Saint-Simon | dans tout l’appareil lugubre

art du portrait global chez Saint-Simon : vie, mort et folie de monsieur le Prince


Ce qu’il y a de vertigineux chez Saint-Simon, c’est d’attraper les vies par leur fin.

Quelqu’un meurt : on le dresse à fresque, sur un mur vertical. On y met tout. À traits découpés sur la nuit, l’argent, les travers, le pouvoir.

Ici, l’expansion du domaine de Chantilly (on y garde maintenant les manuscrits de Balzac légués par Loevenjoul à l’Académie française). Mais aussi comment on traite sa femme quand elle est bâtarde du roi, et qu’on en tire cependant les avantages.

Puis l’étrange chemin de cet homme vers sa folie, au point de se prendre pour un chien.

Enfin, ces rituels funéraires qui sont autant d’affrontements religieux et politiques, avec un des plus extraordinaires moments de Saint-Simon, sur cette mascarade où chacun, dans le noir et blanc du deuil, affecte, perruque ou ruban, de garder un signe de couleur...

Plus cette phrase toute de monosyllabe : en un mot on fit du pis qu’on put, et qu’on se l’imagine bien en rire tout seul, notre cher duc.

 

Saint-Simon | mort de monsieur le Prince (janvier 1709)


M. le Prince, qui depuis plus de deux ans ne paraissait plus à la cour, mourut à Paris un peu après minuit, la nuit du dimanche de Pâques au lundi, dernier mars et 1er avril, en sa soixante-sixième année.

C’était un petit homme très mince et très maigre, dont le visage d’assez petite mine ne laissait pas d’imposer par le feu et l’audace de ses yeux, en un composé des plus rares qui se soit guère rencontré. Personne n’a eu plus d’esprit et de toutes sortes d’esprit, ni rarement tant de savoir en presque tous les genres, et pour la plupart à fond, jusqu’aux arts et aux mécaniques, avec un goût exquis et universel. Jamais, encore une valeur plus franche et plus naturelle, ni une plus grande envie de faire ; et quand il voulait plaire, jamais tant de discernement, de grâces, de gentillesse, de politesse, de noblesse, tant d’art caché coulant comme de source. Personne aussi n’a jamais porté si loin l’invention, l’exécution, l’industrie, les agréments ni la magnificence des fêtes, dont il savait surprendre et enchanter, et dans toutes les espèces imaginables.

Jamais aussi tant de talents inutiles, tant de génie sans usage, tant et si continuelle et, si vive imagination, uniquement propre à être son bourreau et le fléau des autres ; jamais tant d’épines et de danger dans le commerce, tant et de si sordide avarice, et de manéges bas et honteux, d’injustices, de rapines, de violences ; jamais encore tant de hauteur, de prétentions sourdes, nouvelles, adroitement conduites, de subtilités d’usages, d’artifices à les introduire imperceptiblement, puis de s’en avantager, d’entreprises hardies et inouïes, de conquêtes à force ouverte ; jamais en même temps une si vile bassesse, bassesse sans mesure aux plus petits besoins, ou possibilité d’en avoir ; de là dette cour rampante aux gens de robe et des finances, aux commis et aux valets principaux, cette attention servile aux ministres, ce raffinement abject de courtisan auprès du roi, de là encore ses hauts et bas continuels avec tout le reste. Fils dénaturé, cruel père, mari terrible, maître détestable, pernicieux voisin, sans amitié, sans amis, incapable d’en avoir, jaloux, soupçonneux, inquiet sans aucun relâche, plein de manèges et d’artifices à découvrir et à scruter tout, à quoi il était occupé sans cesse aidé d’une vivacité extrême et d’une pénétration surprenante, colère et d’un emportement à se porter aux derniers excès même sur des bagatelles, difficile en tout à l’excès, jamais d’accord avec lui-même, et tenant tout chez lui dans le tremblement ; à tout prendre, la fougue, et l’avarice étaient ses maîtres qui le gourmandaient toujours. Avec cela un homme dont on avait peine à se défendre quand il avait entrepris d’obtenir par les grâces, le tour, la délicatesse de l’insinuation et de la flatterie, l’éloquence naturelle qu’il employait, mais parfaitement ingrat des plus grands services, si la reconnaissance ne lui était utile à mieux.

On a vu, sur Rose, ce qu’il savait faire à ses voisins dont il voulait les terres, et la gentillesse du tour des renards. L’étendue qu’il sut donner à Chantilly et à ses autres terres, par de semblables voies, est incroyable, aux dépens de gens qui n’avaient ni l’audace de Rose ni sa familiarité avec le roi ; et la tyrannie qu’il y exerçait était affreuse. Il déroba pour rien, à force de caresses et de souplesses, la capitainerie de Senlis et de la forêt d’Hallastre, dans laquelle Chantilly est compris, à mon oncle et à la marquise de Saint-Simon, alors fort vieux, qui, en premières noces, était, comme je l’ai dit ailleurs, veuve de son grand-oncle, frère de la connétable de Montmorency, sa grand’mère. Il leur fit accroire que le roi allait supprimer ces capitaineries éloignées des maisons royales ; qu’ils perdraient celles-là qui, entre ses mains, serait conservée. Ils donnèrent dans le panneau et la lui cédèrent. Le roi n’avait pas pensé à en supprimer pas une. M. le Prince leur fit urne galanterie de deux cents pistoles : et se moqua de leur crédulité ; mais, à la vérité, tant qu’ils vécurent, il les laissa, et même leurs gens, maîtres de la chasse, comme ils l’étaient auparavant. Dès qu’elle fut entre ses mains il ne cessa de l’étendre de ruse et de force, et de réduire au dernier esclavage tout ce qui y était compris, et ce fut un pays immense.

Il n’eut les entrées chez le roi, et encore non les plus grandes, qu’avec les survivances de sa charge et de son gouvernement pour son fils, en le mariant à la bâtarde du roi ; et tandis que, à ce titre de gendre et de belle-fille, son fils et sa fille étaient, entre le souper du roi et son coucher, dans son cabinet avec lui, les autres légitimités et la famille royale, il dormait le plus souvent sur un tabouret au coin de la porte, où je l’ai maintes fois vu ainsi attendant avec tous les courtisans que le roi vint se déshabiller.
La duchesse du Maine le tenait en respect ; il courtisait M. du Maine qui lui rendait peu de devoirs, et qui le méprisait. Mme la Duchesse le mettait au désespoir, entre le courtisan et le père, sur lequel le courtisan l’emportait presque toujours.

Sa fille mariée avait doucement secoué le joug. Celles qui ne l’étaient pas le portaient dans toute sa pesanteur ; elles regrettaient la condition des esclaves. Mlle de Condé en mourut, de l’esprit, de la vertu et du mérite de laquelle on disait merveilles.

Mlle d’Enghien, laide jusqu’au dégoût, et qui n’avait rien du mérite de Mlle de Condé, lorgna longtemps, faute de mieux, le mariage de M. de Vendôme, aux risques de sa santé et de bien d’autres considérations. M. et Mme du Maine, de pitié, et aussi par intérêt de bâtardise, se mirent en tête de le faire réussir. M. le Prince le regardait avec indignation. Il sentait la honte du double mariage de ses enfants avec ceux du roi, mais il en avait tiré les avantages. Celui-ci ne l’approchait point du roi, et ne pouvait lui rien produire d’agréable. Il n’osait aussi le dédaigner, à titre de bâtardise, beaucoup moins résister au roi, si poussé par M. du Maine, il se le mettait en gré, tellement qu’il prit le parti de la fuite, et de faire le malade près de quinze mois avant qu’il le devint de la maladie dont il mourut, et ne remit jamais depuis les pieds à la cour, faisant toujours semblant d’y vouloir aller, pour s’y faire attendre, et cependant gagner du temps, et n’être pas pressé.
M. le prince de Conti, qui lui rendait bien plus de devoirs que M. le Duc, et dont l’esprit était si aimable, réussissait auprès de lui mieux que nul autre, mais il n’y réussissait pas toujours. Pour M. le Duc ce n’était que bienséance. Ils se craignaient tous deux : le fils, un père fort difficile et plein d’humeur et de caprices ; le père, un gendre du roi ; mais souvent le pied ne laissait pas de glisser au père, et ses sorties sur son fils étaient furieuses.
Mme la Princesse était sa continuelle victime. Elle était également laide, vertueuse et sotte ; elle était un peu bossue, et avec cela un gousset fin qui se faisait suivre à la piste, même de loin. Toutes ces choses n’empêchèrent pas M. le prince d’en être jaloux jusqu’à la fureur, et jusqu’à sa mort. La piété, l’attention infatigable de Mme la Princesse, sa douceur, sa soumission de novice, ne la purent garantir ni des injures fréquentes ni des coups de pied et de poing qui n’étaient pas rares. Elle n’était pas maîtresse des plus petites choses ; elle n’en osait demander ni proposer aucune. Il la faisait partir à l’instant que la fantaisie lui en prenait pour aller d’un lieu à un autre. Souvent montée en carrosse, il l’en faisait descendre, ou revenir du bout de la rue, puis recommençait l’après-dînée ou le lendemain. Cela dura une fois quinze jours de suite pour un voyage de Fontainebleau. D’autres fois, il l’envoyait chercher à l’église, lui faisait quitter la grand’messe, et quelquefois la mandait au moment qu’elle allait communier ; et il fallait revenir à l’instant, et remettre sa communion à une autre fois. Ce n’était pas qu’il eût besoin d’elle, ni qu’elle osât faire la moindre démarche, ni celle-là même sans sa permission ; mais les fantaisies étaient continuelles.
Lui-même était toujours incertain. Il avait tous les jours quatre dîners prêts : un à Paris, un à Écouen, un à Chantilly, un où la cour était. Mais la dépense n’en était pas forte : c’était un potage, et la moitié d’une poule rôtie sur une croûte de pain, dont l’autre moitié servait pour le lendemain.
Il travaillait tout le jour à ses affaires, et courait Paris pour la plus petite. Sa maxime était de prêter et d’emprunter tant qu’il pouvait aux gens du parlement pour les intéresser eux-mêmes dans ses affaires, et avoir occasion de se les dévouer par ses procédés avec eux ; aussi était-il bien rare qu’il ne réussît dans toutes celles qu’il entreprenait, pour lesquelles il n’oubliait ni soins ni sollicitations.

Toujours enfermé chez lui, et presque point visible à la cour comme ailleurs, hors les temps de voir le roi ou les ministres, s’il avait à parler à ceux-ci, qu’il désespérait alors par ses visites allongées et redoublées. Il ne donnait presque jamais à manger et ne recevait personne à Chantilly, où son domestique et quelques jésuites savants lui tenaient compagnie, très rarement d’autres gens ; mais quand il faisait tant que d’y en convier, il était charmant. Personne au monde n’a jamais si parfaitement fait les honneurs de chez soi ; jusqu’au moindre particulier ne pouvait être si attentif. Aussi cette contrainte, qui pourtant ne paraissait point, car toute sa politesse et ses soins avaient un air d’aisance et de liberté merveilleuse, faisait qu’il n’y voulait personne.

Chantilly était ses délices. Il s’y promenait toujours suivi de plusieurs secrétaires avec leur écritoire et du papier, qui écrivaient à mesure ce qui lui passait par l’esprit pour raccommoder et embellir. Il y dépensa des sommes prodigieuses, mais qui ont été des bagatelles en comparaison des trésors que son petit-fils y a enterrés et [des] merveilles qu’il y a faites.
Il s’amusait assez aux ouvrages d’esprit et de science, il en lisait volontiers et en savait juger avec beaucoup de goût, de profondeur et de discernement. Il se divertissait aussi quelquefois à des choses d’arts et de mécaniques auxquelles il se connaissait très bien.

Autrefois il avait été amoureux de plusieurs dames de la cour, alors rien ne lui coûtait. C’était les grâces, la magnificence, la galanterie même, un Jupiter transformé en pluie d’or. Tantôt il se travestissait en laquais, une autre fois en revendeuse à la toilette, tantôt d’une autre façon. C’était l’homme du monde le plus ingénieux. Il donna une fois une fête au roi, qu’il cabala pour se la faire demander, uniquement pour retarder un voyage en Italie d’une grande dame qu’il aimait et avec laquelle il était bien, et dont il amusa le mari à faire les vers. Il perça tout un côté d’une rue près de Saint-Sulpice par les maisons, l’une dans l’autre, qu’il loua toutes et les meubla pour cacher ses rendez-vous.

Jaloux aussi et cruellement de ses maîtresses, il eut entre autres la marquise de Richelieu, que je nomme parce qu’elle ne vaut pas la peine d’être tue. Il en était éperdument amoureux, et dépensait des millions pour elle et pour être instruit de ses déportements. Il sut que le comté de Roucy partageait ses faveurs (et c’est elle à qui ce spirituel comte proposait bien sérieusement de faire mettre du fumier à sa porte pour la garantir du bruit des cloches dont elle se plaignait). M. le Prince reprocha le comte de Roucy à la marquise de Richelieu qui s’en défendit fort. Cela dura quelque temps. Enfin, M. le Prince, outré d’amour, d’avis certains et de dépit, redoubla ses reproches, et les prouva si bien qu’elle se trouva prise. La frayeur de perdre un amant si riche et si prodigue lui fournit sur-le-champ un excellent moyen de lui mettre l’esprit en repos. Elle lui proposa de donner, de concert avec lui, un rendez-vous chez elle au comte de Roucy, où M. le Prince aurait des gens apostés pour s’en défaire. Au lieu du succès qu’elle se promettait d’une proposition si humaine et si ingénieuse, M. le Prince en fut tellement saisi d’horreur qu’il en avertit le comte de Roucy, et ne la revit de sa vie.

Ce qui ne se peut comprendre, c’est qu’avec tant d’esprit, d’activité, de pénétration, de valeur et d’envie de faire et d’être, un aussi grand homme à la guerre que l’était M. son père n’ait jamais pu lui faire comprendre les premiers éléments de ce grand art. Il en fit longtemps son étude et son application principale ; le fils y répondit par la sienne, sans que jamais il ait pu acquérir la moindre aptitude à aucune des parties de la guerre, sur laquelle M. son père ne lui cachait rien, et lui expliquait tout à la tête des armées. Il l’y eut toujours avec lui, voulut essayer de le mettre en chef, y demeurant néanmoins pour lui servir de conseil, quelquefois dans les places voisines, et à portée, avec la permission du roi, sous prétexte de ses infirmités. Cette manière de l’instruire ne lui réussit pas mieux que les autres. Il désespéra d’un fils doué pourtant de si grands talents, et il cessa enfin d’y travailler, avec toute la douleur qu’il est aisé d’imaginer. Il le connaissait et le connut de plus en plus ; mais la sagesse contint le père, et le fils était en respect devant cet éclat de gloire, qui environnait le grand Condé.

Les quinze ou vingt dernières années de la vie de celui dont on parle ici furent accusées de quelque chose de plus que d’emportement et de vivacité. On crut y remarquer des égarements, qui ne demeurèrent pas tous renfermés dans sa maison. Entrant un matin chez la maréchale de Noailles, dans son appartement de quartier, qui me l’a conté, comme on faisait son lit et qu’il n’y avait plus que la courte pointe à y mettre, il s’arrêta un moment à la porte, où s’écriant avec transport : « Ah ! le bon lit, le bon lit ! » prit sa course, sauta dessus, se roula dessus sept ou huit tours en tous les sens, puis descendit et fit excuse à la maréchale, et lui dit que son lit était si propre et si bien fait, qu’il n’y avait pas moyen de s’en empêcher, et cela sans qu’il y eût jamais rien eu entre eux, et dans un âge où la maréchale, qui avait toute sa vie été hors de soupçon, n’en pouvait laisser naître aucun. Ses gens demeurèrent stupéfaits, et elle bien autant qu’eux. Elle en sortit adroitement par un grand éclat de rire et par plaisanter.

On disait tout bas qu’il y avait des temps où tantôt il se croyait chien, tantôt quelque autre bête dont alors il imitait les façons ; et j’ai vu des gens très dignes de foi qui m’ont assuré l’avoir vu au coucher du roi pendant le prier-Dieu, et lui cependant près du fauteuil, jeter la tête en l’air subitement plusieurs fois de suite, et ouvrir la bouche toute grande comme un chien qui aboie, mais sans faire de bruit. Il est certain qu’on était des temps considérables sans le voir, même ses plus familiers domestiques, hors un seul vieux valet de chambre qui avait pris, empire sur lui, et qui ne s’en contraignait pas.

Dans les derniers temps de sa vie, et même la dernière année, il n’entra et ne sortit rien de son corps qu’il ne le vît peser lui-même, et qu’il n’en écrivit la balance, d’où il résultait des dissertations qui désolaient ses médecins.
La fièvre et la goutte l’attaquèrent à reprises. Il augmenta son mal par son régime trop austère, par une solitude où il ne voulait voir personne, même le plus souvent de sa plus intime famille, par une inquiétude et des précisions qui le jetèrent dans des transports de fureur.

Finot, son médecin, et le nôtre de tout, temps et de plus notre ami, ne savait que devenir avec lui. Ce qui l’embarrassa le plus, à ce qu’il nous a confié plus d’une fois, fut que M. le Prince ne voulut plus rien prendre, dit qu’il était mort, et pour toute raison que les morts ne mangeaient point. Si fallait-il pourtant qu’il prît quelque nourriture ou qu’il mourût véritablement. Jamais on ne put lui persuader qu’il vivait, et que, par conséquent, il fallait qu’il mangeât. Enfin, Finot et un autre médecin qui le voyait le plus ordinairement avec lui, s’avisèrent de convenir, qu’il était mort, mais de lui soutenir qu’il y avait dés morts qui mangeaient. Ils offrirent de lui en produire, et en effet ils lui amenèrent quelques gens sûrs et bien recordés qu’il ne connaissait point et qui firent les morts tout comme lui, mais qui mangeaient. Cette adresse le détermina, mais il ne voulait manger qu’avec eux et avec Finot. Moyennant cela, il mangea très bien, et cette fantaisie dura assez longtemps, dont l’assiduité désespérait Finot, qui toutefois mourait de rire en nous racontant ce qui se passait, et les propos de l’autre monde qui se tenaient à ces repas. Il vécut encore longtemps après.

Sa maladie augmentant, Mme la Princesse se hasarda de lui demander s’il ne voulait point penser à sa conscience et voir quelqu’un ; il se divertit assez longtemps à la rebuter. Il y avait déjà quelques mois qu’il voyait le P. de La Tour en cachette, le même général de l’Oratoire qui avait assisté Mlle de Condé et M. le prince de Conti. Il avait envoyé proposer à ce père de le venir voir en bonne fortune, la nuit et travesti. Le messager fut un sous-secrétaire, confident unique de ce secret. Le P. de La Tour, surpris au dernier point d’une proposition si sauvage, répondit que le respect qu’il devait à M. le Prince l’en gagerait à le voir avec toutes les précautions qu’il voudrait lui imposer, mais que, quelque justice qu’il eût droit d’attendre de sa maison, il ne pouvait dans son état et dans sa place consentir à se travestir, ni à quitter le frère qui l’accompagnait toujours, mais qu’avec son habit et ce frère tout lui serait bon, pourvu encore qu’il rentrât à l’Oratoire avant qu’on y fût retiré. M. le Prince passa ces conditions. Quand il le voulait voir, ce sous-secrétaire allait à l’Oratoire, s’y mettait dans un carrosse de remise avec le général et son compagnon, les menait à une petite porte ronde d’une maison qui répondait à l’hôtel de Condé, et par de longs et d’obscurs détours, souvent la lanterne à la main et une clef dans une autre, qui ouvrait et fermait sur eux un grand nombre de portes, le conduisait jusque dans la chambre de M. le Prince. Là, tête à tête avec lui, [le P. de La Tour] quelquefois le confessait, le plus souvent l’entretenait. Quand M. le Prince en avait pris sa suffisance ou que l’heure pressait, car il le retenait souvent longtemps, le même homme rentrait dans la chambre, et le remenait par les mêmes détours jusqu’au carrosse où le frère les attendait, et de là à l’Oratoire de Saint-Honoré.

C’est le P. de La Tour qui me l’a conté depuis, et la surprise et la joie de Mme la Princesse, quand M. le Prince lui apprit enfin qu’il le voyait ainsi depuis quelques mois. Alors il n’y eut plus de mystère ; le P. de La Tour fut mandé à découvert, et se rendit assidu pendant le peu de semaines que M. le Prince vécut depuis.

Les jésuites y furent cruellement trompés. Ils se croyaient en possession bien assurée d’un prince élevé chez eux, qui leur avait donné son fils unique dans leur collège, qui n’avait qu’eux à Chantilly et toujours pour compagnie, qui vivait avec eux en entière familiarité. Leur P. Lucas, homme dur, rude, grossier, quoique souvent supérieur dans leurs maisons, était son confesseur en titre, qui véritablement ne l’occupait guère, mais qu’il envoya chercher dans une chaise de poste, jusqu’à Rouen, tous les ans, à Pâques, où il était recteur. Ce père y apprit son extrémité, arriva là-dessus par les voitures publiques, et ne put ni le voir ni se faire payer son voyage. L’affront leur parut sanglant. M. le Prince pratiqua ainsi ce que j’ai rapporté que le premier président Harlay dit un jour aux jésuites et aux pères de l’Oratoire en face, qui étaient ensemble chez lui pour une affaire, en les reconduisant devant tout le monde : « Qu’il est bon, » se tournant aux jésuites, « de vivre avec vous, mes pères ! » et tout de suite se tournant aux pères de l’Oratoire : « et de mourir avec vous, mes pères ! »

Cependant la maladie augmenta rapidement et devint extrême. Les médecins le trouvèrent si mal la nuit de Pâques qu’ils lui proposèrent les sacrements pour le lendemain. Il disputa contre eux, puis leur dit qu’il les voulait donc recevoir tout à l’heure, que ce serait chose faite, et qui le délivrerait du spectacle qu’il craignait. À leur tour, les médecins disputèrent sur l’heure indue, et que rien ne pressait si fort. À la fin, de peur de l’aigrir, ils consentirent. On envoya à l’Oratoire et à la paroisse, et il reçut ainsi brusquement les derniers sacrements. Fort peu après, il appela M. le Duc qui pleurait, régla tout avec lui et avec Mme la Princesse, la congédia avec des marques d’estime et d’amitié, et lui dit où était son testament. Il retint M. le Duc, avec qui il ne s’entretint plus que des honneurs qu’il voulait à ses obsèques, des choses omises à celles de M. son père qu’il ne fallait pis oublier aux siennes, et même y prendre bien garde ; répéta plusieurs fois qu’il ne craignait point la mort, parce qu’il avait pratiqué la maxime de M. son père que pour n’appréhender point les périls de près, il fallait s’y accoutumer de loin ; consola son fils, ensuite l’entretint des beautés de Chantilly, des augmentations qu’il y avait projetées, des bâtiments qu’il y avait commencés exprès pour obliger à les achever après lui, d’une grande somme d’argent comptant destinée à ces dépenses et du lieu où elle était ; et persévéra dans ces sortes d’entretiens jusqu’à ce que la tête vînt à se brouiller. Le P. de La Tour et Pinot étaient cependant retirés à un coin de la chambre, de qui j’ai appris ce détail. Ce prince laissa une grande idée de sa fermeté, et une bien triste de l’emploi de ses dernières heures.

Finissons par un trait de Verrillon, que tout le monde a tant connu, et qui était demeuré avec lui après avoir été à M. son père sur un pied d’estime et de considération. Pressé un jour à Chantilly d’acheter une maison qui en était fort proche : « Tant que j’aurai l’honneur de vos bonnes grâces, dit-il à M. le Prince, je ne saurais être trop près de vous ainsi je préfère ma chambre ici à un petit château au voisinage ; et si j’avais le malheur de les perdre, je ne saurais être trop loin de vous : ainsi, la terre d’ici près, m’est fort inutile. »

Qui que ce soit, ni domestiques, ni parents, ni autres ne regretta M. le Prince, que M. le Duc que le spectacle toucha un moment, et qui se trouva bien affranchi, et Mme la Princesse, qui eut honte de ses larmes jusqu’à en faire excuse dans son particulier. Quoique ses obsèques aient duré longtemps, achevons-les tout de suite pour n’avoir plus à y revenir : l’extrême singularité d’un homme si marqué m’a paru digne d’être rapportée ; mais n’oublions pas la vengeance des jésuites qui fut le coup d’essai du P. Tellier.

Ils venaient de manquer Mme de Condé, tout nouvellement M. le prince de Conti ; et M. le Prince, après avoir toujours été à eux lorsqu’il s’était confessé, leur échappait à la mort. Ne pouvant se prendre aux princes ni aux princesses du sang, et toutefois voulant un éclat qui intimidât les familles, ils se ruèrent sur Mlle de Tours ; c’était une demoiselle d’Auvergne sans aucun bien ; qui avait beaucoup de mérite, d’esprit et de piété. Elle avait vécu chez Mme de Montgon jusqu’à sa mort, parce qu’elle était parente de son mari ; elle s’y était fait connaître et considérer de beaucoup de dames de la cour ; elle espérait même obtenir de quoi vivre par Mme de Maintenon lorsqu’elle perdit Mme de Montgon. Elle fit alors pitié à tout le monde, on en parla à Mme la princesse de Conti, fille de M. le Prince qui la retira auprès d’elle. Sa vertu la rendit suspecte aux jésuites, à qui l’hôtel de Conti l’était déjà de tout temps, à cause de l’ancien chrême du vieux hôtel de Conti, qui en effet s’était un peu communiqué à celui-ci, même à celui de la fille du roi. Mlle de Tours fut donc accusée d’avoir introduit le P. de La Tour auprès du prince de Conti, et ensuite par Mme la Princesse et Mme la princesse sa fille auprès de M. le Prince. Bien que justifiée avec chaleur par Mme la princesse de Conti sur ces deux points, rien ne la put garantir. Mme la princesse de Conti eut ordre précis de la mettre hors de chez elle. La pauvre fille, outre tout ce qu’elle y perdait, ne savait où se retirer. Pas un couvent dans Paris qui osât la recevoir, point d’amie qui crût s’y pouvoir commettre. La province, où et comment ? Au bout de quelques jours les jésuites, impatients de lavoir encore à l’hôtel de Conti, et plus encore du bruit que cette violence faisait, eurent un ordre de la recevoir pour le couvent qu’elle choisirait. Mme la princesse de Conti lui continua la pension qu’elle lui avait donnée, et au bout de quelques années obtint la permission de la reprendre chez elle, où elle est demeurée jusqu’à sa mort. Outre qu’il n’y avait aucun prétexte à ce traitement, les jésuites ne prirent seulement pas la peiné d’en chercher, et voulurent que le crime imputé d’avoir introduit le P. de La Tour pour assister ces princes fût la matière connue et seule de la punition.

Dès que M. le Prince fut mort, Espinac, capitaine des gardes de M. le Duc comme gouverneur de Bourgogne, le fut dire au roi de sa part, qui le même jour envoya le duc de Tresmes faire compliment de sa part à la famille, sur ce que Villequier, depuis duc d’Aumont et premier gentilhomme de la chambre aussi, y avait été envoyé à la mort de feu M. le Prince, père de celui-ci. Le jeudi, 4 avril, M. le Duc vint à Versailles.

On se souviendra de la prétention nouvelle des princes du sang de s’égaler aux fils et petits-fils de France pour les visites en manteau long aux occasions de grands deuils de famille, et qu’à la mort de Mme d’Armagnac, l’année précédente, comme je l’ai rapporté alors, ils firent par les bâtards associés en tout à leur rang, que M. le Grand eût commandement du roi que ses enfants le visitassent en manteau long, ce qu’ils furent obligés de subir. M. le Grand n’échappa pour sa personne que parce que les maris veufs ne vont point que chez le roi. À la mort de M. le prince de Conti, M. le Duc prétendit la même chose, interprétant l’ordre du roi des deuils actifs et passifs ; mais personne, ducs, princes ni autres, ne voulut prendre de manteau, et le roi, qui sentait la nouveauté de la prétention, et qui ne voulut pourtant pas décider contre les princes du sang, les lassa sans rien ordonner, tellement que M. le Duc qui s’en aperçut déclara que M. le prince de Conti était incommodée et fort fatigué ; Mme la princesse de Conti, trop affligée, Mlles ses filles trop assidûment auprès d’elle pour recevoir personne, et qu’ils ne verraient qui que ce soit.

Six semaines après la mort de M. le Prince, prévue et arrivée, il n’y eut pas lieu à tergiverser davantage. M. le duc, arrivant à Versailles trois jours après, fit publier qu’ils recevraient le lendemain les visites, mais personne sans manteau ; ce fut afficher en vain ; il attendit tout le vendredi, ainsi que le prince de Conti et M. du Maine, chacun dans leur appartement, sans que personne s’y présentât, sinon deux ou trois hommes non titrés qui furent refusés, parce qu’ils étaient sans manteau. M. le Duc s’était trop commis pour reculer. Il fit par M. du Maine qui en partageait l’honneur avec lui, que le roi envoyât sur la fin de cette journée M. le comte de Toulouse chez eux en grand manteau, après quoi il compta que cela irait tout de suite, mais il fallut encore un ordre qui fut négocié le soir, et que le roi donna le lendemain à M. de Beauvilliers pour les dues, et à M. le Grand pour les princes, ajoutant que M. le comte de Toulouse y ayant été en manteau, il n’y avait plus de difficulté. La réponse était bien aisée, qui est le réciproque, mais les fils de France et M. le duc d’Orléans, qui y perdaient cette distinction d’avec les princes du sang, n’osant souffler de peur des bâtards, ducs et princes n’eurent qu’à se taire.

Tous y allèrent donc le samedi après midi, mais tous comme de concert, hommes et femmes, d’une manière si indécente qu’elle tint fort de l’insulte. On affecta généralement des cravates de dentelles au lieu de rabats de deuil et des collerettes de même sous les mantes, et des rubans de couleur dans la tête ; les hommes, des bas de couleur blancs ou rouges, peu même de bruns, des perruques nouées et poudrées blanc, et les deux sexes des gants blancs, et les dames bordés de couleur : en un mot, une franche mascarade. La manière d’entrer et de sortir fut tout aussi ridicule, à peine faisait-on la révérence en entrant, on ne disait mot, on se regardait les uns les autres en riant ; un moment après on sortait ; ducs et princes se laissaient conduire jusqu’à la galerie par les princes du sang, sans leur dire une parole ; leurs femmes de même par les princesses jusqu’à l’antichambre ; souvent on jetait son manteau avant qu’ils fussent hors de vue, et ces manteaux qu’on ne prenait qu’en entrant, on les mettait tout de travers ; les princes du sang le sentirent vivement, mais, contents de leur victoire, n’osèrent rien dire en cette introduction ; ils eurent même tant de peur qu’on ne s’excusât faute de manteaux qu’il y en avait des piles à leur porte, qu’on présentait et qu’on reprenait avec toutes sortes de respect et sans rien demander. Personne n’y alla ensemble ; en un mot on fit du pis qu’on put.

M. le duc d’Enghien était chez M. le Duc, qui crut montrer par là un grand ménagement, pour ne pas faire aller chez lui à la ville. Les princes du sang étaient en grand manteau et en rabat, dans tout l’appareil lugubre, et les princesses du sang en mantes, tant que les visites durèrent.

Le dimanche suivant le roi les alla voir, et Mme la duchesse de Bourgogne ensuite, mais elle ne fut point chez les princes ni aucunes dames. Mme la Duchesse, grosse de sept mois, reçut toutes ses visites au lit, ayant Mlles de Bourbon et de Charolais dans sa chambre, en mantes, qui faisaient les honneurs et qui ne reçurent point de visites chez elles.

M. le prince de Conti, sa queue portée par Pompadour et accompagné du duc de Tresmes comme due, fut, le mardi 9 avril, donner l’eau bénite de la part du roi, dont la cérémonie fut pareille à celle de feu M. le prince de Conti que j’ai rapportée ; il s’y vit deux nouvelles usurpations, dont la première se hasarda à celle de M. le prince de Conti et se confirma en celle-ci ; c’est que La Noue, gouverneur de M. le duc d’Enghien, monta dans le carrosse du roi et, s’y mit à la portière. En celle-ci, celui de M. le prince de Conti en fit autant. On a vu (t. Ier, p. 365) les différences des principaux domestiques des fils et petits-fils de France d’avec ceux des princes du sang bien expliquées et bien prouvées, et par faits, dont deux principales sont que ces derniers n’entrent point dans les carrosses et ne mangent point avec le roi, etc. Il en fut en cette occasion comme de la visite en manteau. L’association des bâtards aux mêmes distinctions, rangs et honneurs des princes du sang, empêcha les fils de France et M. le duc d’Orléans de se plaindre. Les bâtards qui eurent à Marly, à table et dans les carrosses leurs dames d’honneur, et à Marly chacun leurs principaux domestiques, sans que les princes du sang, même gendres et petits-fils, aient pu l’obtenir pour les leurs, ni Mme la Princesse et Mme la princesse de Conti sa fille pour leurs dames d’honneur, les bâtards, dis-je, n’osèrent rien dire en cette occasion, la première où jamais domestique de prince du sang, même chevalier de l’ordre, ait mis le pied dans les carrosses. Le roi, qui sentit ce qu’il faisait pour ses enfants à cet égard, ne voulut rien dire à chose faite, qui passa à la faveur de la jeunesse de ces princes qu’on ne pouvait guère séparer de leur gouverneur. Mais cette entreprise, qui ne fut pas répétée du vivant du roi, se déborda dans tous les excès, lorsque après lui M. le Duc fut le maître, d’où il résulta qu’il n’y eut plus de distinction, de bornes ni de mesures à manger avec le roi et à entrer dans ses carrosses, une des grandes sources de la confusion d’aujourd’hui.

L’autre entreprise, toute neuve à cette eau bénite et qui n’avait pas été à la précédente, ni à pas une, fut que le prince de Conti, au lieu de retourner dans le carrosse du roi reprendre le sien dans la cour des Tuileries, où il l’avait quitté, se fit ramener dans le carrosse du roi de l’hôtel de Condé droit chez lui. C’est ainsi qu’à chaque occasion, entreprises nouvelles que le roi passait par divers égards, tous réversibles à ses bâtards, sans que par cette même considération personne, à commencer par les fils de France, osât représenter son droit, son intérêt, l’usage continuel et la raison.

M. le Duc, piqué des manteaux contre les ducs, à qui il aima mieux s’en prendre, n’en pria aucun pour l’accompagner, comme ses parents à recevoir M. le prince de Conti à l’eau bénite ; il invita les princes de Tarente et de Rohan, le comte de Roucy et Blansac son frère et Lassai, gendre bâtard de M. le Prince, dont les quatre premiers ne furent pas contents. Apparemment que M. de Bouillon en avait été informé d’avance, car il défendit au duc d’Albret, invité aussi, de s’y trouver, qui envoya s’excuser sur cette défense. M. le Duc le prit avec tant de hauteur qu’il obtint du roi un ordre à M. de Bouillon de lui aller faire excuse.

M. de Fréjus, aujourd’hui cardinal Fleury et maître du royaume, dit les oraisons à l’eau bénite, ce qui ne fut pas à M. le prince de Conti, parce qu’il n’était pas premier prince du sang.

Tout ce qui avait été donner de l’eau bénite à M. le prince de Conti y fut aussi à M. le Prince, et de plus le nonce à la tête de tous les ambassadeurs, lesquels tous ensemble, et en manteaux longs, visitèrent M. le Duc et M. le duc d’Enghien qui se trouva avec lui. Ces princes se trouvèrent accompagnés de parents invités non ducs, comme à l’eau bénite.

Il en usa de même au transport du coeur fait par l’évêque de Fréjus aux jésuites de la rue Saint-Antoine, qui fut mis auprès de ceux des deux derniers princes de Condé. Il crut apparemment de sa grandeur d’y avoir des ducs et se ravisa. M. le Duc, qui alla l’y attendre, n’invita de parents pour s’y trouver sans les y mener que les ducs de Ventadour, de La Trémoille et de Luxembourg ; il n’y eut rien de rangé aux jésuites, et M. le Duc y évita tout lieu de préséance, parce qu’il y invita aussi le prince Charles, fils de M. le Grand, le prince, de Montbazon, le prince de Rohan, les comtes de Roucy et de Blansac avec Lassai.

Ainsi, la mort de M. le Prince est la première époque de l’invitation des princes étrangers comme parents, avec des ducs qui, parents aussi, l’avaient toujours été et jamais ces princes. Comme ce n’est pas le roi qui nomme cet accompagnement, les ducs furent peu touchés d’une préférence et d’une concurrence insipide qui ne touche en rien leur naissance ni leur rang.

Le corps fut porté de l’hôtel de Condé droit à Valery, terre et sépulture des derniers princes de Condé, auprès de Fontainebleau, en grande pompe, où l’évêque de Fréjus le présenta à l’archevêque de Sens, diocésain. Il ne s’y trouva que M. le Duc avec M. le duc d’Enghien et leurs domestiques.
Qui eût dit alors à ces princes que M. le duc d’Enghien serait un jour premier ministre les aurait bien surpris ; qui les aurait assurés qu’il en serait uniquement redevable à ce même évêque de Fréjus les aurait étonnés bien davantage ; qui leur aurait prédit qu’il serait chassé, exilé et demeurerait le reste de sa vie écarté par ce même évêque, qui prendrait sa place et la tiendrait avec toute-puissance, tout autrement que lui, et que tout cela se ferait sans le plus léger obstacle, je pense qu’à la fin ils se seraient moqués du prophète.

Tout se termina par un superbe service à Notre-Dame aux dépens du roi, en présence des cours supérieures comme premier prince du sang. Le cardinal de Noailles y officia, et le P. Gaillard, jésuite, fit l’oraison funèbre, qui fut très mauvaise à ce que tout le monde trouva ; il y eut dispute à qui, du cardinal officiant ou de M. le Duc, il adresserait la parole. À la fin le roi décida que ce servit à M. le Duc, mais qu’aussitôt après l’évangile, le cardinal se retirerait à la sacristie comme pour se reposer et ne reviendrait que l’oraison funèbre achevée ; les stalles de Notre-Dame firent qu’il ne s’agit de fauteuils pour personne. M. le Duc envoya un gentilhomme en manteau long inviter parents et qui il lui plut. Plusieurs ducs le furent.

Je le fus aussi : j’étais à la Ferté. M. le chancelier m’avait forcé, moins par raison que par me le demander comme une marque d’amitié, d’aller chez M. le Duc et Mme la Duchesse à la mort de M. le prince de Conti : ainsi, en mon absence, Mme de Saint-Simon fit sa visite à Mme la Duchesse, qui se surpassa à la bien recevoir et les excuses de mon absence tant pour elle que pour M. le Duc. J’étais à la Ferté à la mort de M. le Prince ; je me doutai bien qu’elle causerait des prétentions et du bruit, et je m’en tins éloigné chez moi jusqu’à ce que tout fût fini, et même qu’on n’en parlât plus pour n’être mêlé en rien. Ces précautions me furent inutiles. J’appris à mon retour que M. le Duc, parlant au roi sur les manteaux, avait eu la bonté de lui dire que c’était dommage de mon absence, et que j’en ferais de bonnes là-dessus, si j’étais à la cour, à quoi je sus aussi que le roi n’avait rien répondu. La vérité est que j’en dis mon avis au chancelier sur la visite qu’il m’avait forcé de faire, et du los que j’en recevais. Je m’en dépiquai tôt après. Mme la Duchesse accoucha de M. le comte de Clermont. Je ne fus ni chez M. le Duc ni chez elle, Mme de Saint-Simon non plus, et je ne me contraignis pas de dire que je ne le verrais de ma vie. En effet, je l’ai tenu très hautement.
Le roi ne voulut point aller à Paris, ni que les fils de France y fussent voir Mme la princesse de Conti, ni Mme la Princesse. M. le Duc y fit tous ses efforts et y échoua. Le roi tint ferme, tellement qu’il fallût enfin qu’elles vinssent à Versailles, où le roi les visita. Cette différence de Paris à Versailles fut nouvelle pour les princes du sang, et les mortifia beaucoup. Autrefois elle n’était pas même pour les duchesses, que la reine, femme du roi, y allait voir de Saint-Germain à toutes les occasions jusqu’à la mort du duc de Lesdiguières que la reine cessa d’aller, et peu à peu les filles de France à son exemple, comme je l’ai expliqué.

Le testament de M. le Prince brouilla son fils avec ses filles, et eut de grandes suites qui se verront en leur temps. M. son grand-père n’avait en tout de bien que douze mille livres de rente, lorsqu’il épousa la fille du dernier connétable de Montmorency. Il sut en amasser et profiter lestement de l’immense confiscation des biens du dernier duc de Montmorency, exécuté à Toulouse en 1632. M. le Prince, son fils, et père de celui dont nous parlons, ne gâta pas ses affaires, malgré les dépenses des troubles qu’il excita, et de sa longue retraite en Flandre, et il recueillit toute la riche succession de l’a maison de Maillé, par la mort sans alliance du duc de Brézé son beau-frère, amiral de France sous un autre nom , tué devant Orbitelle, en 1646, à vingt-sept ans. M. le Prince, son fils, avait épousé une des plus riches héritières de l’Europe, et avait passé à s’enrichir toute sa vie qu’on vient de voir finir. Outre les pierreries et les meubles dont il laissa pour plusieurs millions, les augmentations infinies de l’hôtel de Condé et de Chantilly, il jouissait avec Mme la Princesse de un million huit cent mille livres de rentes, y compris sa pension de cent cinquante mille livres de premier prince du sang, sa charge de grand maître et son gouvernement. M. le Duc, son fils, n’eut le temps de gâter ni d’augmenter.

M. le Duc, que nous avons vu premier ministre, puis remercié, et comme retiré à Chantilly, où il est mort, et qui n’a rien eu de ses deux femmes, a laissé deux millions quatre cent mille livres de rente, sans le portefeuille qui est demeuré ignoré, et un amas prodigieux de raretés de toute espèce, avec une très grande augmentation de pierreries ; sa dépense a été toujours plus que royale en tout genre, en maison, en chasses, en table, en monde à Chantilly, en meubles somptueux, en bâtiments et en ajustements immenses. Il n’avait pas plus du roi que M. son grand-père il avait fallu prendre sur son bien les reprises et le douaire de Mme sa mère qui le survit encore, et les dots et partages de Mme la princesse de Conti, de Mme du Maine et de Mme de Vendôme ses tantes, de Mme la princesse de Conti, de Mmes, de Saint-Antoine et de Beaumont, de Mlles de Charolais, de Clermont et de Sens ses soeurs, et de MM. les comtes de Charolais et de Clermont ses frères. Il avait dix-huit ans à la mort de M. son père, trente et un lorsqu’il fut premier ministre, il ne l’a pas été tout à fait deux ans et demi, et il est mort à Chantilly, son continuel séjour depuis, le 27 janvier 1740, à quarante-huit ans. Il n’a rien conservé en se retirant à Chantilly de ce qu’il avait eu comme premier ministre, ni des choses y jointes, qui passèrent en même temps à M. de Fréjus ; d’où on peut juger quels biens il a amassés.
M. le Prince fut le dernier de cette branche qui ait porté ce nom ; il n’était premier prince du sang que de grâce, comme je l’ai dit lors de la mort de Monsieur. M. le Duc conserva ce nom, et ne prit point celui de M. son père ; le roi le régla ainsi. À cette occasion il n’est peut-être pas mal à propos de dire un mot de curiosité sur les noms singuliers de M. le Prince, M. le Duc et M. le Comte, même de Monseigneur, Monsieur, Mademoiselle.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 juillet 2011
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