progressive des lentilles de contact et les cycles dominants pour l’art de se coiffer.

Pour la photo de classe, il y en a toujours un ou deux qui font les andouilles, placer deux doigts en corne sur la tête de qui est devant vous, et rituellement aussi, à les voir longtemps en arrière, au moins un élève qui semble regarder l’objectif avec une détresse entière, comme si c’était là sa première ou sa dernière trace sur la terre, ou un appel au secours.

Il y a quelques années, ma mère m’a remis (et à chacun de mes frères je suppose), une grosse enveloppe marron avec le contenu suivant : lettres reçues, du moins tant que le courrier postal était un outil social pertinent, mais les dernières datant de ce moment où j’avais renoncé à mon travail industriel pour l’aventure plus hasardeuse d’écrire un livre – je n’ai pas relu ni détruit ces lettres, mais les ai laissées à un endroit relativement accessibles, leur existence m’encombre, et je préférerais les éliminer, ce sera fait d’ici peu, peut-être est-ce lié à ce texte ici –, il y a aussi les traces scolaires, les bulletins de fin d’année et les notes trimestrielles depuis l’école primaire, là j’ai regardé un peu, ça laisse évidemment des surprises – et vérifié que mon obstination à obtenir la plus basse note possible en sports datait de mes douze ans –, et bien sûr les photos de classe. Je ne les ai pas sorties : l’image qu’on y prend de soi-même n’est pas flatteuse. On obéit aux codes qui sont ceux de l’époque, si brève époque. On ne peut pas plus s’aimer à distance qu’on ne s’aime au présent. J’ai quelques-unes de ces photos dans mes archives numérisées, parce qu’elles me sont revenues par d’autres biais, une concernant la terminale, une concernant la première. De l’une à l’autre, le passage du monde rural (Civray), au monde urbain (Poitiers, même si Poitiers est une toute petite ville), qu’est-ce qui change aux noms et aux visages ? C’est tout, d’ailleurs, jamais cédé aux pressions amicales de ces retrouvailles via le web, les copains d’avant et autres réjouissances – les routes de la vie sont divergentes à l’intérieur de soi-même, qui donc irait-on y chercher ?

C’est compliqué, les noms. Sur les trente que fait rejaillir chaque photo de classe, certaines fois on les a recopiés au dos : les noms m’évoquent alors plein de portraits et d’histoires, quand les visages ne sont qu’un stéréotype muet, chevelure, nez, blouse. Nos images sont ce que de soi on se débarrasse, en permanence.

Ce qui effraie, par rapport aux photographies familiales, celles où on s’aperçoit soi-même, et ce n’est pas plus flatteur, c’est comment le recul du temps ici a été accéléré, figé par le collectif. On ne voudrait pas aller remarcher dans ce temps, descendre du banc et partager la vie de ceux qu’on y voit, alors qu’à reprendre les rêveries intérieures de la même année on peut les trouver plus denses mêmes que celles d’aujourd’hui. C’est différent pour les quelques visages dont on garde proximité vivante : celui-ci, celle-ci, on sait ce qu’il ou est sont devenus, et c’est cela qu’on lit (faussement, très certainement) d’ailleurs on ne peut se l’appliquer à soi-même) dans cette lumière au coin des yeux, l’affirmation des épaules.

Les autres noms ont disparu dans le gris, et allez reconnaître un Macaud d’un Bordin, à tant d’années de distance.

Le photographe à Civray c’est Charpentier, mais quand le père Charpentier cède la place à Fernand Michaud, probable que celui-ci vit sur d’autres envies, des photographes professionnels qui passent organiser le rituel, j’ai plutôt souvenir comme de garçons coiffeurs, des plaisanteries construites et resservies, un fond d’autorité parce que suffit de s’amuser, il ne va refaire trois fois sa prise à cause de deux andouilles qui s’amusent, et la nappe un peu hypocrite du gars gentil, parce que quand même ce sont les familles qui payent, la feuille circulera avec les commandes.

On fait aussi des photos individuelles. La première de celles que je me connais, c’est dès la maternelle. On place les gosses en blouse à carreaux à une petite table avec un jouet (un train de bois). Celle-ci, je l’ai particulièrement en mémoire, puisque c’est ma mère qui était l’institutrice, et que nous avons gardé cette photo d’elle à la même table et avec le même jouet, mais une expression du visage qui n’a rien à voir avec le rôle qu’on lui fait jouer dans les photos familiales.

Dans ce livre de Boltanski, j’ai retrouvé il y a quelques jours une de ces photos de classe. Si elle y est, c’est pour un raison déterminée, mais je n’avais pas ouvert ce livre depuis longtemps. Quand je l’ouvre, c’est que je l’ai apporté pour une séance d’atelier d’écriture. Il travaille évidemment sur ces questions d’archétypes, et je parle régulièrement de son travail. Sur cette photo j’ai l’impression de les reconnaître tous et de n’en reconnaître aucun. Je ne reconnais pas non plus le lieu, ni les hublots, et elle ne comporte à l’arrière aucune indication. Je ne figure pas sur cette photo : un seul a des lunettes, mais ce n’est pas moi. Si on m’a remis cette photo, tirage récent d’une photo ancienne, je l’associe au souvenir très vague d’une question qui m’a été posée, et à laquelle je n’ai pas su répondre. On se dit à les voir, à presque un demi-siècle de distance, qu’on mesure à peu près ce que chacun aura pu faire dans la vie, et comment se comporter – mais on a toujours des surprises, à ce genre de prédiction. Tellement étrange, ce genre de photo, lorsqu’elle pourrait être vôtre et ne l’est pas.

Je suppose que ce n’est pas plus simple pour les autres, la relation aux photos de classe. Pourquoi sinon les garderait-on ?

 

Ci-dessus, mais je la laisse exprès en petit, Civray 1965, avec ce prof de français et latin qui serait si décisif pour ma propre histoire, M. Bobineau, et Robert Ricateau, prof d’anglais et de musique, récemment décédé, évoqué dans mon Rolling Stones, une biographie. Parmi les élèves, Philippe Chandernagor que je revois encore de temps en temps, et au premier rang, parmi les filles, une qui deviendra l’assistante de Lévi-Strauss et organisera la restitution des objets indiens d’André Breton aux tribus de la côte nord-ouest de l’Amérique – tels sont les chemins (d’autres noms me reviennent, comme Laurent Combellas, ou Ferrand que je recroiserai de loin plus tard, ou le grand Paillé qui nous initiait au rock’n roll de Buddy Holly et Gene Vincent, tandis qu’en haut à droite de la photo les deux qu’on aperçoit s’appelaient tous deux Jean-Pierre Beau, on n’avait pour les distinguer que dire Grand Beau et Petit Beau. Ci-dessous, cette photographie dont je n’arrive plus à retrouver comment elle m’est parvenue et pourquoi, à qui je devrais peut-être la rendre et qui donc elle représente.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 mars 2011
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