entretien sur les entretiens | live writing avec Anne Reverseau

les 4 échanges en ligne...


J’ai fait la connaissance d’Anne Reverseau à Louvain-la-Neuve, où elle venait en voisine puisque enseignant la littérature contemporaine à Leuven, la Louvain d’avant la séparation (lire Métamorphoses du regard poétique et surtout son travail sur rôle de la photographie dans la littérature).

Mais Anne est familière du web depuis bien longtemps, on s’en apercevra.

Elle m’a proposé en mars dernier, un entretien sur les entretiens, échanger sur les entretiens réalisés au cours de mon trajet professionnel. J’ai joué mon jeu habituel de dissuasion : — L’entretien c’est le service après-vente, et faudra faire l’après-vente de l’après-vente ?

Il en aurait fallu plus pour la démonter. Première salve de questions avant-hier. Ce matin, troisième salve alors hop, je mets en ligne, brut de décoffre, et alors même qu’on va continuer. Avec (c’est aussi une question évoquée par elle), pleine liberté à elle de tout remonter compiler raccourcir réécrire inventer si elle veut.

Et serai curieux de lire les autres collègues convoqués. Attention : ci-dessous il est aussi question de web.

FB

Photo iPhone ci-dessus : journées Gracq, Saint-Florent le Vieil, octobre 2011, juste avant de commencer – photo qui pour moi illustre très bien la situation de cauchemar qui est celle de l’entretien.

 

Anne Reverseau | entretiens (plus ou moins bien) identifiés

1 – message initial

Je ne sais pas si tu te souviens mais on avait rapidement discuté, à Louvain, avant Formes d’une guerre, en mars dernier, d’un éventuel entretien sur les entretiens. Ca fait déjà un petit temps. Depuis, j’en sais davantage sur le projet. Ce serait un recueil d’entretiens sur les entretiens, publié à Bruxelles aux Impressions nouvelles, chez Benoît Peeters, donc). Le projet est porté par de jeunes chercheurs très bien (en tout cas enthousiastes, ce qui est un peu rare dans l’université...). Le point que je trouve intéressant est que dans le livre, on ne trouvera pas seulement des entretiens d’écrivains sur leur expérience d’entretiens (ce qui aurait été un peu narcissique...), mais aussi des intervieweurs et des éditeurs d’entretiens (des gens comme Catherine Flohic, notamment), ce qui devrait donner un point de vue plus éclaté et plus riche sur la question. C’est pour cette raison, entre autres, qu’ils (et moi aussi) tiennent beaucoup à ta participation puisque tu y apparaîtrais à la fois comme écrivain, éditeur et objet d’entretiens non (ou moins bien) identifié. Bref, je ne sais pas si cela peut te convaincre, en tout cas, ça me ferait plaisir de t’entendre ou de te lire à ce sujet. Non, je ne dirai pas « ce ne sera pas long » comme ceux qui te proposent des entretiens téléphoniques, d’ailleurs, ça peut se faire par mail, ou sur twitter, ou sur facebook, etc. Qu’en penses-tu ? A.R.

 

entretien, salve 1

 Te souviens-tu de ton premier entretien ? Est-ce que c’était en tant qu’écrivain ? Peux-tu en dire quelques mots ?
 Oui. Sortie d’usine venait juste de paraître (septembre 1982). Laure Adler, qui s’occupait alors des Nuits magnétiques à France Culture, avait fait le déplacement jusqu’à Vitry-sur-Seine. J’avais quitté cette usine un an et demi plus tôt, on avait fait une ballade autour et on avait fait l’entretien dans un bistrot à côté. Je revois nettement le bistrot, mais c’est tout pour les souvenirs.

 

 Quelles différences vois-tu entre les entretiens que tu donnes aujourd’hui comme écrivain, comme éditeur ou comme animateur d’ateliers ou de résidence ? En entretien, y a-t-il des choses dont il est plus facile de parler que d’autres ?
 Autrefois je faisais ça sagement, maintenant je ne le fais que si ça me fait plaisir, donc des questions excitantes. J’ai quelques règles maintenant strictes, jamais d’entretien par téléphone, très exceptionnellement des entretiens avec rencontre physique, le mail c’est parfait. Et quelques barrages dissuasif s en amont, genre l’axiome STWF : see the web first, rien de déplaisant comme les gens qui se dispensent de savoir ce que vous avez déjà pu dire sur la même question.

 

 Quel genre d’entretien aimes-tu ? Dans quel cas un entretien permet-il de « faire le point avec soi-même », comme tu dis ? Qu’est-ce qui suscite ton désir de parler dans un entretien ? Qu’est-ce qui « touche juste » ?
 J’ai quelques souvenirs positifs, par exemple avec Thierry Hesse pour la revue L’Animal, il y a une dizaine d’années, là un vrai creusement d’une trentaine de pages, un autre avec Dominique Viart sur la notion d’autobiographie, un autre avec Jean-Claude Lebrun filmé pour Qu’est-ce qu’elle dit Zazie (voir ici en ligne), ça fait pas derche. Sinon, c’est total imprévisible. L’an passé, une proposition de questions par Elen Riot, qui enseigne le management à l’école de commerce de Reims, c’était vraiment une découverte, et un autre aussi avec Quentin Leclerc, étudiant en master à Rennes, un régal. Mais je ne m’oblige jamais à dire oui. Il n’y a pas de "désir", si j’ai le désir de dire quelque chose, je le dis dans mon site et voilà. D’autre part, il y a le modèle des Entretiens avec le professeur Y de Céline – on peut très bien faire ça tout seul. Et personne n’a fait d’entretiens avec Baudelaire ou Lautréamont, même si l’épistolaire en tient le rôle.

 

 Et quel genre d’entretien détestes-tu ? Dans quel cas refuses-tu un entretien ? As-tu déjà regretté un entretien ? Pourquoi ?
 On se fait toujours avoir, malgré ces précautions, et souvent via l’amicale pression de l’éditeur, pour se retrouver dans une émission radio ou télé qui tourne mal, avec un plouc. Après on s’en veut énormément. Les dégâts sur soi-même sont forts. C’est pour ça que je me méfie maintenant. J’évite aussi au maximum les invitations qui s’intitulent « table ronde ». Le problème n’est pas l’entretien, il est la vision convenue de l’auteur fétichisé et doué de parole lénifiante, centrée sur lui-même. Quand on vous place dans cette situation, c’est mort d’avance. Une fois, à la BNF, dans un débat entrecoupé de petites vidéos, j’ai profité d’un moment de projection pour me tirer carrément du plateau.

 

entretien – salve 2

 Justement, pourquoi le mail est-il préférable à tout le reste ?
 Disons que c’est le moindre mal, je fais ça où je veux quand je veux, et je me sers de l’écrit, alors que l’expression orale m’angoisse terriblement.

 

 En lisant ce que tu dis d’un entretien avec Olivier Malnuit pour Technik’art, je me disais que ta méthode était bien rodée et que tu étais un vrai professionnel de l’entretien. Je te cite : « je réponds en vrac dans mon heure chrono de TGV retour (…). Et libre à lui de piocher, sélectionner, rétrécir pour le magazine. Le site est outil optique ouvert sur ce qu’il y a en amont ». Tu vas même jusqu’à préciser tous les détails à la fin de l’entretien : « Sur Mac PowerBook, TGV Paris-Tours, le 16 janvier 2007, 18h10-19h20. »
 Idem pour ce qu’on fait là, Anne. L’oralité est un outil essentiel du littéraire, et ce n’est pas d’aujourd’hui. Ça survivait en partie dans l’art épistolaire, privé ou fictif. L’oralité est un des mes outils personnels importants dans mon travail de fiction. En répondant par de l’oralité écrite, je suis dans mon rôle d’auteur, qui est d’être une fiction de moi-même parmi d’autres. Et la compression en temps réel d’un entretien, formes orales de la langue, envoyé sans relire, c’est permettre à celui qui interroge de recevoir du vivant comme s’il nous avait eu devant lui – enfin on peut essayer que.

 

 D’où ces questions : Réponds-tu toujours de la même façon aux mêmes questions ? As-tu déjà menti au cours d’un entretien ? Est-ce que tu te renseignes sur la personne qui t’interroge ? Sur le support de publication ? Enfin, est-ce que tu demandes à vérifier ou à réécrire les entretiens accordés ? Dans quel cas ?
 Mentir n’a aucun sens pour un auteur de fiction, voir Aragon là-dessus, notamment. Si c’est par écrit, je ne demande pas vérification, à l’autre de faire ce qu’il veut. S’il joue crapuleusement, ben il ne reviendra pas une deuxième fois that’s all. Par contre n’ai jamais fait de copier coller d’un entretien l’autre, ça me barbe. Si la question est la même, ça ne vaut pas le coup d’y répondre, point barre.

 

 Dans le tiers livre, on est surpris par le nombre d’entretiens que tu exhumes, que tu reprends intégralement et que tu commentes. Je pense à la mise en ligne de vieux entretiens de 1998-2001 sur ton rapport au web, à celui accordé à Eric Legendre le 5 novembre 2008, où la discussion se prolonge dans les commentaires, ou encore à celui de Frédérique Roussel pour Libération. Peux-tu expliquer les raisons de ces reprises et de ces mises en avant ?
 Privilège de l’ancienneté. Le site est la trace de plus en plus exhaustive de mon travail, dans tous ses registres. Quiconque me sollicite pour un entretien doit en accepter la règle. Je n’ai pas fait plus d’entretien que mes collègues auteurs, seulement les miens sont accessibles. Voir ce que nous apporte aujourd’hui, pour Bernard-Marie Koltès, la publication posthume d’Une part de ma vie.

 

 De façon générale, il me semble qu’il est important pour toi de répertorier ce qui paraît sur ton travail. Est-ce qu’on peut dire qu’Internet te donne une plus grande maîtrise sur les entretiens que tu accordes ? Est-ce une façon pour toi d’avoir le dernier mot – un final cut ?
 Non, puisque ça fait assez longtemps que je m’applique la réponse que donnait Bob Dylan à la question c’est quoi pour toi le rock’n roll ? répond : — Carelessness (à noter que le recueil d’entretiens de Dylan, c’est 600 pages et il y a des morceaux géants). J’assume ce que je publie, mais l’entretien c’est de la parole autour, c’est pas bien grave, on peut dire le contraire le lendemain, non ? Le vrai plaisir qu’on peut avoir, cependant, c’est le total laisser-aller. C’est pas fréquent. Alain Veinstein est très fort pour ça, même si du coup je préfère ne pas réécouter.

 

 Enfin, rêves-tu d’être interviewé par une personne en particulier ? Qui ? Ou rêves-tu d’être interviewé d’une façon particulière ? J’imagine par exemple que tu as dû rêver ton premier entretien par twitter avant qu’il n’arrive, ou un entretien ambulatoire avant de le réaliser ?
 Ah oui, avec Philippe/(Pierre Ménard) il voulait qu’on enregistre un truc, mais en fait on avait passé le temps au bistrot à parler de tout autre chose, et après, comme je devais prendre mon train, il avait mis son magnéto en même temps qu’on marchait jusqu’au métro. Mais ça c’est pas de l’entretien, c’est nos amusements web. Jamais rêvé que quiconque m’interviewe, non, alors que par contre j’adore le rôle contraire : conduire une parole d’exploration, avec une caméra ou un micro. En ce moment, les rencontres de scientifiques que je publie sur le plateau de Saclay. Mais j’aime pas qu’on vienne me fouiller dans les poches. Je me referai pas : l’auteur, Saint-John Perse serait celui qui a radicalisé ça jusqu’à sa propre biographie dans son Pléiade, et jusqu’à son nom, est une construction organique à la construction globale de fiction. J’ai ici, dans la pièce où j’écris, les entretiens de Perec, les conversations de Kafka avec Janouch, les entretiens de Nathalie Sarraute, d’autres de Duras – mais le plus livre que je connaisse dans le registre, c’est Rencontre avec Samuel Beckett de Charles Juliet – là ça devient écriture.

 

entretien – salve 3

 Justement, je voulais te parler maintenant de livres d’entretiens… Comme tu es fasciné par les coulisses du métier d’écrivain (la « fabrique », etc.), on peut imaginer que tu aimes lire des recueils d’entretiens. Est-ce le cas ?
 Fascination n’est pas un mot qui convient. On peut être fasciné par une phrase (Flaubert était fasciné par la phrase de Rabelais : « Comme assez sçavez qu’Africque apporte tousiours du nouveau », et moi je suis fasciné par la phrase de Proust sur Flaubert : « Mais comme nous les aimons, ces lourds matériaux que la phrase de Flaubert soulève et laisse retomber avec le bruit intermittent d’un excavateur »), mais ça, c’est la scène de l’écriture, et non pas ses « coulisses » – ce qui est vital, par contre, c’est de comprendre l’écriture comme processus, d’entrer dans l’atelier. Par exemple, les correspondances ou les carnets des peintres, Delacroix, Hélion, Van Gogh, Hopper, nous importent considérablement, parce qu’ils disent le voir et le faire du peintre, ses étapes – et pour eux ça se sépare de leur discipline elle-même. Tandis que ce qui concerne l’écriture, chez Blanchot ou chez Proust, on le trouvera dans l’oeuvre elle-même et pas son « para-texte » (le mot est de Genette, non ?). Ce n’est pas l’entretien en tant que tel, que ce que tu nommes effectivement « fabrique » – les correspondances de Rilke et de Flaubert, le très étrange Faulkner à l’université… Mais finalement, hors ceux cités tout à l’heure, Sarraute, Perec, Koltes, Kafka, j’en ai très peu.

 

 Et est-ce que tu as déjà eu envie, par exemple, de lire un auteur inconnu après avoir lu ou écouté un entretien ?
 Je peux dire oui tranquillement, même si mes souvenirs, dans ce cas, passent plus par la radio : une voix chez Veinstein (et savoir qu’on vient écouter Veinstein pour ça), et la version actuelle : les vidéos de Jean-Paul Hirsch sur le site POL. Là il se passe vraiment quelque chose : l’entretien n’est pas fait depuis un interlocuteur surgi du monde de la médiation ou de la critique, mais depuis la fabrique à livres elle-même, la confiance de l’auteur dans son éditeur. Peut-être c’est une dimension à rajouter : la discussion principale sur notre travail elle est là, en amont, avec l’éditeur, puis le correcteur. Jean-Paul interroge les auteurs directement dans la maison d’édition, au moment du service de presse. Parfois, c’est en accompagnant Charles Juliet à la maison de la radio, directement dans le taxi. Dernière révélation pour moi : Pierre Patrolin, Une traversée de la France à la nage, estomaqué par cette voix prise par un bégaiement à la Roger Blin dès qu’elle tentait de parler du livre, s’en débarrassant sinon.

 

 Tu n’es pas seulement, tu l’as dit, un objet d’entretiens, mais aussi un passeur d’entretiens, dans le sens où tu donnes des entretiens à lire dans le tiers livre et dans publie.net (les tiens, mais ceux des autres aussi, par exemple Laurent Margantin / Daniel Bourrion ou Mahigan Lepage / Sarah-Maude Beauchesne ou Jean-Marie Gleize / Benoît Auclerc). Il y a aussi la mise en ligne de certains des 30 entretiens vidéo par Sylvain Bourmeau et surtout la publication, dans publie.net, d’entretiens comme livres à part entière, qu’il s’agisse d’entretiens anciens (le livre de 1912 d’entretiens de Rodin avec Paul Gsell, Artiste) ou contemporains, comme le passionnant Les écouter écrire de Georgia Makhlouf. Peux-tu expliquer pourquoi c’est important pour toi de faire lire ces entretiens ?
 Un site Internet comme le mien (mais tout blog, qui participe d’un écrire/lire et non pas d’un seul espace de réception) est à la fois un dépôt et un propulseur. Le dépôt devient visible, alors que pour plein d’autres copains auteur – je pense à Pierre Bergounioux, il faudrait aller dans l’arrière-pièce où il garde revues et publications. Publie.net n’est pas une structure d’édition selon le modèle des maisons d’édition papier : on essaye de travailler le plus possible sur le modèle de la coopérative. Mon site, et le site de chaque auteur, sont aussi l’espace de propulsion et de recommandation. Après, ce sont des questions plus spécifiques au web : signaler une publication par un lien, c’est évidemment important, mais l’activité réseau comme twitter y suffit, voire y excelle. Nous nous séparons progressivement du droit d’auteur traditionnel en allant vers d’autres formes de reprises et partages d’un site à l’autre, via les Creative Commons, ces fragments de texte de l’un qui viennent s’imbriquer dans le site de l’autre. Ça fait probablement partie de ces éléments où l’écriture web déplace le champ même de l’écriture et du statut de l’auteur.

 

 A propos de Rencontre avec Samuel Beckett de Charles Juliet, tu dis que c’est l’entretien « le plus livre » que tu connaisses. Qu’est-ce que c’est justement, pour toi, un entretien ou un recueil d’entretiens qui devient écriture ?
 Démarche très complexe. 1, Charles publie son Journal depuis longtemps, mais comme c’était du vivant de Beckett, en retire la trace Journal de ses 4 rencontres avec Beckett. 2, il ne s’agit pas d’une rencontre mais de 4 rencontres successives, et de l’étudiant apprenti d’écriture, la première, Charles est devenu progressivement l’écrivain qu’on sait, tandis que Beckett, que seuls les happy few connaissaient, a eu le prix Nobel et est devenu un repère phare. 3, Charles ne retranscrit pas ses questions, c’est un entretien dissymétrique, et cette dissymétrie génère (c’est ça ma proposition d’écriture, d’ailleurs, lorsque j’utilise ce texte avec des étudiants) une attention incroyablement précise aux mains, aux regards, à la laine usée du pull aux poignets, à la façon de s’asseoir, aux silences. 4, Avec une maestria incroyable aussi, Charles passe au discours indirect tout ce que Beckett dit concernant ses livres ou son travail, mais garde au style direct les moindres inflexions mineures des répondes, les « Oui », les « Comment allez-vous ? »… Dans ce cas-là il ne s’agit pas d’un entretien qui devient écriture, mais bien de se saisir de la forme conventionnelle et repérable de l’entretien (comme je l’ai fait aussi pour mes entretiens fictifs de Daewoo) pour asseoir ou dresser l’écriture.

 

 Je cite la présentation que tu fais de Les écouter écrire sur publie.net : « Cela tient aussi à l’approche et aux questions : Georgia Makhlouf est elle-même écrivain – et l’approche qu’elle a choisie via son titre Les écouter écrire, fait que c’est comme de s’asseoir ensemble à la table de travail de chacun ». Est-ce, comme tu le suggères ici, quand les entretiens sont menés par un écrivain ou du moins par quelqu’un qui a une sensibilité littéraire, que les entretiens deviennent des œuvres littéraires ?
 Merci d’avoir repéré le livre de Georgia Makhlouf sur publie.net. Typique de l’entretien qui se passe bien, parce qu’elle interroge ceux qu’elle rencontre sur la genèse ou l’atelier du livre, ce qui ne pourrait se faire si elle n’était pas elle-même auteur de fictions et d’essais. Mais sa position, publication dans le supplément littéraire d’un des plus grands journaux libanais, l’écart que cela donne pendant le temps même de l’entretien, et le fait que sa géographie d’écritures, ouf, en a fini avec la hiérarchie hexagonale, explique 1 que cet ensemble ait été refusé par les éditeurs traditionnels, 2 qu’on ait aussi du mal à l’imposer sur publie.net, 3 que je sois fier de l’accueillir ! D’ailleurs, version augmentée à l’approche.

 

entretien, salve 4


Ce que tu préfères, dis-tu, c’est mener des entretiens, poser des questions, aller à la rencontre des gens (comme ce que tu es en train de faire sur le plateau de Saclay). Dans le tierslivre, tu évoques des entretiens vidéo, Ecrire la ville, une série, et la préparation des questions posées (avec des mots clés entre parenthèses). Peux-tu expliquer ce qu’était l’expérience et ta position là-dedans ?

Écrire la ville c’était une suite de mini entretiens commandés par la BNF pour accompagner sur son site un atelier d’écriture en ligne – visée très pédagogique, même si grande joie à les préparer et les mener. Mais rien de spécial à en dire : sinon que l’auteur est un être social aussi, et que toujours heureux lorsqu’une commande nous est faite en nous permettant, dans la commande sociale, de garder notre spécificité d’écrivain, ce que je revendique aussi pour les ateliers d’écriture. C’est différent pour Saclay, parce que ça permet d’appréhender une réalité invisible ou autrement inaccessible. Donc mise en travail de ma propre conception de la réalité. Donc de revenir plus alourdi ou plus complexe à sa table d’écriture. Mais ce n’est pas directement une exigence surgie de là où on écrit, où les morts suffisent.

 

Pourrais-tu parler plus généralement de ta pratique d’intervieweur et de tes autres expériences de meneur d’entretien ?

J’ai eu la chance, en 1986, que France-Culture (les Nuits magnétiques d’Alain Veinstein – encore lui – et Laure Adler) me permette une incursion à Bezons (on avait appelé ça "De l’autre côté de la Défense") et où je découvre cet art de l’entretien radio, amener l’autre sur son terrain de parole, ne pas mettre des mots à sa place, respecter les silences, et en même temps définir le territoire où ça tremble. J’ai prolongé ce travail aussi avec les documentaires sur les ateliers d’écriture qu’on a pu diffuser sur Arte (le premier, Avoir 20 ans dans les petites villes en 1995, le dernier, Coiffeuses, en 2006). Temps qui paraît révolu, pour ce qui concerne la commande aux auteurs.

 

Enfin, tu as mentionné rapidement la place de l’oralité dans ton travail littéraire à travers l’exemple des « entretiens fictifs » de Daewoo. Pourrais-tu en dire plus sur cette introduction de la forme de l’entretien dans une fiction ?
Daewoo est un livre qui, hors 2 ou 3 incursions brèves sur le terrain, mais à ma manière, en se taisant, s’est composé principalement depuis une documentation Internet, poussée vraiment comme on essore un citron (données de la CAF, des pompiers, du rectorat, de la police…). Ce que j’avais à traiter, c’est comment la tragédie était exprimée dans la langue, trouait discrètement la langue. Donc utiliser cette matière orale collectée comme matière première. Pour ça que Nathalie Sarraute dans ce travail m’a été un si grand recours. Ça m’a fait dur. J’ai pris des calmants pendant des mois. Il y a quoi, dans le ça ? Pourquoi le m’ complément d’objet direct, en antéposition de dur ? Quand on lit un entretien, et on est tellement habitué à en lire, on ne met pas en cause le réel source, ni l’existence du personnage. Ce qui est la première exigence du travail romanesque.

 

Une dernière petite question : je t’entends souvent parler de « service après-vente » à propos des entretiens. Pourtant, ils ont l’air d’apporter beaucoup de choses dans ton travail d’auteur et d’éditeur... Est-ce qu’il y aurait deux sortes d’entretiens radicalement différents ou est-ce que, finalement, on est toujours en train de vendre quelque chose ?
On n’a rien à vendre, mais on n’a rien à dire. On est content d’échanger, à preuve cet échange avec toi, mais il ne règle rien à la trouille, et à ce qu’on est en train de travailler, là devant soi. L’entretien concerne toujours un boulot fini, donc c’est un peu comme les politesses après un enterrement. Peut-être aussi que le blog change ma position : je m’exprime autant que je veux et tant que je veux, sans obliger personne à me lire, d’ailleurs. Donc si c’est amusant, comme on dit "la physique amusante", c’est un joyeux exercice de langage et traitons-le comme tel. Mais si on passe au sérieux, c’est "l’entretien infini" de Blanchot mais ça c’est dans l’absence radicale d’interlocuteur. Et on passe assez d’effort, de temps, de lecture, de harassement de soi-même, pour avoir une mince chance de se présenter à nouveau dans cet endroit.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 juin 2012
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