autobiographie des objets | 30, navigateurs solitaires

avec Jacques-Yves Le Toumelin sur Kurun autour du monde


Parfois on ne sait pas sur quelle part de réalité s’ancre ou se fixe cette petite case pourtant si précise, associée à une locution, deux mots suffisent. Dans l’expression navigateurs solitaires, ils sont indissociables : l’adjectif solitaires n’exprime pas une souffrance, il évoque plutôt le héros solitaire, Don Quichotte par exemple, même accompagné. De l’essence du mot navigateurs, ce qu’il inclut de mouvement vers le lointain, de marche vers l’horizon sans que le point d’étape ou d’aboutissement puisse être perceptible, là, au départ, je retrouverai plus tard la magie dans Rabelais parlant de grand traverseur des voies périlleuses, et c’est aussi une histoire de navigation.

Je ne sais pas bien comment ils nous rejoignaient. C’était autrement que par la télévision. Plutôt par le besoin même, pour vivre ici, de savoir ailleurs l’explorateur, l’aventurier, le navigateur et ce dont on chargeait sourdement leur nom même (Savorgnan de Brazza, ou le fier Henri de Monfreid sur la mer Rouge). Cela se propageait comme autrefois les gravures : le monde fixe d’une image démultipliait intérieurement les mondes, c’est peut-être une part de ce savoir qu’on a perdu, et qu’on recherche vainement dans l’accumulation personnelle des images.

Mais nos aventures à nous commençaient où finissait la terre : de l’autre côté de la digue, qu’on voyait de la maison, ligne noire en bout d’horizon, et de l’autre côté la mer. On n’aurait pas eu idée alors d’y construire des maisons. D’aucuns s’élançaient donc d’ici même, l’aventure commençaient à ces grosses barques ventrues échouées sur la vase dans le port de l’Aiguillon à marée basse, et qui redressaient fièrement le museau au jusant. Ce souvenir précis de l’enfance, parce que l’espace vierge autour, et la pureté du ciel, je le retrouvais avec une netteté immédiate et fascinante à Baie Saint-Paul, près Québec.

Alors nous avions un livre. Il appartenait évidemment à mon père, petit livre de couverture grise entoilée. Ce matin, j’ai hésité à le prendre. Depuis quelques semaines, il est posé à l’horizontale sur mes étagères. Mais je ne veux pas le relire, pas encore. Il me paraissait si épais à la découverte, rassemblant Le Toumelin, Gerbault, Slocum et les autres (Bombard, ou l’équipée du Kon-Tiki), et me paraît si humble aujourd’hui, sous les Conrad et autres Melville. L’industrie du livre elle-même viendrait bientôt ici avec d’autres splendeurs : cela commencerait avec Moitessier. À Paris il y a (il y avait ?) une librairie marine où ne résistais pas à entrer, mais si je suis de passage à Brest, à Dialogues c’est de suite dans leur rayon navigateurs que je vais d’abord, et le rêve est aussi fort. Pareil dans cette bouquinerie à Saint-François, tout au bout de l’île d’Orléans, et le silence calme de ces pièces qui si longtemps avaient été pour moi une extrémité inatteignable du monde, et m’en disaient seulement l’histoire plus complexe. À Ullapool aussi, ville de mer aussi, j’ai éprouvé cette rare fierté des livres quand ils concernent la mer et ne subissent pas le voisinage des nôtres.

Mais rien n’équivaut bien sûr à celui qui en est la porte d’entrée. Il est en mauvais état, lu trop de fois, par trop de visiteurs, et ayant survécu à trop de déménagements – je ne pensais même pas qu’il puisse ainsi me parvenir, lorsque je l’ai déposé dans le carton (finalement si peu) de ce dont j’ai voulu m’assurer possession parmi ce qui encombrait ma mère abandonnant sa maison.

Sans le relire, la présence d’un livre faisant donc objet de cette part bien plus immatérielle que chacun porte à l’intérieur ? C’est aussi le lieu où on le lisait, le livre. Et tel endroit où, descendant de la voiture, on retrouvera instantanément telle tension de l’air, tel goût de la lumière.

Mais Kurun, associé au nom de Jacques-Yves Le Toumelin, passait les bornes du livre. Aux archives photographique, puisqu’on ne photographiait que ce qui avait de l’importance, c’est la même excursion que lorsqu’on était venu jusqu’à Saint-Nazaire (pourquoi n’ai-je pas vrai souvenir du bac de Saint-Brévin, où maintenant il y a un pont ? – Là encore, les traversiers du Québec évoquaient bien des réminiscences) voir le France prêt pour son lancement, dans ce début de 1960.

Cet été, passant un soir au Croisic, j’ai voulu voir si Kurun était toujours là. De 1960 à 2010 il y a un demi-siècle et c’est un calcul absurde : un souvenir d’enfance que vous portez avec une précision telle ne peut être mesuré ni en décennies ni en demi-siècles.

Évidemment la magie est partie. Ces côtes de Loire-Atlantique sont parfois belles en hiver, mais pas dans l’embouteillage généralisé de l’été, avec les marchands de frites et les manèges. La magie reste en face, âpre et transparente, comme accrochée aux épaules diaphanes des petits morts de l’hôpital de la Turballe – de Pen Bron on trouvera description précise dans Le livre de la pitié et de la mort de Loti. La pêche est morte, la plaisance a tout mangé, et Kurun était clos sur lui-même, minuscule et terne. Un panneau rappelait, accroché au mât, qu’une association de sauvegarde veillait à son entretien. Je viens de vérifier : je n’ai même pas fait une de ces photographies seulement documentaires qui me sont coutumières.

Ce que je voyais en moi, ce soir d’été au Croisic, c’était le Kurun aperçu cinquante ans plus tôt. Le Toumelin lui-même s’en occupait, en même temps probablement qu’il vendait son livre. Cette coque minuscule, mais avec la solidité bretonne dans la fabrication et le détail, lui avait permis le tour du monde en solitaire.

C’est le miracle de l’enfance : Claude Ponti a bien su la retrouver pour aujourd’hui, enfant des villes compris, cette utopie minuscule du lieu clos susceptible de tous les voyages. Mais Claude, quand on l’interroge là-dessus, se contente de sourire. Et probablement, puisque chez lui ce n’est jamais si loin d’autres dessins plus âpres, sait-il que cela tient aussi à l’acceptation des fantômes, et tous les morts que chacun porte, que c’est ensemble alors qu’on voyage.

Kurun est un objet simple : un petit navire. J’en dessinerais beaucoup, aménagements intérieurs compris. Plus tard, un drôle de bateau rustique mais taillé pour le large (venu de nos ciels d’ouest aussi), le Muscadet me ferait reparaître ce rêve.

Les noms de Gerbault ou Moitessier ont été suivis de bien d’autres. Après Tabarly, pas né si loin de Le Toumelin, c’est devenu une sorte de jeu géant pour enseignes de grandes marques, défi technologique avec ordinateurs de bord, fibre de carbone, lutte contre le sommeil avec bruit ambiant de 90 décibels – tout le contraire de la lenteur et de l’errance obstinée de Kurun.

Le tour du monde, intérieurement, on le porte comme une fuite possible même si on sait bien la limite. D’aucuns, dans cette limite des cartes, ont trouvé la très fine passe par quoi on échappe. Qu’ils reviennent, et la coque close en affirme sûrement la preuve, aussi bien que le petit livre gris qu’on n’ose pas rouvrir.

 

Photo : Kurun, Le Croisic, hiver 1959-1960, photo René Bon.


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1ère mise en ligne 1er avril 2011 et dernière modification le 10 février 2013
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