Bruxelles Midi (elle n’existe pas)

nous sommes intérieurement une accumulation de gares


Lancement hier soir à Passa Porta Bruxelles de OnLit Editions, nouvelle maison d’édition numérique – et je m’en réjouis bien sûr.

D’autant que publie.net accueille déjà l’un de ses deux fondateurs, Benoît Dupont pour un étrange texte sur le fantastique en plein dans votre bureau, De ses dix doigts sous son pseudonyme Edgar Kosma.

Alors quand ils m’ont proposé de me joindre au livre collectif Bruxelles Midi (gratuit !) diffusé pour ce lancement, guère d’hésitation.

Même s’ils sont venus piocher traitreusement dans notre équipe et proposent sur leur site un beau texte de Joachim Séné, Un moment calme.

Tout cela pour dire que, de la même façon qu’avec NumerikLivres au Québec, ce qui est en train de s’amorcer côté édition numérique (sans oublier ce qui se passe côté Il Menocchio) ça ne ressemble pas beaucoup à l’ancien Saint-Germain. On s’entend, on rigole, on se défend, les trucs et astuces circulent par là-dessous. Et c’est vital pour bouger les frontières : la collection Décentrements de publie.net n’est pas réservée aux écrivains québécois, et nul doute aussi que la très forte relation littérature belge - littérature du Québec (idem pour Suisse romande) ne soit revivifiée par le nouveau pôle d’appui.

D’ailleurs, jeudi 1er mars, à Louvain-la-Neuve, ferme du Biéreau, vous retrouverez Benoît Dupont en compagnie d’Antoine Boute et Eugène Savitzkaya, avant qu’avec Dominique Pifarély et Philippe De Jonckheere on se lance dans Formes d’une guerre.

Ci-dessous mon texte Bruxelles Midi – excuses à l’ami Daniel pour avoir emprunté à son New York un peu de non-existence !

Et pour lire ce texte sur votre iPad, smartphone, Kindle ou liseuse, téléchargement libre sur la librairie Immatériel.

 

François Bon | Bruxelles Midi (elle n’existe pas)


On prend le billet pour la gare de Bruxelles Midi, on vous annonce arrêt gare Bruxelles Midi, moi je vous le dis : elle n’existe pas.

Des amis bruxellois m’ont fait visiter ce qui est censé être la gare Bruxelles Midi : c’est faux, c’est une travée sous des quais qui pourrait être n’importe quelle gare, à preuve qu’elle est parfaitement symétrique et double – allez à gauche dans la travée, traversez et asseyez-vous, voici un bar et demandez un café, allez à droite dans la travée, traversez et assez-vous, demandez un café, tout est pareil.

J’ai guetté venant d’Amsterdam, j’ai guetté venant de Paris : on longe la ville et ses couleurs, il y a de hauts bâtiments tout de vitres, il y a des chantiers avec des grues géantes colorées, il y a des lignes entières de graffiti et ils sont amusants à suivre, mais je n’ai pas vu de gare Bruxelles Midi.

Bruxelles est une traversée, sera toujours pour toi une traversée, tu la traverses à pied, tu marches dans tous les sens et tu arrives toujours aux rues qui s’en vont tout droit en radiales, tu peux marcher tout droit dans cette ville des heures et c’est toujours la ville, et puis si tu t’en veux partir tu prends un métro et tu montes dans ton train, et quand tu arrives tu descends de ton train puis tu vas dans le métro, je vous le dis : il n’existe pas de gare Bruxelles Midi.

Bruxelles est une fiction, c’est ce que je me dis quand le train la traverse toute, qu’on suit les noms qui sont autant de fractions de tunnel, Centrale, Nord, Luxembourg et j’en oublie, en quoi Bruxelles Midi serait un tunnel différent ? Ma fiction ce sont les fenêtres, les vieilles maisons s’emboîtent et se colorent, les toits s’enchevêtrent et les cours se décomposent, Bruxelles est un labyrinthe dans lequel un train lentement vous promène, on voit des fenêtres noires et des escaliers de fer, on voit des pignons si étroits et puis une longue façade murée, et puis les rues qui s’en vont droit avec leurs voitures, leurs publicités peintes, Bruxelles est une ville qui s’offre à quiconque descend du train en marche, quoi, sinon peut-être seulement une couleur.

Il n’y a pas de gare Bruxelles Midi, c’est juste ce qu’on veut vous faire croire. Vous remontez du métro ou vous arrivez du petit train de Louvain ou de l’express d’Ottignies ou bien je ne sais pas, moi, d’où vous arrivez, vous n’êtes pas dans Bruxelles vous n’êtes pas dans une ville, vous avez faim alors vous demandez un bol de nouilles au poulet on vous répond en chinois que ça vient de Hong Kong en tout cas il y a Hong Kong dans le mot, vous payez et vous asseyez puis regardez : de quelle ville sont-ils, ceux qui attendent là avec sacs et baluchons, pendant que lentement vous mangez le bol de nouilles façon Hong Kong et que finalement c’est très bon, moi je vous le dis, ici ce n’est pas un pays.

Une fois on m’a dit : attends à Bruxelles Midi, j’ai pris un café sans sortir de la grande travée, c’étaient des guéridons hauts où on s’assoit sur un tabouret, je buvais lentement mon café dans le gobelet et ce type parlait seul mais c’était une langue inventée, je sais parfaitement reconnaître les langues inventées des langues réelles, il ne regardait personne ou bien nous voyait en transparence, il était agité et nerveux, sur un tabouret lui aussi mais sans café, et derrière la vitrine transparente tous ces gens qui allaient dans la longue travée, pourquoi voulez-vous que cette gare ne soit pas inventée elle aussi ?

Bruxelles est une ville dont le Ring brouille la géographie : on ne peut pas y marcher droit et pourtant, après toutes ces années, on finit par être surpris de toujours trouver l’endroit cherché, c’est pour ça je dis que cette ville est plus qu’une autre fiction. On sait trouver la tombe de Breughel derrière le parc de skate-board et le restaurant L’Heure locale où les plats turcs sont réellement turcs et cet hôtel aux douches malsaines juste en face les Halles de Schaerbeek et tant d’autres endroits où suivre les reflets d’eau du port (un jour tu as su que Bruxelles était aussi un port : non, tout n’y est pas fiction, que la gare de Midi), pourquoi une gare ferait-elle la loi, quand l’enfoncement du train dans les maisons enchevêtrées et les grands bâtiments tout de vitres et les chantiers aux grues géantes tout cela est un film à grand spectacle qu’on projette à mesure que le train lentement s’enfonce et c’est encore cela que tu as dans les yeux lorsque déjà tu marches dans le métro en te disant une fois de plus : cette gare de Bruxelles Midi dont ils parlent existent-ils ?

Je me souviens d’un dimanche matin de très bonne heure, il y a quelques années, où j’étais le seul passager d’un wagon géant mais donc désert, et désert tout le long du voyage, qui après les maisons enchevêtrées et les couleurs de Bruxelles la ville aux graffiti et aux bâtiments tout de vitres et aux avenues à voitures filait dans le désert vert à l’infini des Ardennes puis bien plus tard fit arrêt à Luxembourg (cela existait donc pour de vrai, ce n’était pas qu’un truc fictif pour les jeux de banque ?) et puis bien plus tard encore me laissant à Strasbourg, me disant que jamais plus je ne ferais ce voyage, du moins pas un dimanche – j’ai su ce jour-là que la gare de Bruxelles Midi n’existait pas : que faisais-je donc à Strasbourg ?

Je me souviens qu’attendant un train pour Louvain (dite la Neuve, celle où la bière colle par terre) qui devait apparaître dans douze, puis huit, puis quatre minutes, soudain j’étais seul sur le quai et le train n’apparaissait pas : à quatre minutes avant son arrivée ils l’avaient changé de quai, mais pourquoi me serais-je méfié ? C’est par ce genre de tour que je l’ai compris, qu’elle n’existe pas, la gare de Bruxelles Midi.

J’ai bien observé Bruxelles, ces deux ans : plus même que je le faisais autrefois. J’ai photographié les maisons enchevêtrées, les bâtiments tout de vitres, les graffiti, les grues des grands chantiers, et j’ai souvent dormi dans Bruxelles, sans même me souvenir de la chambre ni de l’endroit etc. (souvenir d’une fois c’était très design en rose et bleu pas inconfortable mais froid et surtout la wifi qui ne marchait pas), j’ai souvent repris le métro au petit matin pour me retrouver dans un train sans avoir pu vérifier si existait la gare Bruxelles Midi, mais maintenant, je le sais : qu’on regarde bien, de n’importe quel train qui arrive, ou reparte, ou contourne, ou traverse Bruxelles, c’est une immense coupole dorée, et tout autour sont des échafaudages. Je dis bien : des échafaudages. Je crois que c’est à cause des échafaudages. On ne fait pas ça à un bâtiment normal. Ni une coupole dorée de toute dimension. Je le dis et le répète : cette coupole rodée gigantesque, entourée d’échafaudages, on la voit le jour, on la voit la nuit, on la voit des trains qui arrivent, des trains qui repartent, des trains qui traversent et trains qui contournent. Moi je vous le dis : ce qu’ils nomment Bruxelles Midi est probablement cette coupole même. Et toute gare connaît régulièrement les échafaudages n’est-ce pas.À chaque voyage à Bruxelles j’observe avec précision la coupole et ses échafaudages. Quand je marche dans la ville, la nuit, j’essaye souvent de rejoindre, aussi, la coupole et ses échaudages. Une fois, tout près, j’ai marché vers un promontoire : une passerelle s’en allait sur le vide, et puis cessait. On voyait pourtant loin, très loin. J’ai pensé, ce soir-là sur le promontoire, à proximité de la coupole dans ses échafaudages : voilà donc ce qu’ils nomment Bruxelles Midi ? J’avais la preuve. Il aurait fallu que l’ascenseur marche, il aurait fallu un escalier, il aurait fallu se jeter. Des tunnels, bien plus bas, rampaient vers ce qui devait être Bruxelles Midi, que surplombait cette coupole à mon niveau, mais dont les échafaudages rendaient tout accès impossible. Ce soir-là j’ai pensé : j’ai trouvé Bruxelles Midi, mais je n’ai pu y entrer.

Voilà pourquoi, en tout cas, je ne connais pas Bruxelles Midi.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 février 2012
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