autobiographie des objets | 56, petites fenêtres à voir

déplier la réalité commence avec les lames de rasoir ou à travers une carte postale – plus notez que cette page est interactive


Ils passent au lointain, on les tient un instant en mémoire comme on les aurait dans la main, poids, taille, consistance, mémoire tactile qui est aussi le biais d’écriture. On hésite à pousser la porte presque transparente qu’ils recèlent : les visages en arrière sont ceux de tes morts.

On sait qu’il faudrait, qu’ils recèlent eux aussi un fragment mince et diaphane de ce qu’on poursuit intentionnellement ici, touche à l’imaginaire, là où il exigeait à la fois l’expérience du réel (quand bien même si retreinte, par l’enfance, par l’époque, par l’isolement) et l’expérience imaginaire, celle des livres et peut-être plus largement de ce qu’on lit à même les signes du monde, et les mots et lettres qui nous forment sont loin de se restreindre à ce qu’on trouve dans les livres, qui en étaient à la fois le premier dépôt et la clé d’accès.

Alors on les garderait ici, sans développer forcément, pour rassembler aussi, ne pas rendre répétitive la démarche.

Ainsi, de ta collection de Tout l’Univers. Ça a commencé avec la sixième. Une recherche immédiate m’informe que la collection avait été lancée en 1963, et s’adressait aux jeunes de 12 à 17 ans. En 1964 j’en avais 11, mais je rentrais dans les clients possibles (aussi bien, j’avais cette année d’avance à l’école, qui m’a fait si durement buter en terminale, quand il aurait fallu un peu de maturité supplémentaire pour appréhender le brusque durcissement de la ville). C’était distribué par Hachette, mot qui n’avait pas la consonance qu’il a prise aujourd’hui : on retrouvait le même mot sur les anciens livres de prix. C’était un fascicule mince et souple, aux couleurs en quadrichromies très vives : je suppose rétrospectivement qu’une des clés de leur succès c’était d’imprimer en couleurs mais à prix relativement bas, d’où ce contraste et ces coloris. Mais c’était surtout les thèmes. Chaque mercredi, je me revois déchirer la bande blanche avec l’adresse, et que la couverture était déjà un programme : l’énoncé des thèmes dépliait le réel, en quelque point qu’il le touche, histoire et archéologie, guerres et monde contemporain, physique et chimie, vie des savants et bien sûr l’astrophysique et la conquête de l’espace. Ce sont les grandes rubriques telles que je les vois d’aujourd’hui, elles n’ont pas forcément bougé tant que ça.

Plus tard, et longtemps dans l’âge adulte, j’ai lu le magazine La Recherche parce que j’y retrouvais cette arborescence : la culture de l’honnête homme s’est de toujours ancrée sur cette enquête concernant la réalité complexe dont nous sommes un élément, et triste une époque qui ne cesse de placer des cloisons autour d’un soi-disant domaine littéraire qui en serait coupé. Je n’ai pas souvenir de difficulté particulière pour lire les textes : l’époque était tonique, la télévision naissante nous emmenait aussi sur des pistes neuves de vulgarisation scientifique. Mais pas de texte particulier en mémoire, alors que les livres lus même avec tant de distance laissent des souvenirs précis. Souvenir plutôt de ces images et comme elles démultipliaient le réel. Les Tout l’Univers surtout parce qu’on les gardait. Et tous les trois mois (avec un petit supplément, mais ma mère n’y avait jamais rechigné), on recevait la reliure cartonnée d’un bleu profond qui les transformait en livre épais, numéroté, hiératique. Le processus n’était pas compliqué, mais demandait soin et attention. Je ne sais pas si je relisais souvent les articles, mais je rouvrais souvent les tomes précédents. En arrivant à la seconde, et à mai 68, les reliures occupaient une belle étagère d’honneur dans la chambre en partage, même s’il me semble qu’à ce moment c’était plutôt mon premier frère qui avait pris le relais. J’ai un ultime souvenir concernant les Tout l’Univers : on est bientôt quarante ans plus tard, ils sont en vrac dans un carton lourd et épais, ma mère déménage et on doit éliminer beaucoup – le carton part dans ce qu’on élimine. Les reliures étaient restées du même bleu profond et brillant, la collection devait être complète (on avait racheté les volumes de la première année) pour 1963 à 1970.

On ne sait pas pourquoi passe soudain l’image d’un tel objet, aussi modeste. Je cherche vraiment le moment où il m’est réapparu. On a le nez sur des écrans de diverses tailles, peut-être cela suffit pour qu’en changeant de taille mentalement vers l’enfant on change aussi de taille son téléphone ou autre : mais j’ai subi aussi, ces jours-ci, dans la suite des lieux communs qui veulent tenir à distance l’idée que – justement – on puisse lire sur écran, un type infatué qui rapportait ça aux rasoirs électriques. Dans l’épopée des années 60, avec le sèche-cheveux et le Babyliss pour les boucles (qui auraient voulu remplacer les « rouleaux à permanentes » qu’on aperçoit encore quand dans les rues on passe devant un coiffeur pour dames ?), le rasoir électrique se voulait un net progrès, renvoyant au passé les coupe-choux à lame effilée et le lissoir de cuir sur lequel on affinait son dernier tranchant. Philips matraquait sur toutes les publicités le passage du premier rasoir électrique, à tête rectangulaire fixe, à un autre disposant de trois têtes orientables mobiles, pour la souplesse du rasage. J’ai été propriétaire d’au moins un de ces appareils : ensuite on décliquetait la tête, on soufflait pour enlever le résidu organique. C’est associé pour moi (même sans en avoir jamais employé) à ces eaux de toilette pour hommes qui rendent si désagréables au premier matin les voisinages forcés du train ou du métro. Une odeur de représentant de commerce, une peau lisse de représentant de commerce. Personne n’utilise plus de rasoir électrique (les marchands de lames ont repris le dessus, avec leurs rasoirs jetables encore plus aptes à stabiliser leurs bénéfices), mon interlocuteur y voyait une preuve de l’éventuelle réversibilité et de la fragilité de la lecture sur appareil numérique. Mais donc ayant intérieurement suscité chez moi image précise de la lame Gillette rectangulaire avec sa découpe d’emboutissage au milieu ? La lame de rasoir avait mille usages dans le quotidien – et aussi probablement un considérable outil à suicide réussi, le premier après la ceinture ? – , dans nos trousses d’étudiants elle était toujours présente, en dessin industriel pour racler doucement d’un calque l’encre déposée par le Rotring. Et donc cette petite boîte rectangulaire bleue où les lames Gillette étaient vendues par cinq, boîte bi-face qui permettait de ranger dessous les lames usées (on ne se préoccupait pas encore de récupération). En tout cas la petite boîte bleue n’avait rien d’une rareté, facile de s’en procurer. Et si on avait une vieille lame avec encore mieux, on découpait une bande de papier pile de la même largeur. On la faisait passer à vide derrière la petite fenêtre et on faisait un premier dessin, on tirait légèrement sur la gauche et on en faisait un deuxième, etc. : en faisant repasser la bande entièrement dessinée à vitesse continue dans la petite boîte bleue on avait un dessin animé, et quelques-uns de l’internat devenaient de grands spécialistes. Qui n’aurait été capable d’imaginer un scénario pour dessinateur simple ?

C’est cette idée de fenêtre à voir qui finalement est peut-être suffisamment importante pour se dégager de la suite d’objets qui la matérialisent. Pas de maison sans kaléidoscope plus ou moins précieux, ancien, ou perfectionné – outil à rêve : télescope sur une nuit aussi infinie et diverse que la vraie, mais qui reste contenue à l’intérieur du tube. Il faut dessiner ou matérialiser le cadre pour traverser le visible proche, et rendre enfin le réel à sa démesure. Ce n’est pas neuf : plus beaucoup de touristes pour s’éloigner de trois pas, à Rome, des ruines du forum et monter place Piranese où ce trou de serrure célèbre depuis trois siècles encadre juste le dôme de Saint-Pierre, pourtant très loin dans la ville, et invisible de partout ailleurs sur la même place. On nous rapportait en souvenir de voyages (les voyages que nous n’avions pas faits) des porte-plumes avec dans le manche une toute petite lentille incluant la tour Eiffel ou autre étrangeté lointaine, celle qu’on trouvait dans les boîtes à neige (j’en connais qui en font collection, elles ont pourtant bien perdu de leur exotisme : c’est l’idée de la transparence qui prend toutes les formes, grâce au plastique, qui en faisait la nouveauté ?), cette même idée d’une vue miniature incluse dans l’objet principal valait aussi pour certaines cartes postales devenues non plus image transmissible à distance mais objet en soi, que validait l’envoi à distance : cartes aussi où des chats miaulaient quand on appuyait. Ça existe peut-être encore, je ne suis pas allé vérifier (depuis combien d’années je n’ai pas acheté de carte postale, même si pendant une période c’était devenu un rituel quand on sortait d’un musée, et ça faisait un souvenir ?), mais apparemment le même genre de gadget s’est aussi transféré dans le virtuel, on peut s’envoyer par mail des chats qui miaulent en vous souhaitant bonne fête ou bonne année.

le chat miaulera selon les mouvements de la souris, essayez, c’est ça qu’est fort avec l’informatique

Et pareil, alors que depuis 1962 les postes de télévision amorçaient leur expansion de masse (l’année où nous avions reçu le nôtre, facile de s’en souvenir via les ultimes images d’Algérie et l’attentat du Petit-Clamart : l’expression même, attentat du Petit-Clamart réveillant ce savoir obscur qu’on l’a vu en images, donc une perception plus directe de la réalité en dehors de notre environnement sensible, ici à vue de mer, sous la digue, et chaque visage ou silhouette de Saint-Michel en l’Herm parfaitement identifiable et prévisible (ou à peu près, voir ci-dessus la question des suicides : il y avait encore dans chaque maison un puits). Et que puis-je remonter de cette réalité soudain bousculée : si je regarde les images d’archives, si facilement accessibles pour un tel événement, c’est le débit et l’intonation de la voix du journaliste qui m’émeut, venue droit de la radio à l’image, et puis tous ces détails qu’instantanément de retrouve de façon quasi tactile aussi quant aux voitures qu’on aperçoit, la Dyna Panhard, l’Estafette Renault, une Simca P 60, la DS 19, un fourgon Citroën Type H...

Et donc difficile de savoir quand apparaissent ces postes-télévision miniatures, devenus par exemple taille-crayon... Il faudrait, tiens, un article complet sur l’art des taille-crayons : mini globes terrestres, animaux ou voitures. C’est simple : on achetait de l’utile, lié à certain sentiment de devoir à accomplir, cahiers, règles, compas et gomme, protège-cahiers, buvards et intercalaires, et le taille-crayon échappait à la règle des objets nécessité, comme la décoration de la trousse ou du plumier (je ne crois pas avoir eu de trousse avant le collège, cette même année 1963-1964, tout le primaire c’était le plumier, et au CM2, maintenant que ça devenait sérieux, le plumier à double étage), on nous laissait choisir le taille-crayon variété, petits taille-crayons avion, taille-crayons pots décorés, et toujours à la fin quand c’est bien rempli (quitte à le remplir exprès en sacrifiant le crayon de couleur jaune moutarde qu’on n’aime pas), renverser les mini copeaux spiralés (avec leur bord de la couleur extérieure du crayon) pour en sentir dans la paume l’odeur, taille-crayons à deux orifices petit et gros, taille-crayon deux-chevaux ou cul d’un chat. Et, pour l’utilité, il y avait sur le bureau du maître un taille-crayon à manivelle aussi solide qu’une machine à découper le jambon, et c’est là qu’on avait les résultats les plus pointus.
Pour ces postes de télévision réduits à deux centimètres sur trois, une petite plaque plastifiée à section en V comme le toit des usines. Dessous, une petite feuille imprimée où s’entrelaçaient deux images : orienter les V dans un sens, on voit une image, bouger l’appareil on voit l’autre image, alternez rapidement et vous aurez l’impression du mouvement, comme Charlie Chaplin qui enlève et remet à l’infini son chapeau... J’en ai assez démonté pour savoir comment c’était fait. Aurait-on l’idée de faire la même chose avec un ordinateur miniature ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 2 janvier 2012 et dernière modification le 9 février 2013
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