portrait de James Joyce en jeune homme numérique

Virginia Woolf et James Joyce en nouvelle traduction sur publie.net


note du 6 décembre 2012
Portrait de l’artiste en jeune homme, Joyce retraduit par Jean-Yves Cotté, c’est réaffirmer un Joyce tout neuf, dans tout l’éclatement vif de langue qui sera sa marque, avec les outils que nous donnent, pour le comprendre, Ulysse et Finnegan’s Wake. Entrant dans le domaine public, le chemin est enfin libre pour le remettre sur la table, le relire et le retraduire.

Alors que nous proposons sur publie.net le grand Une pièce pour soi de Virginia Woolf, nous avons souhaité que les deux textes, le Joyce et le Woolf, paraissent ensemble dans notre collection publie.papier.

Un très grand merci à Jean-François Gayrard, fondateur de NumerikLivres, qui a d’abord publié la version numérique de cette traduction du Joyce, d’accepter le principe d’une co-édition : les deux versions (légèrement révisée pour publie.net) voisineront en numérique, pour nous permettre cette reprise imprimée.

L’espace de pure jouissance de langue proposé par Joyce s’est brutalement agrandi avec cette traduction.

 

note du 14 avril 2012
La bascule numérique de la littérature (il était temps : est-ce qu’on parlerait en mêmes termes de l’astrophysique ou des télécommunications ?) est un changement de paradigme qui rebrasse nécessairement toutes les cartes.

Pour un texte original qui entre (ou s’élève, mais pas tombe) dans le domaine public, c’est le cas de James Joyce cette année – il nous reste le petit-neveu Artaud et quelques autres célébrités, mais au moins celui de Joyce aura cessé de nuire. Et si c’était en cela notre propre chance ?

Prendre l’initiative, en numérique, d’une nouvelle traduction d’un texte du domaine public, c’est déjà la possibilité de rémunérer le traducteur aux mêmes conditions qu’un auteur du domaine contemporain. Pour publie.net, 50/50. Donc la possibilité de travailler, de se coller au mastic. Et quel exercice – je le pratique pour moi-même (mon Bartleby, des Lovecraft, un Conrad en route), en traducteur du dimanche (puisque c’est le dimanche que je traduis).

Mais très grande fierté à accompagner Laurent Margantin dans son travail de reprise des Kafka, voir Chacun porte une chambre en soi ou cette traduction décapante, dure, grammaticalement au plus serré de la langue, de La colonie pénitentiaire.

Alors fier aussi de voisiner à nouveau l’équipe de NumerikLivres pour un Joyce relu avec verdeur, incroyable souplesse, un Joyce tout moderne qui donne une nette odeur de naphtaline à la traduction Pléiade... Non seulement le texte de Jean-Yves Cotté, mais ses annotations, une vraie réflexion critique.

Dans notre petit Landerneau, il se passe quelque chose. Quelque chose d’important, de beau, de salutaire.

Salut à l’équipe frère !

FB

 

Jean-Yves Cotté, traducteur | Portrait de l’artiste en jeune homme, début du 5ème chapitre


Il but sa troisième tasse de thé allongé jusqu’à la dernière goutte et se mit à grignoter les petits morceaux de pain frit éparpillés autour de lui, les yeux fixés sur le sombre liquide du bocal. La graisse jaune du rôti avait été creusée comme dans un bourbier et le liquide stagnant en dessous lui remit en mémoire l’eau sombre couleur de tourbe de la piscine de Clongowes. À portée de sa main, la boîte avec les tickets du mont-de-piété venait d’être fouillée et, de ses doigts graisseux, il en retira un à un les reçus bleu et blanc, griffonnés, grattés et froissés, au nom des prêteurs sur gages Daly ou MacEvoy.
 1 Paire de brodequins.
 2 Veste d’hiver.
 3 Objets et Blanc
 4 Caleçon d’homme

Puis il les mit de côté et regarda d’un air pensif le couvercle de la boîte, moucheté de traces de poux, et demanda distraitement :
— De combien avance la pendule maintenant ?

Sa mère redressa le réveil cabossé, couché sur le côté au milieu de la cheminée, jusqu’à ce que le cadran affichât midi moins le quart, puis le recoucha sur le côté.
— Une heure et vingt-cinq minutes, dit-elle. En fait, il est dix heures vingt. Crénom, tu pourrais essayer d’être à l’heure à tes cours !
— Faites de la place pour que je me lave, dit Stephen.
— Katey, fais de la place pour que Stephen se lave.
— Booty, fais de la place pour que Stephen se lave.
— Impossible, je passe au bleu. Fais de la place, toi, Maggie.

Une fois la cuvette émaillée installée dans le bac de l’évier avec, jeté sur le bord, un vieux gant de toilette, il permit à sa mère de lui frotter le cou, de lui récurer les oreilles et les ailes du nez.
— Eh bien, c’est lamentable, dit-elle, qu’un étudiant qui va à l’université soit si sale que sa mère doive le laver !
— Mais tu aimes ça, dit Stephen calmement.

Un sifflement strident retentit à l’étage et sa mère lui mit brusquement dans les mains un tablier humide, en disant :
— Sèche-toi et dépêche-toi pour l’amour du ciel.

Un second sifflement, prolongé et rageur, fit accourir une des fillettes au pied de l’escalier.
— Oui, père ?
— Ton fainéant de garce de frère est-il déjà parti ?
— Oui, père.
— Tu es sûre ?
— Hum !

La fillette revint en lui faisant signe de se dépêcher et de sortir discrètement par-derrière. Stephen rit et dit :
— Il se fait une drôle d’idée des genres s’il croit qu’une garce est du masculin.
— Oh, tu devrais vraiment avoir honte, Stephen, lui dit sa mère, et tu te repentiras du jour où tu as mis les pieds là-bas. Je sais bien que tu n’es plus le même.
— Au revoir tout le monde, dit Stephen, en envoyant du bout des doigts un baiser d’adieu.

La ruelle derrière la terrasse était détrempée et alors qu’il la descendait lentement, choisissant où poser les pieds entre les tas d’ordures mouillés, il entendit hurler une religieuse folle derrière le mur de l’asile d’aliénés des nonnes.
— Jésus ! Ô Jésus ! Jésus !

Il secoua brusquement la tête avec colère pour faire sortir ce cri de ses oreilles et accéléra le pas, trébuchant sur les immondices pourrissantes, le cœur déjà en proie à une douleur d’écœurement et d’amertume. Le sifflement de son père, les grommellements de sa mère, le cri strident d’une folle invisible étaient à présent autant de voix qui blessaient et menaçaient de rabaisser la fierté de sa jeunesse. Il chassa jusqu’à leurs échos de son cœur avec exécration mais, tandis qu’il descendait l’avenue en sentant tomber sur lui la grise lumière matinale que filtraient les arbres ruisselants et en humant l’odeur étrange et sauvage des feuilles et de l’écorce mouillées, son âme se libéra de ses souffrances. Les arbres lourds de pluie de l’avenue lui évoquaient, comme toujours, des souvenirs de jeunes filles et de femmes des pièces de Gerhart Hauptmann ; le souvenir de leurs ternes chagrins et le parfum émanant des branches mouillées se confondaient en une joie paisible. Sa promenade matinale dans la ville avait commencé et il savait d’avance qu’il penserait à la prose claustrale et veinée d’argent de Newman en traversant la plaine bourbeuse de Fairview, qu’il se rappellerait l’humour noir de Cavalcanti et sourirait en longeant North Strand Road, en regardant distraitement les vitrines des épiceries, que l’esprit d’Ibsen soufflerait sur lui tel un vent pénétrant, un esprit de beauté adolescente et rétive, quand il croiserait les ateliers d’équarrissage de pierre de Bairds à Talbot Place, et qu’il se répéterait le chant de Ben Jonson en passant, après la Liffey, devant une boutique crasseuse d’articles de marine, chant qui commençait ainsi :

Je n’étais pas plus las sur ma couche.

Son esprit, quand il était las de sa quête de l’essence du beau dans les œuvres d’Aristote ou de Thomas d’Aquin, se tournait souvent par plaisir vers les chants raffinés des élisabéthains. Son esprit, dans l’habit d’un moine sceptique, se tenait souvent tapi sous les fenêtres de cette époque pour entendre la musique grave et moqueuse des luthistes ou le rire franc des courtisanes jusqu’à ce qu’un rire trop vulgaire, une expression, galvaudée par le temps, de libertinage ou de faux honneur, blessât sa fierté monacale et le chassât de sa cachette. La science à laquelle on supposait qu’il consacrait ses journées et qui l’avait ainsi détourné de la compagnie de la jeunesse se résumait à un assemblage de quelques expressions extraites de La Poétique et de De l’âme d’Aristote, et à un Synopsis Philosophioe Scholasticoe ad mentem divi Thomoe. Ses réflexions n’étaient qu’un crépuscule de doute et de méfiance vis-à-vis de lui-même, qu’illuminaient par moments des éclairs d’intuition, mais des éclairs d’une grâce si sereine qu’en ces moments le monde périssait à ses pieds comme s’il avait été consumé par le feu. Après quoi, sa langue s’épaississait et il croisait les regards des autres avec des yeux apathiques tant il avait l’impression que l’esprit du beau l’avait enveloppé telle une mante et que, au moins en songe, la noblesse lui avait été révélée. Toutefois, quand cette brève fierté de silence ne le soutenait plus, il était content de se retrouver au beau milieu des existences communes, se frayant un chemin parmi la misère, le bruit et la paresse de la ville, avec courage et le cœur léger.

Près des palissades du canal il rencontra le tuberculeux au visage de poupée, coiffé d’un chapeau sans bords, qui s’avançait vers lui sur l’escalier incliné du pont, enveloppé dans son pardessus chocolat boutonné et tenant son parapluie roulé assez loin de lui, comme une baguette magique. Il doit être onze heures, pensa-t-il, et il jeta un coup d’œil dans une laiterie pour voir l’heure. La pendule de la laiterie lui indiqua qu’il était onze heures moins cinq mais, quand il se retourna, il entendit une pendule pas très éloignée, mais invisible, sonner onze coups avec une prompte précision. Il rit en l’entendant car elle lui fit penser à MacCann, et il vit sa silhouette trapue, en veste et pantalon de chasse, avec son bouc blond, debout en plein vent au coin de chez Hopkins, et il l’entendit dire :
— Dedalus, vous êtes un être antisocial, abîmé dans vos réflexions. Je suis un démocrate : et je veux travailler et agir pour la liberté et l’égalité sociales des classes et des sexes dans les États-Unis de l’Europe à venir.

Onze heures ! Il était donc en retard aussi pour ce cours-là. Quel jour de la semaine était-ce ? Il s’arrêta devant un marchand de journaux pour lire le gros titre d’une affiche. Jeudi. De dix à onze, anglais ; de onze à douze, français ; de douze à treize, physique. Il se représenta le cours d’anglais et se sentit, malgré la distance, impatient et impuissant. Il vit les têtes de ses camarades, humblement penchés sur leur cahier pour écrire ce qu’on leur avait ordonné de noter, les définitions nominales, les définitions essentielles, les exemples, les dates de naissance ou de décès, les œuvres majeures et, côte à côte, une critique favorable et une défavorable. Sa tête à lui n’était pas penchée car ses pensées vagabondaient au loin et, selon qu’il regardait la petite classe d’étudiants autour de lui ou par la fenêtre les jardins désolés du Green, une odeur de cave morne, d’humidité et de pourriture l’assaillait. Une autre tête que la sienne, juste devant lui dans les premiers rangs, dominait franchement celles de ses voisins penchés telle la tête d’un prêtre priant sans humilité le tabernacle en faveur des humbles fidèles qui l’entourait. Pourquoi, lorsqu’il pensait à Cranly, était-il incapable de l’imaginer en entier, ne voyant que sa tête et son visage ? Même à présent devant le rideau gris du matin, c’est l’image qui se présentait à lui tel le fantôme d’un rêve, le visage d’une tête coupée ou d’un masque mortuaire, le front couronné de ses cheveux noirs, droits et raides comme une couronne de fer. C’était le visage d’un prêtre, prêtre par sa pâleur, par son nez grand et large, par les ombres sous les yeux et le long des mâchoires, prêtre par ses lèvres allongées, blêmes et vaguement souriantes. Stephen, se rappelant aussitôt comment il avait confié à Cranly les émois, les troubles et les convoitises de son âme, jour après jour et nuit après nuit, sans obtenir d’autre réponse de son ami qu’un silence attentif, aurait pu se dire, s’il n’avait gardé le souvenir du regard de ses yeux sombres et féminins, que c’était là le visage d’un prêtre coupable qui entendait les confessions de ceux qu’il ne lui était pas permis d’absoudre.

Il entrevit par cette image une étrange et sombre caverne de conjectures mais s’en détourna aussitôt, sentant que ce n’était pas encore l’heure d’y pénétrer. Cependant, le poison de la langueur de son ami semblait répandre dans l’air alentour une exhalaison ténue et mortelle, et il se retrouva à passer d’un simple mot à un autre, de droite à gauche, avec la ferme impression qu’ils avaient été subrepticement vidés de toute signification propre jusqu’à ce que, telle une formule magique, la moindre inscription sur une boutique paralysât son esprit, jusqu’à ce que son âme se flétrît sous le poids des ans alors qu’il continuait de marcher dans une ruelle parmi les ruines d’une langue morte. Sa propre conscience du langage refluait de son cerveau, s’infiltrait dans les mots eux-mêmes qui s’assemblaient et se dispersaient en cadences fantaisistes :

Le lierre gémit sur le mur,

Et gémit et gémit sur le mur,

Le lierre jaune sur le mur,

Le lierre, le lierre grimpe au mur.

Quelqu’un a-t-il jamais entendu pareilles bêtises ? Dieu tout-puissant ! Qui a jamais entendu dire que le lierre gémît sur un mur ? Du lierre jaune : soit. De l’ivoire jaune, aussi. Et quid du lierre ivoire ?

Le mot brillait à présent dans son esprit, plus clair et plus éclatant que n’importe quel ivoire prélevé à la scie sur des défenses d’éléphant tachetées. Ivoire, ivory, avorio, ebur. Un des premiers exemples qu’il avait appris en latin était : India mittit ebur  ; et il se rappela le visage astucieux d’homme du Nord du recteur qui lui avait appris à traduire les Métamorphoses d’Ovide en anglais élégant, rendu saugrenu par la mention de pourceaux, de tessons d’argile et de tranches de lard. Le peu qu’il sût de la versification latine, il l’avait appris dans un livre en lambeaux écrit par un prêtre portugais.

Contrabit orator, variant in carmine vates 3

Il avait découvert les crises, les victoires et les sécessions de l’histoire romaine par le biais de la devise In tanto discrimine, et il avait essayé d’appréhender la vie sociale de la ville des villes au travers de l’expression implere ollam denariorum que le recteur avait fait sonner tels des deniers remplissant un pot. Même quand il avait les doigts froids, les pages de son Horace usé n’étaient jamais froides au toucher car c’étaient des pages humaines : un demi-siècle plus tôt elles avaient été tournées par les doigts humains de John Duncan Inverarity et de son frère, William Malcolm Inverarity. Certes, c’étaient là de nobles noms inscrits sur la page de garde jaunie, même pour un aussi piètre latiniste que lui, et les vers jaunis étaient aussi parfumés que s’ils avaient reposé toutes ces années dans le myrte, la lavande et la verveine ; il n’en était pas moins blessé à la pensée de n’être jamais qu’un timide convive au banquet de la culture universelle et que l’érudition des moines, sur laquelle il s’appuyait pour s’efforcer de créer une philosophique esthétique, n’était guère plus estimée aujourd’hui que les jargons subtils et étranges de l’héraldique et de la fauconnerie.

Sur sa gauche, le bloc gris de Trinity College, profondément enfoncé dans l’ignorance de la ville telle une pierre terne enchâssée dans une bague encombrante, le fit redescendre sur terre. Et, pendant qu’il s’efforçait d’une manière ou d’une autre de se désempêtrer des fers de la conscience réformée, il arriva devant la statue baroque du poète national de l’Irlande.

Il la regarda sans colère car, même si la veulerie du corps et de l’âme s’y insinuait telle une vermine invisible, des pieds traînants aux plis de la cape en passant par la tête servile, elle paraissait humblement consciente de sa propre indignité. C’était un Fir Bolg dans le manteau emprunté d’un Milésien, et il songea à son ami Davin, l’étudiant paysan. C’était une plaisanterie entre eux, mais le jeune paysan ne s’en formalisait pas :
— Continue, Stevie, j’ai la tête dure, tu le dis toi-même. Appelle-moi comme tu veux.Le diminutif affable de son prénom dans la bouche de son ami avait aussitôt touché agréablement Stephen, pourtant aussi formel dans sa façon de s’adresser aux autres que ceux-ci l’étaient à son égard. Souvent, quand il était assis dans la chambre de Davin sur Grantham Street, s’étonnant des chaussures d’excellente facture de son ami rangées par paires contre le mur, et répétant à la seule intention de son ami les vers et les cadences d’autrui sous lesquels il cachait ses aspirations et ses découragements, l’esprit fruste et firblogien de son auditeur avait attiré le sien avant de le repousser, l’attirant par sa générosité d’attention innée et discrète, ou par ses tournures surannées en vieil anglais, ou par son appétence prononcée pour les exercices physiques brutaux – car Davin était un disciple de Michael Cusack, le Gaël –, le repoussant brusquement par son manque de subtilité, ou par la rudesse de ses sentiments, ou par un reflet de terreur stupide dans ses yeux, la terreur qui ronge l’âme d’un village irlandais affamé où la crainte du couvre-feu rôde encore.

Tout autant que le souvenir des prouesses de son oncle Mat Davin, l’athlète, le jeune paysan révérait la légende douloureuse de l’Irlande. Les commérages de ses camarades, qui cherchaient à tout prix à donner du relief à la banalité de la vie universitaire, aimaient à le faire passer pour un jeune Fénien. Sa nourrice lui avait appris l’irlandais et avait façonné son imagination grossière à la triste lumière du mythe irlandais. Il regardait ce mythe auquel aucun esprit individuel n’avait jamais trouvé la moindre beauté, et ses contes pesants qui se déclinaient en remontant les cycles, comme il regardait la religion catholique romaine, tel un serf loyal et lent d’esprit. Quel que fût la pensée ou le sentiment qui venait d’Angleterre ou par le biais de la culture anglaise, rien ne trouvait grâce à ses yeux ainsi prévenus ; et du monde qui s’étendait au-delà de l’Angleterre, il ne connaissait que la Légion étrangère, en France, dans laquelle il envisageait de servir.

Accordant cette ambition à l’humour du jeune homme, Stephen l’avait souvent traité d’oie domestique : il y avait même dans ce surnom une pointe d’irritation dirigée contre cette réticence de son ami à parler et agir, réticence qui semblait se dresser si souvent entre la façon de penser de Stephen, avide de conjectures, et les coutumes secrètes des mœurs irlandaises. Un soir le jeune paysan, l’esprit aiguillonné par les discours enflammés ou sensuels par lesquels Stephen échappait au silence froid de la révolte intellectuelle, avait évoqué devant lui une étrange vision.

Tous deux traversaient les rues sombres et étroites du misérable quartier juif, se dirigeant lentement vers la chambre de Davin.
— Il m’est arrivé quelque chose, Stevie, l’automne dernier, un peu avant l’hiver, une chose que je n’ai jamais racontée à quiconque, tu es donc le premier à qui j’en parle. Je me dessouviens si c’était en octobre ou en novembre. C’était en octobre car c’était avant mon arrivée ici pour m’inscrire à l’université.

Stephen avait tourné son regard souriant vers le visage de son ami, flatté de sa confiance et gagné par sa sincérité.
— Ce jour-là je m’étais absenté de chez moi pour aller à Buttevant – je ne sais pas si tu sais où c’est – assister à un match de hurling entre les Own Boys de Croke et les Fearless Thurles et mon Dieu, Stevie, ce fut un âpre combat. Ce jour-là, mon cousin germain, Fonsy Davin, s’est retrouvé presque à poil à défendre pour ceux de Limerick, mais la moitié du temps il était avec les avants, criant comme un fou. Je n’oublierai jamais ce jour-là ! À un moment donné, un gars de Croke a frappé un coup de crosse terrible dans sa direction et je jure devant Dieu qu’il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne la prît en pleine tempe. Mais, Dieu soit loué, si la crosse l’avait touché, je n’aurais pas donné cher de sa peau !
— Je suis ravi qu’il n’ait rien eu, avait dit Stephen en riant, mais ce n’est sûrement pas la chose étrange qui t’est arrivée ?
— Eh bien, je suppose que ça ne t’intéresse pas mais je t’assure que cela fit un tel raffut après le match que je ratai mon train, et je n’ai trouvé rien ni personne pour me ramener car, comble de malchance, il y avait ce jour-là un rassemblement de masse à Castletownroche et toutes les voitures de la région s’y trouvaient. Je n’eus donc d’autre solution que d’y passer la nuit ou de rentrer à pied. Aussi, je me mis en route sans traîner et, à la tombée de la nuit, j’arrivai aux collines de Ballyhoura, soit à plus de quinze kilomètres de Kilmallock, et il me restait une longue route isolée. Il n’y avait pas trace d’une maison chrétienne sur cette route, et pas un bruit. C’était presque tout noir. Je m’arrêtai une ou deux fois près d’un buisson pour allumer ma pipe et s’il n’y avait eu tant de rosée je me serais étendu là pour dormir. Enfin, au détour d’un tournant, je repérai une petite chaumière avec de la lumière à la fenêtre. Je m’approchai et frappai à la porte. Une voix demanda qui c’était et je répondis que j’avais été au match de Buttevant, que je rentrai chez moi et que j’accepterais volontiers un verre d’eau. Au bout d’un moment, une jeune femme ouvrit la porte et me tendit un grand verre de lait. Elle était à moitié dévêtue comme si elle s’apprêtait à se coucher quand j’avais frappé et ses cheveux étaient défaits. Quelque chose dans son allure et dans son regard me fit supposer qu’elle attendait un enfant. Elle me retint un long moment à la porte, ce que je trouvai étrange car sa poitrine et ses épaules étaient dénudées. Elle me demanda si j’étais fatigué et si je voulais m’arrêter là pour la nuit. Elle ajouta qu’elle était seule dans la maison et que son mari était parti le matin même raccompagner sa sœur à Queenstown. Et pendant tout ce temps, Stevie, elle n’a cessé de me dévisager, et elle était si près de moi que je pouvais l’entendre respirer. Quand j’ai fini par lui rendre le verre, elle me prit la main pour me faire entrer et dit : « Entrez et restez coucher ici. Vous n’avez rien à craindre, il n’y a personne d’autre que nous… » Je ne suis pas entré, Stevie. Je l’ai remercié et j’ai repris mon chemin, complètement fébrile. Au premier tournant, j’ai regardé en arrière et elle était toujours à la porte.


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1ère mise en ligne 14 avril 2012 et dernière modification le 30 décembre 2012
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