formes d’une guerre | la guerre avait commencé

« comment expliquer autrement cet assombrissement du jour »


version pour Formes d’une guerre, Montbéliard, 9 décembre 2010
Non, ce n’était pas la guerre. Juste qu’on prenait de fichues habitudes. Juste, qu’on sentait cette pression qui montait : ça ne pourrait pas durer. Les forces mauvaises se rapprochaient. Un rien pouvait faire basculer la tension en agression.

Comment expliquer autrement cet assombrissement du jour.

Ça se sentait aux gens. Silhouettes fuyantes, courbées, méfiantes. On se tenait à distance dans la ville. Dans l’autobus, des trous entre les corps. Au mieux, ça rappelait cette période de l’épidémie, avec tous ces messages, sur les vaccinations, sur rester chez soi, sur les précautions à prendre, sur ne
jamais approcher les autres, sur ne pas avoir confiance.

Maintenant, c’était chacun pour soi : les gens, les villes, les pays, les familles. Aux frontières on fouillait les coffres des voitures. Aux aéroports, on en était à la fouille au corps. Les queues, les attentes, débordaient parfois la patience, on avait constaté des émeutes.

On le savait : la guerre pouvait arriver ici d’un coup d’avion. Le dérèglement, s’effectuer en une nuit. Les réseaux informatiques avaient plusieurs fois montré leur faiblesse. Et l’économie : trop fragile. Chômeurs dans les rues. L’essence bloquée. Gens qui dormaient dehors. La colère pouvait à n’importe quel moment basculer. Les armes compensatoires habituelles, usées. Les films dans les salles : plus personne. Les piles de livres sur les tables des supermarchés : bien de quoi s’en moquer.

Mais on l’avait répété combien de fois, qu’à tant mépriser c’était l’équilibre global qui pouvait s’effondrer ?

Trop tard, disaient les tracts collés sur les murs. On ne savait plus où était la poésie. Des fous hurlaient aux carrefours : là était la nouvelle parole, ou seulement la nouvelle angoisse ?

Plafond noir sur la ville, nuit dans le plein jour, obscurité ténébreuse et menaçante, instabilité des êtres. Au chinois où tu avais mangé, ce midi, dans les assiettes de carton et la soupe trop claire, ce type qui était venu s’asseoir devant toi et n’avait plus de dents. Pourtant, gentil, attentionné.

Mais tu avais compris : la guerre était là. Le vent était sombre, et les rues mauvaises, les autobus éclaboussaient au passage, et les gens ne se parlaient plus. La guerre n’était pas, comme on l’avait pensé autrefois, dans ces armes de destruction massive, ç’aurait été trop simple. La guerre se faisait de l’intérieur. La guerre se faisait d’une personne à une autre personne.

On entendait la ville gronder, sourdement. On marchait dans les tunnels. Les voitures filaient vite. Les magasins, tristes. Les immeubles et les quartiers : vides. Et ces têtes qu’on ne connaissait pas : preuve de la guerre. Ces bizarreries sous musique mièvre qu’ils vous mettaient partout : preuve de la guerre. Ces files devant les salles où on retirait un numéro avant le guichet : preuve de la guerre.

L’inquiétude maintenant était sensible. La guerre avait commencé, et on ne savait pas les formes de la guerre.

 

version initiale, 9 novembre 2009


Non, ce n’était pas la guerre. Juste qu’on prenait de fichues habitudes. Juste, qu’on sentait cette pression qui montait : ça ne pourrait pas durer. Les forces mauvaises se rapprochaient. Un rien pouvait faire basculer la tension en agression.

Et ça se sentait aux gens. Silhouettes fuyantes, courbées, méfiantes. On se tenait à distance dans la ville. Dans l’autobus, des trous entre les corps. Au mieux, ça rappelait cette période de l’épidémie, avec tous ces messages, sur les vaccinations, sur rester chez soi, sur les précautions à prendre, sur ne jamais approcher les autres, sur ne pas avoir confiance.

Chacun pour soi : je veux dire, les pays. Aux frontières on fouillait les coffres des voitures. Aux aéroports, on en était presque à la fouille au corps. Les queues, les attentes, débordaient parfois la patience, on avait constaté des émeutes. Dans des lieux pareils, elles s’éteignaient d’elles-mêmes : juste, les portes restaient fermées un peu plus longtemps.

On le savait : la guerre, là-bas, pouvait arriver ici d’un coup d’avion. Le déréglement, s’effectuer en une nuit. Les réseaux informatiques avaient plusieurs fois montré leur faiblesse. Et l’économie : trop fragile. Chômeurs dans les rues. Les armes compensatoires habituelles, usées. Les films dans les salles : plus personne. Les piles de livres sur les tables des quelques supermarchés qui avaient survécu : bien de quoi s’en moquer.

Mais on l’avait répété combien de fois, qu’à tant mépriser la littérature, c’était l’équilibre global qui pouvait s’effondrer ?

Trop tard, disaient les tracts collés sur les murs. Là peut-être était la nouvelle poésie. Des fous hurlaient aux carrefours : là peut-être était la nouvelle parole.

Plafond noir sur la ville, ils disaient que c’était à cause du changement d’heure tu parles : nuit sur la ville, nuit dans le plein jour, obscurité ténébreuse, et menaçante, instabilité des êtres. Au chinois où tu avais mangé, ce midi, dans les assiettes de carton et la soupe trop claire, ce type qui était venu s’asseoir devant toi et n’avait plus de dents. Pourtant, gentil, attentionné.

Mais tu avais compris : la guerre était là. On vous envoyait des gens, ils vous aspiraient, fini, vous n’étiez plus de cette ville. Ou bien : basculé dans l’autre camp, vous aussi.

Le vent était sombre dans les rues, les autobus éclaboussaient au passage, et déversaient leurs cargaisons de gens qui ne se parlaient plus. La guerre n’était pas, comme on l’avait pensé autrefois, dans ces armes de destruction massive, ç’aurait été trop simple. La guerre se faisait de l’intérieur. La guerre se faisait d’une personne à une personne, et voilà quels en étaient les signes. Les magasins, comme devenus tristes : les viandes, sous plastique, méfiance. Les fruits et légumes : origines douteuses, méfiance. Les choses emballées, les mêmes en tous pays, et le pain mou dans son emballage, c’est comme ça qu’on les avait réduits à ça.

Fermez les yeux : on entendait la ville gronder, bien sourdement. On marchait dans les tunnels. On examinait les voitures, et pourquoi elles filaient si vite, trop vite. Les têtes qu’on ne connaissait pas : preuve de la guerre. Ces bizarreries sous musique mièvre qu’ils vous mettaient partout : preuve de la guerre. Ces files devant les salles où on retirait un numéro avant le guichet : preuve de la guerre. L’inquiétude maintenant était sensible.

La guerre avait commencé, et on ne savait pas les formes de la guerre.

 

 

 

 

 


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1ère mise en ligne 7 septembre 2009 et dernière modification le 10 décembre 2010
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