La Vie par les bords : enseigner

La Vie par les bords, point de vue de Christine Eschenbrenner, enseignante au lycée Fernand-Léger d’Argenteuil


C’est par Christine Eschenbrenner que tout a commencé, lorsqu’elle m’a proposé d’installer un atelier d’écriture au lycée Fernand-Léger, où elle enseigne et anime aussi l’atelier théâtre. On peut relire archives de l’atelier d’écriture, ou l’atelier écrire la mer tenu par Christine avec les élèves de BEP dont certaines ont participé à notre tournage. FB

Revoir temps forts, questions soulevées, visages très près, paroles qui se cherchent, silences pour en dire long.

Et lumières au passage, traversées de l’ombre dans les couloirs, la cour, pour se retrouver entre murets bas et déambulatoires. Attentes et silhouettes se déplaçant d’une salle l’autre, du lieu scolaire au lieu de stage et vice versa, retour à l’envoyeur. Mise en circulation des tentatives à bord du bateau Léger : notre quotidien bord à bord, bateau contre galère, et pirater en beauté l’adversité, les vents contraires, comme on peut, quand on peut - et il faut que ce soit à chaque instant, absolument. Oui, c’est une question de vie et de mort.

La vie tout contre, devrait être attirante mais souvent la voici comme un os à ronger, faute de mieux. Pour eux,nos élèves, à la marge des villes, à la marge des possibles. Et nous, avec eux, pour eux, parmi eux, quand le jour se lève sur Argenteuil, et qu’il faut reconstruire ce qui parfois a été démoli la veille.

Inventer ou utiliser minute après minute les outils (tentée de dire "les armes" mais parfois les connotations insupportent) car il faut faire avec, et peut-être, au passage, faire contre. Quand orienter se traduit par désorienter. Ils n’ont pas,leur a-t-on dit au collège "la capacité d’abstraction" ou "la maîtrise de la langue". Alors LP (entendu il y a quelques jours). Donc on ne peut à la fois être "bon en français" et se retrouver au LP ? O représentations, que de crimes on commet..

Cherchons ensemble les erreurs.Ou encore : quand ce qu’on nomme "mémoire ouvrière" n’a pas de sens, pas de lettres de noblesse pour eux les adolescents en "banlieue" et qu’il faut tant de confiance mutuelle, tant de douceur pour que l’un d’entre eux puisse prononcer ces mots, devant les autres : "mon père est ouvrier..."ou "Avant, ils avaient du travail" ou "Ma mère fait des ménages."

Et on se souvient alors de ce que nous apprenons en les suivant en stage : la fierté des équipes de nettoyage ou de nettoiement dans le 18°, à cinq heures du mat, quand la ville sort des miasmes et se retrouve compteurs et trottoirs remis à zéro grâce à ceux qui se font des signes de reconnaissance d’un camion l’autre, en tenue profesionnelle. On se souvient de ce tuteur dur à la tâche, qui a monté sa boîte de productique avec seulement un CAP(à l’époque, c’était possible) le reste, il l’a appris sur le tas, en serrant les dents, et comment, sachant de l’intérieur le combat il accueille vraiment les élèves de LP pour essayer de leur transmettre ce que lui-même a saisi de la vie à l’intérieur.

Parfois ils se réconcilient grâce à cela. Parfois non. Ce sera pour plus tard.

En tout, apprendre : les parents le savent, eux qui sont frappés de plein fouet. J’entends encore le père de Myco, avant-hier. Parlant devant moi à son fils de l’Afrique, de sa vie, de ce qu’il est possible de bâtir en s’accrochant, ici.Myco et moi bouleversés.Quand le chômage lamine les vies, le lycée professionnel-et polyvalent, avec ses passerelles- comme une oasis au coeur de la cité est un signe : oui, "travailler encore", c’est mieux que rien, même si au départ ce n’est pas ça qu’on voulait. Allez, on s’accroche ensemble aux branches, on décode et on saisit tout ce qu’on peut pour s’en sortir. On partage, on explore, et même on lit, on écrit nos blessures et nos espoirs, on s’adapte aux normes pour mieux cerner notre marge de manoeuve. On s’outille.

La vie, ça s’apprivoise.

Le film, à travers ce qui a été partagé, s’inscrit dans le droit fil de l’écoute. Digne de ce nom. Là où ils sont, là où ils en sont, tu as rencontré, capté, recueilli.Un chemin de mots pour venir au monde, celui que les enseignants empruntent aussi, contre vents et marées. Celui qui a du mal à voir le jour pour les adolescents - parfois prisonniers du à-quoi-ça-sert - et à être reconnu comme essentiel par certains, à l’extérieur.

Leurs mots pour renaître des cendres sociales et tenir bon le fil du réel qui cogne , parfois à la porte d’entrée. Leurs mots pour rêver plus loin que la dalle et inventer l’autre part comme nous adolescents avons désiré inventer l’autre part. Et ne jamais oublier d’aller chercher avec eux l’autre part.

Le film : un état.

Pas état des lieux mais état de la gravure, parmi les différents passages d’encre nécessaires à l’achèvement, j’allais dire la lutte finale mais non. Un état qui remue. Tous les états, par définition, ne s’y trouvent pas, ceux du temps long, des cycles, et que deviendront ces visages - en partance pour la vie : on le voit à l’oeil nu. Ca pourrait être un autre film, la vie au long cours mais ça sera surtout ce que nous aurons réussi à transmettre dans le faire-avec. Non seulement les apprentissages professionnels mais lire avec eux, écrire, chanter, faire du théâtre, aller voir ailleurs ce qui se passe. D’autres villes, d’autres espaces pour se dire, d’autres humains qui ont commencé dans l’ombre leur révolution, mine de rien.

Cinquante-deux minutes pour soixante heures de tournage, on sait bien. On a forcément la nostalgie de ce qu’on ne voit pas - Mickaël en stage dans la petite boîte de productique, blouse bleue. On vient pour l’évaluation. Il accourt tenant contre lui un dossier. Sûrement son rapport de stage. Pas du tout : c’est le cahier dans lequel il écrit. Sa vie, des chansons en créole ; et là, au beau milieu de la l’atelier, me fait lire la lettre à sa mère, morte il y a peu. La blessure qu’il porte.

Ou bien Moulaye : là, dans le film, on voit son refus d’être filmé.Ne voulant pas ce jour-là donner à voir l’intime. Ce n’est pas refus de l’école : je garde pour toujours cette séance au cours de laquelle, penché sur le dialogue Don Juan- Elvire, Moulaye rayonnait de suivre les subtilités, la véhémence, la tension de l’échange. C’était hors caméra.

Ou Schéhérazade, déléguée Goncourt des lycéens, défendant chez Drouot le livre choisi par la classe de 1° Bac Pro Secrétariat.

Ou Alexandra, racontant les cahiers (dix ) par lesquels elle s’est sortie de la dépression, ou le visage de Jérôme racontant son exclusion et sa victoire par rapport au handicap -moteur, auditif- grâce à ses parents, grâce à l’atelier-théâtre, ou Joseph, atterri au lycée après prise en charge par la Croix-Rouge et il me dit pendant une sortie au théâtre le massacre de ses proches au Congo-Zaïre, sa douceur au-delà de tout et son credo dans l’enceinte :j’accepte la productique, j’y suis j’y reste même si avant je voulais être avocat. Je serai avocat autrement. Et il travaille d’arrache pied. BEP-1°Bac Pro d’un coup, Bac Pro , BTS. Embauché CDI à la SNECMA, revient régulièrement au lycée pour dire ce qui est important, et comment faire ; tuteur à son tour. Avocat, quoi.. J’ai encore ses textes sur la manière dont il voyait le lycée, autre abbaye de Thélème.

La vie toujours. Là, je vais poursuivre la lecture des impressions retour de stage des TBEP carrières sanitaires et sociales de cette année, autour d’un fait marquant en stage - remous et merveilles à la clé- puis jouer les stratèges pour terminer le dossier permettant de décrocher des "fonds sociaux européens" pour voyage des trois 1° Bac Pro à Venise (ce n’est pas la peine , madame, nous, on ne part jamais. C’est seulement en Lycée général qu’ils partent. Eh ben si. Et même bientôt.)

Ce voyage dans une vie partagée, moi je sais que c’est pour toujours. Le film : une empreinte vive dont je porte avec grande joie l’envers.

Christine Eschenbrenner, le 8 janvier 2006.

photo : Christine Eschenbrenner en atelier d’écriture, janvier 2005 - en hommage et remerciement

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1ère mise en ligne et dernière modification le 8 janvier 2006
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