Thierry Beinstingel | Rimbaud, quatre fois

Dans "Ils désertent" (Fayard, à paraître septembre), une traversée de Charleville-Mézières, et l’ombre distante d’Arthur.


Ceux qui – comme moi depuis des années – suivent assidûment le blog de Thierry Beinstingel, ne seront pas surpris en s’enfonçant dans son livre à paraître en septembre, toujours chez Fayard, Ils désertent. On sait comment ses occupations professionnelles lui font sans cesse parcourir en voiture le quart nord-est de la France, et comment entre 2 bordées d’autoroute il lui arrive régulièrement de faire halte à Charleville.

Dans le Dépaysement, Jean-Christophe Bailly s’immobilise devant les 3 mètres de mur, dans le carrefour vide depuis le bombardement de 1915, et cherche dans ce rien la trace de Rimbaud. Dans son site, au contraire, Beinstingel prend le risque de la profusion des signes contemporains, signalétiques, enseignes, l’encombrement de la ville. Voir ces 2 traces majeures dans ses archives : cimetière de Charleville, 2007, et dans l’affection et le bruit neuf, 2006.

Mais justement, dans la joie très simple qu’il y a à se laisser avaler par une fiction de Thierry, justement parce que ce monde est le nôtre, qu’il ne le prend pas en surplomb, qu’il s’y attelle comme y participant lui-même, le lecteur du blog voit se déployer en transparence d’autres strates. La fiction ne serait que rajouter une question. Premier réflexe de lecteur, reposant le livre, repartir à l’assaut du blog (page archives, triées par années, tout ce qu’il nous permet), parce que ces visites de Thierry chez Rimbaud on s’en souvient, on les visualise. Et puis une année, puis deux, puis trois, pas du temps perdu : bien conscient que cette mémoire de la lecture site est désormais pour moi à la même surface que la lecture livre.

Et c’est comme ça : le saut dans la fiction (un féminin parle, ci-dessous, là-même où les tombes partagent les Rimbaud entre masculin et féminin aussi) s’est fait cette année depuis une expérience biographique dont le site atteste qu’elle remonte à 2006 et 2007. Il faut le temps d’oublier les images, ou le temps d’y entrer ?

Ci-dessous ce passage où c’est quatre fois Rimbaud qu’on heurte

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Thierry Beinstingel | Rimbaud, quatre fois


Pour trouver Rimbaud, il avait fallu revenir en ville. Le matin même, après avoir payé l’hôtel, tu étais partie en direction de la zone commerciale où tu devais rencontrer le client impatient auquel tu avais promis de passer. L’homme était jovial, sanguin de figure, les cheveux drus. Il portait une chemisette blanche et une cravate de chef de rayon, qui serrait son cou massif. Tu avais pensé en le voyant aux panneaux qui représentent un sanglier et que l’on trouve un peu partout en arrivant dans les Ardennes. Échine basse, il t’avait fait signe de le suivre avec un air de conspirateur, t’avait montré dans le rayon des papiers peints tout un assemblage de revêtements muraux en paille de Chine, t’avait déroulé un échantillon en te faisant l’article : les brins utilisés sont de première qualité et noués à la main. Vous imaginez le travail ? Tenez, tâtez le papier (vous aviez tâté). Incroyable, non ? C’est à la fois souple et solide. Seul inconvénient, les teintures présentent des différences, c’est infime mais on ne peut prendre ce risque, nos clients ne comprendraient pas. C’est pour cela que votre collègue passe ici tous les deux mois. Nous regardons les couleurs qui restent et nous réassortissons le stock de chaque bain de teinture. Voyez, ils sont indiqués là. Il te montre sur l’envers du papier une suite de mentions et de chiffres. Votre collègue me laisse un bon de commande, je note les références manquantes et je le lui remets à chaque visite. Il te tend le formulaire. Tu as les bras encombrés des catalogues que tu as saisis dans le coffre de la voiture de l’ancêtre. Tu pensais devoir faire l’article, et le bon de commande est déjà prêt. Suis-je bête, dit-il. Il te désigne un coin de comptoir où tu peux poser tes affaires. Tu regardes maintenant le bon de commande. Il y en a pour une sacrée somme. Et c’est comme cela tous les deux mois ? Toi, désignant les catalogues : Vous voulez voir autre chose ? Il fait non de la tête. Aujourd’hui, c’est pour les revêtements à paille de Chine, pour les papiers peints, votre collègue a l’habitude de revenir. Il ne faut pas tout mélanger, dit-il en levant un doigt docte. Et tu comprends qu’il imite l’ancêtre. Tu ne lui dis pas que ce dernier a eu un grave pépin de santé. Le chef de rayon te remercie encore de t’être déplacée et te raccompagne jusqu’aux portes du magasin. Tu ne peux t’empêcher de rire toute seule en traversant le parking : le coup de réassortir chaque bain de teinture décuple les commandes, l’ancêtre est quand même un sacré commerçant ! Tu espères qu’il va mieux, tu as prévu d’aller lui rendre visite à l’hôpital, mais tu ne veux pas arriver les mains vides. La zone commerciale ne proposant que des lustres, des magasins de décoration et de mobilier, tu retournes vers le centre-ville.

Et c’est ainsi que tu rencontres Rimbaud. Quatre fois. La première fois, tu as oublié jusqu’à son existence, tu t’es garée au hasard et tu marches en direction des commerces. Tu cherches une idée, quelque chose pour l’ancêtre. Tu te vois arriver dans une chambre blanche, un ballotin de chocolats à la main. Tu descends une rue en pente bordée par un mur de pierres sali par les pluies. Au milieu, sur un vieux panneau en bois, des lambeaux d’affiches électorales. Et sur l’une d’elle, tu reconnais la célèbre photographie du poète, devant laquelle pose un candidat politique, allure débonnaire et décidée qui contraste avec l’air gauche et renfrogné d’Arthur. Le slogan sonne comme un alexandrin : « Rendons à notre ville son passé glorieux ». La deuxième fois, tu passes devant une pancarte « Résidence Rimbaud, propriété privée — défense d’entrer ». La troisième fois, tu pénètres dans une librairie à son nom. Pas par hasard, bien sûr, tu as fini par comprendre que tu te trouvais dans la ville natale du poète, tu t’es souvenue du volume de sa Correspondance aperçu dans le véhicule de l’ancêtre. Tu penses ainsi à lui offrir un livre. Les libraires te laissent chercher, ils sont deux autour d’une dame qui porte un cabas, se plaint de l’été pourri, cherche paradoxalement quelque chose de rafraîchissant, d’optimiste. Une belle histoire parce que en ce moment, hein, on n’est pas à la fête ! Elle secoue sa main libre par-dessus le cabas. Tu choisis un recueil de photographies du Harar et d’Aden, inspirées par le poète. La quatrième fois, tu refais le trajet en sens inverse pour rejoindre la voiture, à nouveau « Résidence Rimbaud, propriété privée — défense d’entrer », à nouveau les vieilles affiches électorales qui se devinent au loin, au moment où tu aperçois l’étrange porche tarabiscoté du cimetière. Te reviennent en mémoire les pèlerinages obligés de l’ancêtre sur sa tombe, « des fois qu’il y aurait à refourguer du papier peint aux macchabées ». La tombe est facile à trouver : te voilà devant Arthur Rimbaud, 37 ans, 10 novembre 1891, priez pour lui. Stèle dressée, marbre blanc. Derrière, des immeubles carrés, pareillement laiteux, égratignent un ciel bas. À côté, gravé sur une même pierre pâle aux veines diaphanes : Vitalie Rimbaud, 17ans, 18 décembre 1875, priez pour elle. Les nuages avancent, leur masse compacte s’accroche aux antennes, glisse sur l’alignement monotone des étages, se reflète le long des vitres étroites. L’averse menace. Été pourri. En ce moment, hein, on n’est pas à la fête ! Vision d’une main secouée au-dessus d’un cabas. Quelques gouttes épaisses étoilent la pierre tombale. Ici repose aussi Mme Rimbaud, née Vitalie Cuif, décédée le 1er août 1907, dans sa 82e année, priez pour elle. Tu penses à l’ancêtre, que venait-il chercher ici, dans la banalité d’un caveau familial ? L’ombre d’un poète, Icare retombé sur terre, ou celle plus simple d’un voyageur de commerce comme lui, égaré le long de paysages ? Tu revois les chemins de poussière des vieux clichés du Harar ou d’Aden que tu as feuilletés dans la librairie. Tu penses à la monotonie des trajets d’autoroute : le même vide, que ce soit en Afrique ou en Europe cent cinquante ans plus tard, le décor reste immuable et renvoie à notre infime existence. Arthur Rimbaud, mort à trente-sept ans, priez pour lui. Est-ce qu’on y pense parfois en face, dans les immeubles, quand on vient s’accouder aux fenêtres étriquées, quittant pour un instant le canapé, le poste de télévision, le temps d’une publicité ou d’une cigarette ? Est-ce qu’on cherche à distinguer dans l’alignement du cimetière la tombe du poète ? Est-ce qu’elle brille autrement les soirs d’orage ou de pleine lune ? Est-ce que tout ceci a un sens, vie, mort, mots, alexandrins, slogans de pub, articles de commerce ? Tu repars chamboulée.

 

© Thierry Beinstingel, textes & images, extrait de « Ils désertent », Fayard, sept 2012.


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1ère mise en ligne 6 juillet 2012 et dernière modification le 9 août 2012
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