autobiographie des objets | 55, la boîte aux toupies

brève variation sur mot concernant objet non transmissible


Peut-être à cause du mot toupie qui surgit à propos de cette cuve métallique au milieu des manèges, qu’on actionnait manuellement à s’en tourner la tête, peut-être simplement pour la sensation intérieure de vertige quand elle revient, le mot toupie qui viendrait du germanique zopf, pointe, et d’un jouet tournant lancé avec une ficelle, devenu ensuite celui de l’outil sur la fraiseuse, qui creuse, et puis simplement le jouet banal, banal je ne sais pas : souvenir un Noël d’une toupie en fer blanc (on avait beaucoup de jouets compliqués en fer blanc, avec dedans des ressorts, et peints de toutes décorations imaginables, avant que le plastique n’y mettre ordre, donc une toupie comme on verrait ensuite dans les bandes dessinées les soucoupes volantes, la poignée sur le dessus liée à une crémaillère qui la mettait en mouvement avec toutes sortes de claquements accélérés, puis posée sur une sorte de ventouse elle penchait en tous sens et il s’y allumait des lumières, ce genre de jouet qui cassait assez vite, et dans le fond de la caisse à bidons d’huile qui servait de coffre à jouets elle s’enfonce et plonge progressivement vers le bas, n’est plus qu’une forme cabossée et inerte, puis on la jette.

J’ai eu aussi des toupies de bois, dont souvenir d’une plus fine, qui tournait et tournait en dessinant des chemins en spirale sur le bois lisse de la table ou la toile cirée de la cuisine, ou même ce plateau qu’on nous donnait les jours de grippe ou de rougeole, qui ne sont pas de si mauvais souvenirs, et que la fièvre semble à la fois ralentir et agrandir – où passent de tels objets à leur fin ? Et pourquoi se souvenir brusquement, alors que le mot toupie n’était dans le texte précédent qu’une commodité de passage, la seule relation du mot à ce qu’il nomme. Ce qui m’a étonné, dans l’insomnie, c’est de voir surgir ces minuscules toupies de façon aussi nette, et puis de ne plus savoir à quelle maison les rattacher, côté grands-parents maternels ou paternels, Damvix ou Saint-Michel en l’Herm : mais simplement parce que de chaque côté, très vite, ensuite, je revois deux boîtes pour remiser spécialement les toupies et elles seules.

À Damvix une de ces boîtes en bois tourné, au couvercle qui s’emboîte, et dedans trois toupies en buis (ce bois dur, utilisé aussi pour les pipes, ou le jeu de boules), dont une minuscule qu’il ne nous appartenait pas d’utiliser, à Saint-Michel en l’Herm je revois différentes boîtes – et très clairement l’étagère du petit meuble bas où elles étaient rangées – dont une parallélépipédique dont chaque face était un miroir, et la plupart des autres reconverties des pièces détachées, par exemple boîte de bougies Marchal au couvercle retenu par un anneau de caoutchouc découpé dans une chambre à air conservée pour cet usage (et j’en fais toujours autant), donc une boîte à intérieur de peluche rouge et dedans deux toupies de forme octogonale dans ce plastique dur dont on faisait aussi les dés à jouer.

Rien d’autre : des deux côtés du département, des gens qui ne se connaîtraient que tard, par l’arbitraire d’un mariage de leurs enfants, conservent sur l’étagère aux choses précieuses de minuscules toupies qu’on enferme dans une boîte qui leur est réservée. Je n’ai pas souvenir que chez mes parents on ait pratiqué cet usage. Je n’ai pas souvenir d’avoir jamais acheté de toupie à mes propres enfants – on trouve pourtant dans chaque centre-ville de ces magasins de jouets qui font dans le joli, et les objets de bois, pour rattraper côté parents ou grands-parents ce qui leur a été volé par les chaînes de périphérie, ou les mondes normés des Playmobil et Lego.

Le Musée canadien de la civilisation m’apprend que dans l’antiquité la toupie symbolisait le mouvement de la rotation terrestre, sur son axe oblique, et qu’au XIVe siècle, en Angleterre, chaque village disposait d’une toupie géante – alors revenir au vertige, appliqué à un objet minuscule qui en est la projection miniature, mais hors vous-même, et que vous dirigez partiellement : qu’est-ce qui en fait désormais office ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 19 décembre 2011 et dernière modification le 10 février 2013
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