Malt Olbren | La dernière fois que je l’ai vu...

"Maisons intérieures d’écriture", pour la 1ère fois les "Inside Houses" en traduction française, feuilleton, 23


La dernière fois que je l’ai vu c’était dans une des ces rencontres du livre au sous-sol d’un grand hôtel, il était assis par terre sur un carton de livres pas déballé, partie privée du stand, et pour un enfant à côté de lui traduisait directement des poèmes de je ne sais plus quel auteur de je ne sais plus quelle langue (« Je peux apprendre une langue juste pour rencontrer un auteur », disait-il), l’enfant écarquillait les yeux comme de voir à travers le livre, ou voir à travers ces mots qu’il entendait, ou qu’entendre ces mots l’aidait à voir au travers de ce qui nous entourait. Il disait que l’important pour traduire c’était avant tout de recréer un système de contraintes propre à la langue cible, que l’effort pour y plier ou rompre la langue source serait ce qui permettrait d’en capter les harmoniques, les silences et les secrets – et que le temps infini du traduire c’était ce temps pour se mettre à l’écoute de l’autre texte, savoir plutôt ces secrets que le sens, « comment le texte que tu lis résiste à ce que tu sais de sa propre langue et la réinvente », cette rigidité pouvait parfois rendre ingrat d’appréhender la première fois ses propres traductions, on y circulait comme dans une maison qui n’avait pas encore tous ses meubles, ni patine ni poussière, « mais je souhaite ça, qu’on aille à la langue lue comme à un mur à toucher avec ses ongles », disant même que la traduction alors pouvait venir ensuite assez vite, mais qu’elle ne comptait pas, serait toujours à refaire, qu’il ne gardait même pas les siennes en archive mais préférait les recommencer dans ces improvisations orales, comme celle où tout de suite il était avec cet enfant, me redisant ce nom que j’ai oublié, de l’auteur et de sa langue. Et j’en était venu à cette maison intérieure d’écriture que je cherchais pour moi à définir, et m’amenait vers eux, les vieux amis, les étonnements, les nouvelles rencontres : pour lui un campement nomade, une yourte à dresser en chaque oeuvre et chaque langue ? « On n’est jamais confronté qu’à soi-même, et on ne sait pas écrire sans la brutale projection dans le prisme de l’autre. Je n’ai jamais écrit sur ma manière de traduire, quand j’ai donné mille conférences, mille sessions de creative writing. Quand notre langue américaine s’exporte dans toutes ces langues du monde pour y retrouver nos mêmes chéris de l’écriture industrielle, et que personne chez nous ne baisserait la tête pour découvrir ce qui vient comme cela d’autres façons de considérer le rapport du mot à sa musique, à son organisation, à ce qu’il nomme, et comment le monde même s’arrange à autre sauce que les nôtres, Tabasco ou mayonnaise au choix... » Mais ta maison alors, j’insistai, mais ce qui te fiance à ton travail... « Je boite en ma langue, me dit-il, je ne saurais l’utiliser pour moi. Tu as marché sur ces plages où une croûte fine de sable dur s’effrite et dedans tu enfonces dans du mou ? L’appui sur l’autre me permet de glisser sur ma langue sans rompre cette couche fine. » Ça ne suffit pas, je lui ai dit. « Mes rêves se sont toujours déroulés dans une langue étrangère, me dit-il, une langue que je ne comprends pas et que je ne reconnais pas. » Va plus loin, je lui ai dit. « J’ai souvent eu envie de traduire de l’anglais vers l’anglais, me dit-il, reprendre les auteurs que je connais, les mêmes que tu connais, et les récrire plus loin que là où ils sont allés. » Fait-on jamais autre chose chacun, je lui ai dit. « J’ai peur de ne plus jamais comprendre aucune langue, même la mienne, me dit-il. La tête est bizarre, des fois : tu regardes une phrase dans un journal, un mot sur une enseigne, tu vois que ce visage te dit une chose très simple, et tu ne comprends pas, tu ne comprends rien, ce que tu perçois comme son et image ne s’assemble plus comme sens. » Dans les rêves, je lui ai dit. « Dans ta solitude », il me dit.


responsable publication traduction © François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 31 décembre 2011
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