proximité des rats

exercice de narrativité avec syncope sur nominal monosyllabique


Souvenir de la proximité des rats. Souvent. Comme : j’en avais vu deux sur le trottoir, à Venise, qui couraient. Au retour, un dans les rails du métro, qui courait. L’autre jour, près de la bibliothèque, aussi, à B., mais mort, desséché. Puis un ami, qui m’en parle : – Chez moi, des rats. On ouvre la radio, c’est des questions d’ordures en été : – Arrivent les rats. Je ne déteste pas les rats. Ils sont affairés, ne se préoccupent que de ce qui les concerne. Ils ont à faire, à ronger, ils cherchent, c’est de la survie, ils ont à se reproduire (le font mieux que nous). Mais les rats tolèrent la cage : on leur met des balançoires, des tunnels, des grilles, on leur propose des niches, de la paille synthétique, et des aliments en croquette. Le commerce des cages est sain et favorable, et des produits insecticides, et des cages pour le transport, et l’abonnement au magazine des rats qui vous informe des nouveaux produits et des nouvelles cages. Il y a des rats de compagnie, et des gens qui aiment les rats sur leur épaule : moi je ne tolère pas la proximité des rats. Notre ville est déjà trop une ville de rats. Voyez notre ville : une cage, ses tunnels, ses galeries, ses niches, ses réserves à croquettes et insecticides, ses publicités et magazines. Voyez notre activité dans la ville : on cherche, on a à faire, on s’en va ronger. Les rats se touchent, se chevauchent, s’entremêlent : ainsi de nous-mêmes. Les rats se vendent au nombre dans les animaleries : ainsi traite-t-on de nous-mêmes, embarqués plans sociaux et licenciements et vacances de masse et embouteillages et études de marché et traitement par lots et conditionnement grand public. Vous lisez ? Lisez ce qui déjà est lu. Rats. Vous vous plaisez à ceci, vous achetez cela ? On vous apportera tout cru tout frais le modèle révisé garanti nouvelles fonctions toutes options. Rats. Vous téléphonez ? Ils téléphonent tous. Rats. Vous rêvez ? Queue devant le musée. Rats. Fraternité de rats : galeries de métro, on se double, on se croise, on se bouscule, on s’entasse, on s’effleure. On regarde de tout près la peau des autres. Rats. Les rats ont-ils peur ? On fait des expériences sur les rats : leur durée de vie est sensible à la quantité de peur. Les rats-communiquent-ils ? On les dresse aux chocs électriques et ils passent le message. Les rats aiment-ils, pensent-ils, jalousent-ils ? Nous ne sommes pas rats, nous exterminons les rats, nous n’avons pas la pensée rat. Le rat est-il projeté vers l’inconnu et le dehors ? Comment le saurions-nous, qui l’enfermons dans les cages à tunnels et balançoires ? Que nous reste-t-il, à nous, du goût d’être propulsé vers l’inconnu et le dehors ? Je contemplais les cages où se vendent les rats jeunes. Ce sont des cages transparentes, qui sentent. Dans la sciure, ils s’activent, s’entremêlent, s’effleurent. Ils cherchent l’issue. Ils courent aux angles. Ils essayeraient bien de grimper aux verticales trop lisses. Le rat est conscient qu’on l’enferme, conscient qu’on le vend. Le rat est par paquets emmêlés, il est marchandise produite. Heureux celui qui eut l’idée d’un élevage de rats. Le rat rêve de la ville, et des canalisations souterraines, et de l’envahissement du monde : non, c’est ce que nous projetons de notre peur du rat, sur ce que nous ne savons pas de notre propre ville. Le rat rêve de mordre, et de porter nouvelle peste, et tant grouiller et s’accumuler qu’enfin cela grimperait aux parois et déborderait de la cage : non, c’est ce que nous projetons de notre propre condition, et de notre mal dans la ville. Peut-être qu’ils savent, ceux qui portent rat à leur épaule, si la fraternité du rat nous grandit contre notre peur, nous hérisse dans notre condition. Là, aujourd’hui, où je suis, fini, les rats. Je suis pourtant dans ce sous-sol : quelques rares personnes passent, loin au-dessus, j’aperçois des jambes par le soupirail. Je décide que j’aurai dents et queue de rat, et les mains roses transparentes du rat, ici, pour écrire.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 22 août 2009 et dernière modification le 11 septembre 2009
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