Malt Olbren | Il m’avait prêté son appartement...

première traduction française des Inside Houses – les "Maisons intérieures d’écriture" de Malt Olbren en feuilleton, 05


Sur Malt Olbren et les Inside Houses, voir 1er billet.

 

Il m’avait prêté son appartement, pour le temps de mon séjour dans sa ville, une semaine et demi en gros, lui voyageait à cette période-là invité dans cette petite université de l’est pour un cycle de creative writing, lesquels d’entre nous n’ont pas fait ça. Le gardien m’a donné la clé, j’ai pris l’ascenseur, il ne s’agissait pas d’un immeuble, comme je m’attendais à trouver, mais d’un immeuble d’avant les immeubles, huit petits étages écrasés par le hérissement downtown, les premiers étages bien riches et puis peu à peu nettement moins quand on montait – d’ailleurs le dernier étage il fallait le faire à pied, par un escalier raide, on tombait sur un couloir avec les portes numérotées, une tous les trois mètres et c’était la dernière au fond à droite. Les deux carrés vitrés dans le plafond en oblique ne laissaient passer que la nuit, puisque c’est la nuit que j’étais arrivé, mais du premier, pile lorsqu’on entrait dans la pièce, on percevait l’enseigne Coca Cola rouge géante côté Saint-Paul, par delà le fleuve, et quand j’ai entrebâillé pour l’air, ce fond sonore de la ville, sirènes, flux régulier de la circulation au feu du carrefour. Comme les deux vitres obliques étaient orientées ouest, on ne voyait rien des tours qui commençaient juste derrière l’immeuble, à deux blocs. Les livres étaient partout. Posés en double sur les étagères couvrant les murs, colmatant horizontalement les interstices des précédents, s’accumulant en piles sur le plancher. Se mêlant à des empilements de journaux et revues. On reconnaissait même le chemin qu’il se frayait, lui, pour passer de son lit, sous la deuxième vitre ouvrant sur la nuit, jusqu’à sa salle de bain avec la petite douche. Dans le couloir, j’entendais les autres locataires passer, certains crier et chanter, et des voix étrangères aussi. Quand j’ai refermé la vitre oblique, l’enseigne Coca Cola demeurait, mais le bruit du dehors cessa d’un coup, et comme personne ne passait plus dans le couloir, j’ai pensé : qui saurait que je suis ici, qui saurait ce que je fais ici, à quoi lire ou écrire ? Ce qui m’induisit à penser, après le voyage qui avait été long, que j’avais faim, aussi. Ce sont des villes froides, ces villes du nord, j’étais à Minneapolis pendant qu’il assumait sa session de creative writing à Madison, mais je comprenais qu’on ait encore moins envie d’habiter Madison, Minneapolis n’est pas Chicago mais cette ville a une personnalité, c’est indéniable, le campus y a une longue histoire et moi j’avais un travail à faire. La table devant l’évier semblait spécialisée dans les livres d’art, et l’évier lui-même semblait laisser décanter pour conserves ultérieures quatre à cinq années du Downtown Journal. J’ai ouvert les placards : un vieux fond de café mais pas de cafetière, une théière mais pas de thé, et le réfrigérateur éteint (non pas débranché, mais comme votre grand-oncle s’éteint), où il entreposait des produits d’entretien – mais il restait quoi, à entretenir ? Je ne m’attendais pas à trouver de télévision, mais au moins une radio, un appareil à écouter de la musique. Non : sa fiancée [1], le roman, le livre de voyage, le magazine documentaire, les guides et dictionnaires, les suppléments littéraires archivés des grands journaux, des collections de science-fiction. Je suis redescendu, j’ai marché jusqu’au Keys et voilà ce que je ferais les autres matins. Minneapolis est une ville froide, on y circule dans des galeries couvertes, on trouve aisément à s’arrêter et se poser. Quand je remontais, je reprenais la mince trace jusqu’à la douche, puis jusqu’à la banquette qui lui servait de lit, il m’arrivait de tendre la main au hasard et lire ce que je ramenais, j’en eus même quelquefois des surprises. Au dixième jour, j’étais au bord de prendre une chambre à l’hôtel, ou de charreter dans une moitié de la pièce ce qui s’entassait dans l’autre. On s’est téléphonés, la semaine suivante : je devais bien le remercier. Oui, c’était son mode de vie. S’enfoncer dans la lecture, me disait-il, c’était « l’enfoncement réel de son corps dans lire ». Et donc, se réveillant tard, il évitait de quitter la couche de moleskine verte qui m’avait hébergé avant le soir. S’il lisait ? Non. Ce qu’il souhaitait, et je redis ses mots exactement, c’est « partager la condition même, le temps et le destin des écrits » qu’il avait accumulés. Il prenait cependant connaissance de la ville (« Parce que sinon, comment la connaîtrais-je ? ») par son abonnement au Dowtown Journal. Pas d’ordinateur bien sûr, pas lui. Il descendait à la nuit : « Minneapolis est une ville qui ne ferme jamais », me dit-il. S’il travaillait ? Pas vraiment, me répondit-il, il lui fallait « beaucoup de temps pour composer une phrase, et puis passer à une autre ». Pas de bureau (il n’aurait pas eu les moyens de louer un local), pas de bibliothèque universitaire ou municipale ouverte à ces heures. Il rentrait au matin : « l’écriture et la lecture sont pour moi deux lieux et deux activités séparées, me précisa-t-il, il s’agit de prendre élan dans la condition même du texte imprimé, pour construire ce qui va s’y ajouter ». Et ta session de creative writing, j’ai demandé, c’est cela aussi que tu leur apprends ? « Quand tu atteins à ce que le livre soit ta propre main, alors la phrase est seulement la trace écrite que les ongles laissent, sur le Formica d’une table de cafétéria ou le comptoir d’un bar. » Qu’est-ce qu’ils en tiraient, de ça, les étudiants de Madison ? Il avait une très haute réputation, en tant qu’enseignant de creative writing.

[1En français dans le texte, voir premier billet.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 18 décembre 2011
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