roman-photo | les ascenseurs aussi sont une fiction

résidence Paris en Toutes Lettres


Du Moretti je ne parlerai pas : étonnant pourtant comme si peu d’images circulent le web, dans une salle qui donne une impression de Padirac (l’équivalent de 5 étages), et le monstre lui-même, avec ses ombres peintes sur le sol et aux murs, la façon dont l’oeuvre est mouvement global dans l’énorme vide, tandis que l’autoroute enterrée fait gronder les parois, et que sont restés tels quels les journaux, papiers, courriers, rien de changé, rien qui le puisse. Moi j’en aurais mis 50 des photos, si j’avais eu le droit. Mais on vit bien, là-dedans. Une oeuvre en amont de l’art, toute geignante et pleine de scènes de guerre, fragile en même temps, respirant et pacifiante – on ne reçoit pas ça tous les jours.

Alors on passe les grilles. On est prévenu que des galeries sous la Défense il y a 12 kilomètres. Le décret dit Mont-Blanc sur la sécurité et l’évacuation des voies en tunnel s’y applique désormais : mais les tunnels traversent, alors qu’ici il n’y a que l’autoroute, qui s’en aille. Les autres tunnels aboutissent chacun à la tour qu’ils desservent.

Petit à petit, depuis 4 jours, j’apprends à percevoir l’espace comme suite de dalles selon leur structure verticale. À New York on sait la complexité de ce qu’on a sous les pieds, et même que 8000 personnes vivent en permanence dans les voies et salles désaffectées, mais le niveau premier c’est celui de la rue. Ici il n’y a pas de rue, et on finit par saisir que la dalle est une surface de convention, vibrante et mince, qu’on peut à loisir ouvrir, organiser ses dessous. Tout s’organise : la régulation des eaux de pluie, sur pareille surface étanche.

Des salles aussi grandes que l’atelier de Moretti se succèdent. On a pris des angles droits, on est monté et descendu, on a pris l’ancien passage, posé là au-dessus du vide, qui servait aux passagers des premiers RER, sans doute ignorant d’être ainsi suspendus. L’air est parfaitement sec (puisque en dessous c’est encore des vides). Le sol c’est la terre séchée, où sont posés, devenus de la même couleur, et à jamais immobiles, des résidus de chantier, un fût de métal.

Moretti nous a appris à considérer l’espace comme oeuvre à part entière, pas seulement l’objet dans le lieu, alors on garde cette sensation même là où il n’y a rien à voir. Quelques néons de service ont la même fonction que ce mot prend au théâtre. On complète avec la lampe torche. C’est tellement sec et stérile qu’on ne constate même pas la présence de rats : ils n’auraient rien à manger.

On a marché longtemps. Des galeries s’en vont dans le noir, à des hauteurs diverses. On ne sait pas si elles ont servi et à quoi, si elles continuent d’être utiles ou ne sont plus qu’un de ces vides sans affectation.

Dans la salle où on arrive, une grille forgée amorce une allée qui descend en pente douce vers bien plus profond, bien plus loin. On bute dans le fouillis, même un vieux caddy de supermarché. Et là, dans cette ruine, une porte d’ascenseur. Qu’on appuie, une loupiote s’allume, un grincement se fait, la porte s’ouvre. Il vous emporte où, l’ascenseur, après 40 minutes de traversée où il semble que les salles se succèdent au hasard ? Même l’entrée banalisée, en pleine dalle, qui donnait directement sur le Moretti, je découvre maintenant, dans le soir, que je ne saurais même pas la retrouver.

On est sur la dalle que le soleil (ça ne doit pas être toujours) rend joyeuse. Il y a les Miro pas loin (eux le sont tout le temps, joyeux). Des gens voient l’ascenseur ouvert et y entrent : c’est donc en libre accès, ces souterrains à s’y perdre ? Mes interlocuteurs m’expliquent : on était vers le niveau moins 5, et ici il y a 3 niveaux de parking. L’ascenseur peut descendre à chacun de ces 3 niveaux, mais même eux, avec toutes leurs clés et passes, ne sauraient pas le faire descendre là d’où on vient.

Par contre, dans le fond des souterrains, partout où il y a un ascenseur, la cage a été prévue pour descendre au plus bas, et de là on peut remonter, à quelque point qu’on soit.

Moi je n’avais jamais pensé à ça, avant. Perec interrogeait les cuillers (dans L’Infraordinaire), désormais j’interrogerai les ascenseurs : où descends-tu, que tu m’interdis de rejoindre. Et qu’un ascenseur n’est pas forcément un descenseur, même avec la tour Otis au-dessus de nos têtes.

Ce soir je suis très troublé par ces espaces de poussière ocre, dans la matité grise du béton brut, et la nuit qu’ils joignent à l’infini, et que soudain on trouve ces portes de métal, et que là où nulle vie ni lumière ne semble parvenir, un ascenseur fonctionne, qui ne saurait pourtant vous y ramener, ni vous aider à prédire en quel point vous sortirez : et si on ressaye d’autres souterrains, ça pourrait être Rome ou New York ? Je crois que celle qui nous pilotait, cet après-midi, serait bien capable de répondre par l’affirmative.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 mai 2011
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