autobiographie des objets | 63, il y aurait tout cela encore

tout dernier texte avant la fin


Est-ce qu’il y a une fin possible à ce genre de travail – et faire en sorte que l’inventaire soit complet ? Évidemment non. Plutôt une approche fractale : à tel point, sont tels repères, qui ne valent que pour l’étendue de leur surface.

La fin serait, on s’y achemine depuis longtemps, d’approcher l’armoire aux livres, de l’ouvrir, d’y entrer et n’en plus sortir.

Et qu’on aurait déposé ici les traces principales de ce qui changeait, d’un certain état du monde, par ces objets qui surgissaient, et n’auraient pour la plupart pas droit à l’existence pérenne de ce qu’ils remplaçaient : qui utilise aujourd’hui un poste radio à transistors ?

On cherche ce qui vous retient à tel moment du monde par un mot et une substance ou une forme ou un usage précis. On explore le fond de ses poches, le désordre des tiroirs qu’on n’ouvre plus, les villes où on marchait, les chambres qu’on habitait. Qu’y posait-on sur les murs ? Quelquefois, à ce qu’on entrevoir, on n’a pas envie de répondre, on laisse la porte close. Des périodes entières, des adresses, des noms. Ce sera le prochain fil à suivre, s’il y a quelconque intérêt à le suivre.

Tout du long du travail, on a tenu à la fin du fichier une liste. Parfois on supprime une ligne, article fait. D’autres restent longtemps : parce que l’entrée d’écriture ne s’est pas faite. Souvent, une prise d’écriture très loin de ce qui était évoqué dans la liste l’a aspiré à distance, de façon imprévue.

On découvre que la notion même d’objet a changé : on a si peu de besoin, et la machine en plastique sur vos genoux, avec ses fonctions réseaux, a tellement absorbé de ce qui nécessitait autrefois traces, achats marchands. Pas vraiment de plaisir à aller acheter en ville, et on sait que les vitrines s’y étiolent. Le temps des objets a fini.

Il reste des mots, dans la liste, parce qu’ils gardent une vibration qui leur est propre : le mot guidoline et le mot chatterton mis ensemble. Le chatterton est épais, peu extensible, d’un noir lisse profond. La guidoline est fine, rugueuse, et colle sur les deux faces avant de sécher. On a équipé nos vélos d’un guidon course acheté séparément, et on l’entoure soi-même de guidoline en spirale – ensuite, on fonce dans les côtes. L’effort et la vitesse au mollet seront les mêmes, mais la sensation autre. Avec le chatterton on pourrait boucher les fissures de la terre, réparer les erreurs humaines.

C’est une affaire de portes, depuis le début. Cette porte jaune dans l’arrière-cuisine avec l’arrière grand-mère aveugle, qui donne directement sur le garage et le pont élévateur. Au fond, le gros compresseur au halètement lent, et le tuyau plastique enroulé de la gonfleuse. On se dit que le bruit du compresseur a plus rythmé votre enfance que n’importe quel autre bruit. Il y avait un bac avec de l’eau sombre, pas souvent renouvelée : on y trempait les chambres à air de moto, vélo, voitures, camions, tracteurs, pour dépister la fuite d’air avant réparation. C’est là, sur le dessus, qu’il y a le bidon de pâte Arma rugueuse, seul produit qui permet aux mécaniciens d’éliminer à peu près le cambouis où ils baignent. Pour la pâte Arma, la permanence, la consistance, l’odeur même, se rejoignent, et tout d’un coup on a les mains, on peut remonter aux corps, aux visages, aux noms.

Il repasse dans les mains des éléments dispersés, dont on ne fera pas histoire. J’ai tenté de retrouver des traces d’un jeu télévisé, c’était avant le Schmilblick, ou quelqu’un venait décrire une invention vraiment utile à l’humanité, telle qu’elle était, que nous étions. Nous avions dans toutes les maisons un « tire-bottes », une planche avec une entaille en V à une extrémité, et une autre en-dessous aux deux-tiers pour que l’entaille soit à hauteur de semelle : on l’y coinçait, on posait l’autre pied sur la planche et vous aviez enlevé vos bottes de jardin sans effort ni tirage manuel – voilà ce qu’un quidam présentait maintenant à la télévision comme sa propre invention. Une autre fois, quelqu’un prouvait qu’il pouvait beurrer les biscottes sans les casser, rendez-vous compte. Il s’avéra, au bout de plusieurs semaines, qu’il n’avait même pas d’appareil, mais juste l’astuce de les prendre deux par deux... Comme si, en tout cas, l’appropriation collective du monde était l’exact prolongement de votre appropriation individuelle.

Les objets étaient des mondes : les chaussures avaient leur brosse et leur cirage, la semelle de peau de mouton pour l’hiver, de léger feutre en été, et tous les enfants passaient un moment par la semelle orthopédique.

Il y a des zones que je m’étais promis d’explorer : mais si elles tiennent plus à l’autobiographie qu’aux objets, elles s’éloignent d’ici. Ainsi cette arrière-cour du garage, à Civray, avec les vieilles voitures au rebut d’avant-casse (une Aronde Simca nous servait de terrain de jeu, d’île, d’avion), mais la suite de planches sous tôle ondulée qui isolait le coin de récupération d’acide à batterie, celui pour l’huile de vidange, et d’autres que j’identifie moins. Certaine période, j’avais adopté un grand carton à pare-brise (ceux incurvés des DS 19) comme une sorte de machine à voyager. Je m’y enfermais, avais découpé une porte à l’arrière, et dessiné sur les parois toutes les commandes qu’il me fallait. Je ne sais plus ce que j’y apportais : mais je m’y revois lire. Deux meurtrières étroites, sur l’avant, donnaient le jour. Un après-midi, je découvre qu’un camion en reculant a écrasé le carton : j’aurais été dedans, ça aurait été pareil et cette révélation (l’été de la sixième ?) m’a produit un grand trouble, qui ne vieillit pas.

Il y a aussi tous ces livres qui ne sont pas le chemin des « grands » livres, comme évoqué plus tôt pour Jules Verne ou Poe. Dans toutes les périodes de ma vie, en tout cas autrefois, l’expérience imaginaire par le livre vaut bien mieux que l’expérience réelle, où de toute façon je suis trop maladroit. Ainsi, pas de souvenirs particuliers concernant la pêche à la ligne – mais je me revois, certaine période, apprenant quasi par coeur tout un ensemble de Que sais-je ? sur la pêche en rivière. Quelquefois, le plaisir qu’on trouve aujourd’hui à circuler dans Wikipedia ressemble bien à cette petite poignée de Que sais-je ? souvent récupérés d’occasion à un franc, jaunis ou désassemblés. C’est la promesse qu’ils recelaient, qui manque plus que ce qu’ils vous apprenaient. On faisait beaucoup de choses avec du carton et de la ficelle, pas seulement des sous-marins via caisses à pare-brise. Deux pots de yaourt et une ficelle tendue correctement pour faire vibrer le fond, on avait un téléphone de campagne. Ainsi ce livre qui apprenait à réaliser des pliages, depuis l’élémentaire cocotte en papier, via ceux où on glissait les doigts pour les écarter nord-sud ou est-ouest avec des enfer paradis (et je serais bien incapable de le refaire – les enfants d’aujourd’hui l’apprennent-ils encore ?), ou des grenouilles gonflées à l’air et capables de sauter, ou les avions et fusées qu’il ne s’agissait que de perfectionner pour des vols très complexes. Un jour, j’ai perdu ce livre, souple et grand format, que je revois couvert de papier kraft – jamais eu l’idée d’où il avait disparu. Peut-être simplement appartenant à l’école et que ma mère l’y avait rapporté. On garde un tel manque des décennies.

Par contre, dans les livres de pédagogie qu’en tant qu’institutrice elle recevait gratuitement (les specimens), un très ancien qui s’intitulait Comment raconter des histoires : révélation qu’un texte est une construction, y compris ces exemples très simplement pris à André Theuriet ou d’autres, à destination des CM1 (dont je suis).

Mais comme le livre sur la pêche en rivière, celui sur les pliages ou le Comment raconter des histoires, je me revois l’été 1967 (daté avec précision) expérimenter sur ma guitare à cordes d’acier raides comme des cordes de piano les schémas d’un recueil de tablatures sur l’improvisation blues, qui vous donnait tous les secrets des maîtres en leurs solos. Et il me suffit encore aujourd’hui de repenser à certaines illustrations pour en recevoir un sentiment aussi complexe que les plus belles musiques.

C’est cette opposition des livres et de la musique vers quoi il faudrait sans cesse encore plus descendre. Sur une armoire, dans le couloir des grands-parents, un tambour militaire et un bugle – on les essaye en secret. Venus d’où, par quelle histoire ? Mais quand, fin 1978, j’achète à Pigalle rue de Douai cet énorme ampli Gallien-Krueger et un synthé Korg MS-20, où jamais je ne brillerai vraiment, qu’est-ce qui se joue du dessus d’armoire avec le tambour et le bugle interdits aux enfants ?

J’efface le reste de la liste. Il est trop tard. Je dois entrer dans l’armoire aux livres. J’avais noté cahiers Clairefontaine, sans doute en pensant à ces trois ans, à Paris, où j’avais tenu une sorte de journal en les numérotant, jusque vers le 14 je crois, et tout brûlé en 1983.

J’avais noté aussi, bizarrement : « le sapin de Noël de Göteborg ». Qu’est-ce qu’il viendrait faire ici ? C’est un souvenir plutôt positif que ces deux semaines en Suède, en plein décembre, sur un chantier naval maintenant désert, mais on devait sans cesse traverser ces grands halls vides pour rejoindre le petit labo où ils travaillaient sur la soudure sous-marine. Où est-ce que j’ai parlé de ces moments où défilaient devant nous, dans l’étroite passe de sortie de la Baltique, ces cargos russes brillants de stalactites ? On avait, Ducros le métallurgiste et moi-même , trois heures de jour au milieu de la journée, et une Ford Fiesta de location, qui disposait d’un toit ouvrant. Le soir, à l’hôtel, je continue ces cahiers numérotés – j’ai déjà basculé. Le travail n’est pas fatiguant (notre canon à électrons fonctionne bien, mais ils ne parviennent pas à régler leurs problèmes d’étanchéité pour réparation in situ – je crois – des câbles sous-marins de communication). Celui qui s’occupe de nous est devenu un ami, il a pour prénom Nils, et c’est à cause du toit ouvrant de la Ford Fiesta : il nous demande, une fin d’après-midi, de l’emmener à une vingtaine de kilomètres, en campagne. Nous y chargerons dans une ferme un sapin de Noël de taille comme ici on prend pour les villes. Il le plante tout droit entre les deux sièges avant, par le toit ouvrant, et nous reviendrons ainsi à Göteborg. Un peu plus tard je change de vie.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 28 février 2012
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