Pierre Bergounioux | Fellini

un extrait de "Trente mots", de Bergounioux chez Fata Morgana


En atelier d’écriture, il m’arrive souvent de partir de Nathalie Sarraute (L’usage de la parole et Ici) pour demander une suite de variations sur un mot. C’est important : la réalité visée par le mouvement de l’écriture n’est pas le monde ni sa représentation, mais son usage de langue, pris comme matière. Je m’appuie souvent aussi, en ce cas, sur le Quelques-uns de Camille Laurens (à votre avis, combien de tragédies de Racine ont pour incipit Oui ?).

Le livre de Pierre Bergounioux qui paraît chez Fata Morgana, Trente mots n’est pas vraiment sur ce principe. On revisite une à une, trente fois, les figures essentielles qui servent de noyau à cette structure en permanente expansion depuis figures fixes qu’est l’accumulation de ses livres. On repassera par la case du trajet qui ramène de la classe prépa au domicile familial, mais on la revisitera cette fois via la différence des lumières, pour qui veut lire la nuit, entre les vieux trains à compartiment et l’arrivée (en 1967 !) des trains Corail. On passera aussi par l’arrivée du frère, ou par la visite à la vieille dame au masque africain déjà évoquée dans B17-G. Ou, dès le chapitre attirail, la revisite des engins de pêche à la mouche, des épingles à trouer les insectes ou de la carabine à tuer les oiseaux, ou ailleurs la figure emblématique du grand-père lisant cette histoire qui a fait un des plus beaux titres de Pierre, La bête faramineuse. Sans compter l’achat de son premier poste de soudure à l’arc. Ou une attaque cardiaque avec perte de connaissance dans le RER...

Au sommaire : abandonner, accepter, adultes, affres, Afrique, apurement, arc électrique, attirail, aube, autorail, beauté objective, bêtes, camarades, concepts, (en) dernière instance, détermination, ennui, étymologie, Fellini, frère, grès, Marx, noms d’étoiles, poison, rationalisme, style de vie, Tbilissi, temps, testament, le texte.

Pour le texte, qui clôt le livre, les noms de Stevenson, Verne, et bien sûr Faulkner. On retrouve notre Bergounioux, la scène de la découverte du Faulkner sur une table de la bibliothèque municipale de Brive revient comme letimotive, comme les Stones reprennent à chaque concert Jumping Jack Flash, en ajoutant que cette fois-ci (à ma connaissance, la première), il remonte vers le visage de la bibliothécaire. Je ne me souvenais pas, par contre, que Pierre soit déjà allé du côté de Stevenson dans ses livres ?

Les livres qu’on étudiait au lycée, ceux que je lisais pour ma propre édification et mon plaisir, souffraient d’une insuffisance comparable, au fond, à celle des adultes. Ils ne se mettaient pas à la place de l’autre. Ils étaient imbus, donc prisonniers d’eux-mêmes, c’est-à-dire fermés au reste, fautifs, incomplets. Concrètement, ils parlaient des gens, des choses de façon telle qu’elle ne rendait pas compte de ce qui se passe vraiment, de ce qu’on sent, pense (et qu’on sent à peine, à quoi on n’a pas le temps de penser) lorsqu’on vit et n’écrit pas.

Donc au centre sismique de ce qui organise l’ensemble du trajet Bergounioux.


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Vous avez remarqué : Marx et Fellini sont les 2 seuls noms propres dans les 30 mots. Pour Marx je savais, pour Fellini je n’aurais jamais supposé. Je n’imagine même pas Pierre dans une salle de cinéma.

J’aurais à aborder le réalisateur de 8 1/2 que je m’y prendrais certainement autrement, avec Intervista et Voce de la luna, ou probablement plus Amarcord que La Strada. Et j’aime trop l’Italie pour penser qu’elle pourrait nous offrir des millions de Federico. Cet élargissement via le type (ou sa version générationnelle dans les Carnets, je n’ai jamais pu l’accepter dans le travail de Pierre, désaccord qui vaut aussi pour sa façon de parler du patrimoine littéraire. le chapitre Autorail est plus consensuel (vous aussi, vous l’auriez abordé en parlant de Kipling ?). Mais Pierre est cohérent avec lui-même en abordant Fellini depuis ses textes plutôt que l’aborder depuis ses films.

Enfin, tel que c’est, et en avant-première web, cette révélation : Pierre Bergounioux à l’assut de Fellini... (Évidemment, pas de version numérique.)

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Photo ci-dessus : Pierre, rendez-vous aux Beaux-Arts Paris, le 16 mars 2011.

 

Pierre Bergounioux | Fellini (extrait de « Trente mots »)


La division du travail intellectuel assigne la hauteur, l’abstraction, la sapience à des gens issus des positions élevées du monde social. Les philosophes, qui tiennent le faîte de l’expression, se recrutent plutôt dans les fractions aisées, cultivées, citadines, de la population. Ils ne savent à peu près rien, par la force des choses, des conditions d’existence, des façons d’agir et de penser du restant. Dans le cas contraire, leurs travaux ne présenteraient pas ces allures qui font douter le profane d’avoir jamais rien compris ni au inonde ni à soi. A l’opposé, le genre le plus répandu, depuis deux siècles, qui est le roman, parle si près du langage ordinaire qu’il fait à peu près double emploi avec lui et, pour des raisons contraires, court le même risque de ne pas nous aider, de ne servir à rien, donc.

Il se peut que l’histoire particulière du pays, la forte empreinte laissée par l’Ancien Régime dans les institutions, les usages, le langage aient contribué à figer cet écart. Il nous paraîtrait peut-être naturel de ne reconnaître « le monde effectivement éprouvé » que diffracté sous ces deux espèces séparées, hautaine, épurée, ou alors trop proche, convenue, si d’autres traditions nationales, issues d’histoires différentes, ne brouillaient pas la donne.

La division internationale du travail s’esquisse dès la fin du Moyen Age et tend à assigner à chaque contrée une spécialité, un « point d’efficience maximale », comment disent les économistes. La précoce et forte centralisation politique, l’absolutisme monarchique, en France, obligent les sujets à bien réfléchir avant d’agir. L’Etat et l’individu sont les deux faces, objective et subjective, d’un même processus. La civilisation des mœurs, l’autocontrôlé et la conscience de soi deviennent une seconde nature dont l’expression élaborée passe par la littérature. Rien de tel en Italie, en Allemagne, qui resteront longtemps des survivances moyenâgeuses, des mosaïques de principautés, de marches, de duchés dont les petites cours cherchent, dans leurs rivalités de prestige, à attirer les artistes. Si le talent musical est uniformément réparti partout, il n’y a d’explication que politique à son extraordinaire floraison en Allemagne, comme à la splendeur architecturale, au génie plastique de l’Italie. Le compromis passé, outre-Manche, entre l’aristocratie et la bourgeoisie, et l’expropriation de la petite paysannerie indépendante, expliquent que les conditions de l’échange généralisé soient réalisées, au Royaume-Uni, dès la fin du XVIII’ siècle, et qu’il devienne le berceau du capitalisme. Quant à l’Espagne, pour finir de parcourir le cercle du voisinage, elle semble frappée de congestion par l’afflux des métaux précieux en provenance du Nouveau Monde et tombe dans une léthargie traversée des frissons sacrés de l’extase religieuse » avec l’Inquisition, les flagellants de Salamanque, l’Opus Dei...

La profondeur est allemande, l’esprit, du moins le sens de la repartie, français. « Au jour du jugement, il y aura certainement un Français pour lâcher une plaisanterie », disent les Anglais, qui ont poussé très loin la maîtrise de soi et l’understatement. On attend plutôt d’un Italien des gestes excessifs, irréfléchis, des œuvres d’art, au nombre desquelles figure, en bonne place, sa propre personne. Stendhal confie au lieutenant Robert, au début de La chartreuse de Parme, son émerveillement lorsque, toquant à la porte du palais del Dongo, à Milan, avec son billet de logement, il reste frappé de stupeur par la « beauté surnaturelle » de la marquise. Fellini est italien, sa personne un concentré des tendances et des traits dont l’histoire de son pays a pourvu, à des degrés variables, chacun de ses habitants, hypersensible et tourmenté, démonstratif, calculateur, ouvert, attentif, retors, tyrannique et compatissant, tragique et drôle, le tout, bien sûr, à l’excès, artiste et, de son propre aveu, moins cinéaste que peintre. Il ne tourne pas des films. Il fait des tableaux.

Il m’est arrivé de regretter (c’est un Français qui parle, comme, dans Tartuffe, un scélérat) qu’il n’ait pas consacré la belle parcelle du génie national qui lui était départie à écrire. Je sais bien que tel n’est pas le mode d’expression de nos brillants voisins latins. Mais, comme Bergman, il a noirci du papier, donné des interviews qui font regretter à des amateurs de littérature qu’il soit resté fidèle aux traditions locales alors qu’on sait bien, pourtant, que c’était ainsi qu’il serait Fellini.

J’ai vu trop tôt La Strada, plus tard Roma, dont le caractère chaotique reflète l’histoire de l’Italie depuis la chute de la Ville, le chaos ininterrompu dont l’avant-dernier gouvernement a encore donné une image convaincante, je ne sais plus où j’ai lu les pages dans lesquelles Fellini évoque Rimini et qui remontent au milieu des années soixante. Je les ai retrouvées, ultérieurement, réunies en volume avec d’autres articles. Je ne me rappelais plus les anecdotes, les phrases mais je me souvenais du grand déplacement d’air qui soulevait et brassait les couches sédimentées de l’existence, la pénétration quasi philosophique alliée à la riche, la savoureuse substance de la vie. Plus tard, encore, je ne serai pas surpris du tout d’apprendre que, sous les dehors de l’improvisation anarchique, dans une précipitation qui touche à la panique et qu’il exagère à plaisir. Fellini a pris soin, chaque matin, sa vie durant, de consigner ses rêves, de peindre les visions tirées de son inconscient qui alimentent, à l’évidence, ses films. Donc, il est question de Rimini, une petite ville sur l’Adriatique, comme il y en a en France et ailleurs, en Europe. Seulement, Fellini, d’une main qui semble n’y pas toucher, révèle, sous la surface terne, pesante de la vie de province, des courants impétueux, des profondeurs peuplées de miracles et de monstres, des paysages perdus, exilés dans l’enfance et les rêves, des trésors d’intelligence et de sagesse. Les gens, les femmes, par exemple, débordent largement les contours minces, évanescents où nous les enfermons. Je l’ai découvert, un jour que je faisais visiter Paris à deux amies allemandes, par leurs yeux. Elles s’arrêtent net sur un boulevard, se retournent du même mouvement, quand je n’y ai vu que du feu, sur une évaporée que nous venons de croiser et l’une des deux dit à l’autre, tout bas : « Eine echte Pariserin » – une authentique Parisienne ! C’est donc ça, ai-je pensé, en regardant la pimbêche s’éloigner. Oui, mais elle était fine, d’une élégance achevée quoique à peine marquée, l’air indépendant et comme indifférente, avec ça, à l’effet qu’elle produisait. Il y a, par exemple, à Rimini, les religieuses des hôpitaux qui vous font des piqûres sans vous réveiller, « comme les sicaires de César Borgia », et que vous voyez de dos, s’éloigner dans l’obscurité, la Gradisca, une prostituée, dont le passage soulève « des désirs ardents : appétit, faim, envie de lait ».

Mais pourquoi chercher si loin ? La grand-mère de Fellini, Franzcheina, ressemblait à la compagne de Taureau Assis. « Elle avait un profil de squaw. Au milieu d’une toile d’araignée de rides blanches sur un visage cuit par le soleil, deux petits yeux brillants vous perçaient. Elle avait toujours à la main un jonc avec quoi elle faisait faire aux hommes (les salariés agricoles) des bonds de dessin animé ». L’apparition d’Anita Ekberg fait voler Federico en morceaux. Il doit la reconstituer pièce par pièce : « Je reconnaissais la peau humaine. Voici ses gencives. Elle avait une santé de squale ».

Fellini aimait faire le clown. Sa secrétaire raconte qu’elle le conduit quelque part dans sa Fiat 500. Rome, bien sûr, est embouteillée. Fellini l’oblige, avec des menaces terribles, des supplications humiliantes, à emprunter un couloir réservé puis, d’un ton suave : « Prends l’air important. Ayons l’air d’un autobus ». Le monde entier est une scène. On le sait depuis Shakespeare. C’est aussi un cirque. « Moravia est un auguste qui voulait être un clown blanc, Pasolini, un clown blanc du type gracieux et pédant, Picasso, un auguste triomphal, insolent, effronté, sans complexes, qui sait faire de tout ; à la fin, c’est lui qui gagne sur le clown blanc... Freud, un clown blanc, Jung un auguste ». Et Fellini de préciser : « Ce jeu est tellement vrai que, si vous avez devant vous un clown blanc, vous êtes porté à faire l’auguste et inversement ».

Picasso revient, en rêve. Quelqu’un nage devant Fellini, au large de Rimini, dans « les vagues vertes et livides, sous un ciel sombre, orageux. Sa tête pelée affleure. Tout à coup, il se retourne : c’est Picasso qui fait signe à Federico de le suivre plus loin, à l’endroit où ils trouveront du poisson excellent ».

On n’a pas ça. Le comique est simplement frivole ou pesant pour avoir été disjoint, sous l’absolutisme, à l’époque classique, du tragique qui, par le jeu du contraste, lui confère sa légèreté, son ivresse, sa force libératrice. Et le tragique le serait moins, moins empesé, hiératique, ennuyeux si l’atteignait un reflet du détachement, de l’ironie souveraine dont l’esprit est capable, qui sont l’esprit même, son intuition suprême, « la nihilité, dit déjà Montaigne, qui est très drôle, aussi, de l’humaine condition ».

Nous concevons mal, ou pas du tout, qu’une seule et même voix profère deux sortes tout à fait distinctes de discours : qu’elle détaille, par exemple, avec une convoitise ingénue, l’avantageux fessier des paysannes romagnoles et, pleine de compassion, les frasques du pauvre E. Guat, armé jusqu’aux dents, en uniforme d’Arditi, rampant dans les rues somnolentes de Rimini, qu’il voit peuplées de Tognini – de Boches. Et puis il coupe, un jour, l’oreille à un touriste allemand. On l’emporte, écumant, garrotté, à l’asile de fous. « En sautant sur la pointe des pieds, nous pûmes le regarder un instant à travers la vitre poussiéreuse de l’ambulance ». Mais un peu plus loin, à propos des clowns, encore, et comme en passant, le nom de Hegel, qu’on n’attendait pas du tout, vient préciser les dimensions philosophiques, les fondements sociaux de la farce. « Les augustes sont une image sous-prolétarienne digne d’une cour des miracles, les sous-alimentés, les estropiés, le rebut de la société. Le clown blanc est un bourgeois ».

Fellini ne pouvait être qu’italien. L’Italie engendre par millions des Fellini. L’un d’entre eux, parfois, attrape, d’une main négligente ou distraite, un pinceau, l’échappe ou le garde. Et nous, Français, collet monté, pinces, coincés, nous voudrions qu’il ait écrit au lieu de peindre. Et alors il ne serait pas ce qu’il fut, pour nous, pour le monde entier.

 

© Pierre Bergounioux, Trente mots, Fata Morgana, 2012.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 juin 2012
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