autobiographie des objets, 62 : couteaux, canifs, Corti & Keith

de la boîte aux vieux canifs et leur rôle



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couteaux, canifs, Corti & Keith


Que plus on était anonyme et humble dans la vie, plus on devait s’y présenter avec carapace et codes ?

C’est le rare avantage qu’on aurait à être les survivants d’un monde encore rural : certains de mes amis, écrivains compris, nés comme moi au printemps 1953, ont échappé à cette transition-là. Chaque métier avait son costume, son pantalon à côtes velours ou le bleu de travail, le béret ou la casquette qui allait avec. On n’est pas nostalgique de tout ça, et on a traversé d’autres uniformes, extérieurs tant qu’intérieurs.

Le couteau et le tabac en étaient les premières marques certaines, parce que l’un et l’autre dénotaient d’abord un libre-arbitre sur le temps : la vie continue son cours, la machine, le chef, l’urgence – on a sorti le paquet de gris ou d’Amsterdamer, on le roule dans le papier fin (Job, Rizla, OCB ou Zig-Zags pour le combat de marques), ou directement dans la petite rouleuse de poche (maintenant ils ajoutent des filtres qu’ils promènent dans un sac plastique transparent comme un malade ses pilules), et puis on l’allume avec un briquet de préférence type Zippo à essence. Sur les prises studios que nous sommes certains à collectionner de Keith Richards, on reconnaît régulièrement le claquement du couvercle métallique du Zippo qu’on referme.

Le couteau en faisait partie. Pas question de faire son Barthes au petit pied : trop merveilleux ce qu’il a fait, et si tôt. Ça traversait la langue : le couteau phallus symbolique, quand on n’a plus rien d’autre – « avec sa bite et son couteau ».

Objet de choix, objet de luxe : même pour nos appareils numériques, quand ils rassemblent plusieurs outils sous forme concentrée : « un couteau suisse ».

J’en avais un, dans mon casier d’interne en terminale : assez lourd, mais justement cela le plaisir de l’avoir en poche. Manche noir, et dedans poinçon (pour les trous aux nouvelles ceintures), scie, lime (pour bricoler les serrures), petite lame et grande lame, vrille et probablement d’autres – on comptait en six, huit ou dix et douze lames. Et ceux qui faisaient référence portaient la croix blanche de la Suisse sur fond rouge.

Ça n’avait pas été facile, enfant, d’obtenir l’autorisation parentale : mais si c’était aussi un vecteur de reconnaissance et d’initiation, comment le refuser ? Toutes les vitrines en exhibaient. Je crois que le premier que j’aie possédé avait un manche de corne, l’année où en deux-chevaux on s’était risqué jusqu’au cirque de Gavarnie et la frontière espagnole, donc plutôt la preuve de la conquête étrangère. Dans les heures du retour s’absorber dans les transparences de ce fragment ovale de corne vernie, avec les ombres brunes dessous. Pourtant bien minuscule par rapport à ceux de la vitrine, et pourtant couteau quand même – tandis que mon frère Pierre boudait parce que le sien était à peine un jouet plus petit que son petit doigt. Mais avec un couteau on peut transformer une branche en arc et une autre en flèche – qui nous aurait guidé pour échapper à la symbolique de l’arme ? Jamais trop aimé, plus tard, ces livres qui vous contraignent au découpage préalable : juste pour transférer l’appropriation symbolique de votre couteau à votre Corti.

J’ai des copains qui continuent ce geste, le même geste que j’ai toujours vu effectuer à mes deux grands-pères, auxquels jamais on n’aurait mis un couteau à leur table : déplier d’un air concentré le couteau quand le repas commence, que ce soit un bref casse-croûte de loge avant le concert, ou le restau où on s’enfourne après (pour qui voudra s’y reconnaître), et à la fin l’opération inverse, essuyage de la lame (symbolique de la nourriture tranchée qui ne laisse pas trace, et qui n’a pas été gaspillée puisque découpée de votre main selon quantité nécessaire).

Laissons la sociologie petite main : plus curieux, quand on lit la biographie de Keith Richards. Ce type est un puissant : reconnaissance tôt venue de sa griffe, moyens matériels et la vie dans le luxe. Eh bien dans son livre il vous parlera presque autant de son couteau que sa guitare, fier même d’en pratiquer l’art du lancer. Que ça vous rattachait aux éléments simples, la négation du poids sur nous du monde, quand bien même on est Keith Richards et que tout se plie à son service.

Je revois certains couteaux désirés, comme on aime tour à tour une moto, une guitare, et d’autres bricoles au statut ambigu sans doute – l’art stupide de la chasse se serait-il ainsi entretenu dans cette illusion adolescente dans la possession de l’arme ? –, je revois certains canifs ou couteaux, couleur et reflet ou tranchant, dans le tiroir du bureau ou la caisse aux secrets, mais ne retrouve pas vraiment le moment où ils se sont évanouis. Je nous revois un jour de hasard à Blois (traversée en diagonale de la France, arrêt soudain sans même savoir ce que c’était cette ville, et ce type qui se croyait fin de nous menacer avec rien qu’un Opinel, avant que ses propres copains le désarment. Je revois ces périodes où les « crans d’arrêt » avaient la cote, et pour la gendarmerie bien vérifier que la lame n’excédait pas en longueur vos quatre doigts l’un contre l’autre. J’entends le mot Laguiole, et d’autres apparentés. La vedette au modèle L’homme des bois de Coursolle, coutellerie de Thiers (le nom de la ville aussi fait mémoire associé à l’objet) avec la petite clé à molette sur la lame pour bien signaler que c’était objet utilitaire, et la Venus en relief sur le manche riveté – on ne s’embarrasse pas de finesse dans le symbole.

Mais si c’est ici c’est à cause de cette boîte en fer blanc qui, dans ses dernières années, en était venu à être si lourde. L’apprenti-menuisier savait ce qu’était une lame, tout travail commençait par l’une d’elles. Dans son apprentissage mécanique, il avait accédé en devenant outilleur-rectifieur à cette sorte d’aristocratie de la métallurgie. Quelque tâche qu’on entreprenne au nom de la mécanique, démonter un pneu de camion ou entrer dans les pignons lisses d’une boîte de vitesses, le couteau était le prolongement de la main pour l’ultime précision. Le grattoir triangulaire du rectifieur, avec ses trois angles à soixante degrés qui vous auraient permis de se raser les joues, n’avait pas la même légèreté au final. Et l’utiliser de la même façon pour creuser une tête de lapin ou de merlu, puisqu’il laissait le reste à la famille et prenait ce qu’on n’atteignait ainsi qu’au bout du couteau.

Est-ce que chacun d’eux évoquait pour lui une période, un lieu ? Comment aurais-je pensé à le lui demander. Après leur retraite, en 1965, il se meuble un petit appentis au sous-sol, il y a un étau (en ma possession aujourd’hui, planqué sous l’étagère à livres) et une perceuse à colonne. Dans les tiroirs, des boîtes à bougie Marchal servent de tri et d’entrepôt, lui il s’y retrouve. La boîte aux vieux couteaux est là. Son art – il en est fier –, c’est affûter la lame jusqu’à ce qu’elle disparaisse presque. Ouvrez celle des vieux couteau : à peine un moignon ou un fil, mais qui vous tranche encore tout ce que vous souhaitez.

Puis on les déménage pour les avoir plus près, et il renoncera enfin à la voiture. Pas forcément de gaîté de coeur, même passées les quatre-vingt-dix. Les deux dernières années, à la maison de retraite, il a encore sur lui un couteau, de quoi l’affûter, et même probablement l’exerce-t-il pour améliorer le glissement d’un tiroir, le grincement du lit de celle qui partage sa vie depuis 1924 mais nous dit que « ce jeune homme est charmant ». Il est né en 1899, la même année que Ponge, Sarraute, Michaux dont il n’a jamais entendu parler (mais rue Lepic au moment de la TCRP il a vécu sans le savoir dans la même maison qu’un autre jeune type, Louis-Ferdinand Destouches). Il n’était pas lecteur. Il méditait. La cigarette maïs même éteinte lui tenait lieu de ce que nous demandons aux livres. Il parlait soudain de la première guerre, de Guynemer et des usines de Levallois-Perret. Ou bien de moto et side-car (l’armée américaine en 1918 abandonnait ses Harley-Davidson en partant, il en avait rafistolé une). Ou bien de cette période pendant la guerre suivante (tout recommence toujours) où son ausweiss pour convoyer les morts lui permettait d’exfiltrer des aviateurs tombés. Ou de rafistoler les pistolets de la résistance. Ou cette fois, au contraire, ou ramenant un mort de l’hôpital de Luçon (ça simplifiait énormément les formalités si on déclarait le décès à l’arrivée au domicile, c’était courant), le type s’était réveillé à l’arrière du fourgon en criant.

Il meurt en 1997. Quand nous vidons la maison, j’hésite avec la boîte aux vieux couteaux. Je revois ces manches de métal doré (avant usage) et les Venus en ronde bosse. J’ai déjà pris plusieurs ferrailles, je l’abandonne. J’ai encore la sensation tactile de ces canifs avec leur lame moignon, qu’on pouvait saisir à pleine main tant il y en avait. À trois ans de vie le couteau, ça remontait à quand ?

Il n’avait pas été temps de l’interroger, il n’était pas temps pour moi d’y apprendre à lire. Peut-être qu’aujourd’hui d’y décrypterais des signes. On l’a mise avec ce qui partait au rebut : comment aurions-nous pu tout garder, d’eux qui gardaient tout ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 février 2012
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