Frédéric Beigbeder | le secret d’une voix écorchée (sur Kurt Cobain)

le chapitre "Journal de Kurt Cobain" de sa liste de 100 livres dans "Premier bilan après l’apocalypse"


note du 16 novembre 2011
À lire et visionner sur L’Express.fr : échange FBe/FBo sur livre et numérique. Merci spécial à Laurent Martinet.

 

Note du 12 novembre 2012
La charge de Frédéric Beigbeder contre la lecture numérique, en préface à Premier bilan après l’apocalypse ne rendait pas forcément facile un échange. Mais ce livre est un exercice partout suffisamment distancié (quelques pages plus loin, le premier critère pour sa sélection d’écrivains étant la qualité de leurs fringues, sûr que je ne risquais pas d’y figurer !), et d’autre part, parmi les 100 auteurs ou livres qu’il retient, assez des miens (Echenoz, Jauffret, Simenon, Perec, Brautigan, Bouvier, Djian, Schuhl...) pour le tenter.

Ce billet, puisqu’il visite Tiers Livre, d’abord pour le remercier de parfaite politesse et respect dans l’échange. J’espère que ça se sentira, ce prochain mardi, dans vidéo que doit mettre en ligne L’Express (merci Laurent Martinet), je crois que lui comme moi on se sentait à la fois à l’aise et dans un ensemble de questions vraiment vitales. Moins facile ce samedi matin à France-Culture, le journaliste animateur de l’émission n’étant pas franchement au niveau (« lire, c’est dire merde au vivre ensemble », s’écriera-t-il, en qualifiant le web de pia pia... étrange, étrange), mais on peut l’écouter en ligne.

Dans les 100 livres de cette liste (chaque item accompagné d’une vie en 10 lignes qui souvent est un régal acerbe – et voir aussi la table des matières qui remonte à l’envers du livre !), des écarts parfois surprenants, comme le premier 33 tours de Téléphone, ou bien le Journal de Kurt Cobain, que j’avais découvert quand un proche, Robert Cantarella m’en avait cadeauté suite à son propre séjour à Los Angeles.

Et comme Beigbeder refuse par principe l’exploitation numérique de son livre, comment le remercier plus amicalement que par un petit piratage express ? (avec 3 images extraites de ce Journal de Kurt Cobain, ci-dessus et ci-dessous).

Quant à sa préface, « maintenant qu’on poignarde Gutenberg dans le dos », prenons-la comme l’avertissement de ce que nous-mêmes avons à prendre en compte, ce qui nous incombe de responsabilité dans une bascule qui de toute façon ne nous demandera notre avis ni à l’un ni à l’autre.

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Frédéric Beigbeder | Numéro 66 : Journal de Kurt Cobain


« Don’t read this diary when I’m gone. » A cause de cette phrase trouvée dans les carnets de Kurt Cobain, certains intégristes nirvanesques reprochent à sa veuve, Courtney Love, d’avoir désobéi à son mari en faisant éditer ce journal intime pour toucher plein de pognon. D’une part, signalons tout de même que le pactole en question ira principalement à Frances, la fille de l’artiste. D’autre part, insistons sur l’aspect vain et inculte de la polémique : avec ce genre d’argument, nous n’aurions pas lu Le Procès de Kafka. La publication de celui de Kurt Cobain n’était pas seulement possible mais indispensable.

Ce texte (ou plutôt ce bric-à-brac de fragments) nous introduit dans le cerveau d’un suicidé. Il est difficile de le juger sans penser à ce qu’il est advenu à son auteur : qu’on le veuille ou non, le coup de fusil dans la bouche du 5 avril 1994 en sanctifie chaque ligne. Une phrase comme « I hâte myself and I want to die » ne prend pas la même dimension quand c’est Cioran qui l’écrit, puisqu’il est mort dans son lit. Kurt Cobain, junkie dépressif, a bien été retrouvé le crâne fracassé à l’âge de 27 ans. Lire ses carnets constitue donc une expérience rare : on peut explorer à sa guise les recoins de la tête (bientôt explosée) d’un grand auteur-compositeur musical, mais surtout les backstages de son désespoir, le making-of de son suicide. Le Journal de Kurt Cobain, comme les Fragments de Marilyn Monroe, c’est Death Academy.

Dès la page 29, première tentative : Kurt s’allonge sur une voie ferrée avec deux gros blocs de ciment sur la poitrine. Le train arrive et roule sur la voie d’à côté. Toute sa vie de punk déchiqueté ne fut ensuite que du rabe. La bonne idée de l’éditeur a été de respecter l’aspect désordonné des cahiers originaux : on passe d’un dessin « gore » à une lettre dactylographiée, on navigue entre les paroles raturées de chansons, les brouillons de communiqués de presse, les listes de disques et les idées de clip. Il n’y a pas de notes de blanchisserie, mais presque. On apprend des choses toutefois : l’attirance de Kurt pour le blasphème trahit une fascination pour le sacrifice christique ; l’héroïne était son seul moyen d’échapper aux douleurs stomacales dues à un ulcère mal soigné ; il craignait d’être disqualifié par le succès ; il était obsédé par les journalistes de rock. On peut dire que Kurt Cobain a été détruit par l’idée qu’il se faisait de lui-même.

On découvre aussi un arriviste forcené, un homme très intelligent, lucide et calculateur, prêt à n’importe quoi pour séduire les filles et les patrons de maisons de disques : « On veut faire du fric et lécher le cul des gros bonnets dans l’espoir de pouvoir nous défoncer et baiser des bimbos torrides et sculpturales. » Les fans du groupe le plus grunge de tous les temps risquent d’être déçus d’apprendre que ce qu’ils prenaient pour du nihilisme spontané n’était rien d’autre que du marketing autodestructeur. Cela ne change rien au résultat final : la mort. Rappelons tout de même que c’est le résultat final pour tout le monde, vous inclus, et que l’art n’y change rien.

En conclusion, le secret pour avoir une voix écorchée, des cordes vocales d’une beauté aussi rare que celle de Cobain, c’est évidemment d’être éraillé de l’intérieur. Il chantait avec son âme enrouée.

Kurt Cobain, une vie

Kurt Cobain est né le 20 février 1967 à Aberdeen (Washington). Dans son journal, il décrit brièvement son lieu de naissance : « La population d’Aberdeen est constituée de beaufs bigots mâchonneurs de tabac, flingueurs de cerfs, tueurs de pédés, un tas de bûcherons pas vraiment portés sur les gugusses new wave. » Il souffre donc très tôt d’habiter au nord-ouest des Etats-Unis, et pas seulement à cause du divorce de ses parents. Il fume de la marijuana dès l’âge de 10 ans, puis s’achète une guitare électrique et des livres de Charles Bukowski. En 1988, il fonde avec Chris Novoselic et Dale Crover (bientôt remplacé par Dave Grohl) le groupe Nirvana, dont le second album, intitulé Nevermind, se vend à 10 millions d’exemplaires (1991). L’année suivante, Kurt se marie à Hawaii avec Courtney Love, la chanteuse du groupe Hole. Le troisième album, In utero, sort en 1993 et se vend moins bien. Suivront un concert bobo pour MTV (Unplugged fin 1993), un suicide raté à Rome le 4 mars 1994, une autre tentative, cette fois très réussie, à Seattle un mois plus tard. « Tu n’attendras pas de ta rock-star qu’elle te guide. »

© Frédéric Beigbeder, Premier bilan après l’apocalypse, Grasset, 2011.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 12 novembre 2011
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