[62] ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens

des ouvriers chez Marcel Proust, et de l’écrivain comme ouvrier


« Je n’avais jamais de différence entre les ouvriers, les bourgeois et les grands seigneurs, et j’aurais pris indifféremment les uns et les autres pour amis. Avec une certaine préférence pour les ouvriers, et après cela pour les grands seigneurs, non par goût, mais sachant qu’on peut exiger d’eux plus de politesse envers les ouvriers qu’on ne l’obtient de la part des bourgeois. »

Proust, cent ans après la publication de Swann, génère encore l’anathème : écrire sur les duchesses et les grands bourgeois, en quoi cela apporterait au monde moderne ?
Proust prend au moins une fois le reproche à bras-le-corps. Ce qui est intéressant, c’est qu’il le fait en prenant l’écrivain lui-même comme ouvrier, via le mot travail :

« ... se regardant travailler comme s’ils étaient à la fois l’ouvrier et le juge, ont tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle extérieure et supérieure à l’œuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une grandeur qu’elle n’a pas. »

Elles sont souvent très belles, les deux cents occurrences du mot travail ou du verbe travailler dans la Recherche, comme celle-ci, lorsque Swann cherche à comprendre l’effet sur lui de la petite phrase de Vinteuil :

« ... si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. »

Ou cette notation concernant Françoise, mais qui est probablement un hommage à Céleste Albaret :

« ... parce que, à force de vivre ma vie, elle s’était fait du travail littéraire une sorte de compréhension instinctive, plus juste que celle de bien des gens intelligents, à plus forte raison que celle des gens bêtes. »

L’écrivain ouvrier à nouveau quand la matière du travail c’est la phrase :

« Je découvris, comme un ouvrier l’objet qui pourra servir à ce qu’il veut faire, une parole... »

Et encore, tout au terme de la Recherche, à nouveau une ultime fois le mot ouvrier appliqué à l’écrivain même, mais directement associé à ce qui sera l’implacable réalité :

« ... mais aurais-je le temps de les exploiter ? J’étais la seule personne capable de le faire. Pour deux raisons : avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier mineur capable d’extraire les minerais, mais encore le gisement lui-même ; or, tout à l’heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait de la rencontre de l’auto que je prendrais avec une autre pour que mon corps soit détruit... »

Marcel Proust n’a pas eu besoin d’un accident de voiture pour être empêché du grand achèvement. J’interprète comme grande chance personnelle que l’ébranlement pour moi de ma première lecture de À la Recherche du temps perdu m’ait ouvert les portes de mon propre monde de prose, en m’autorisant à le constituer depuis (ce que Faulkner appelle) le minuscule timbre-poste de mon histoire personnelle, où les rapports duchesse et mécanicien sont en ordre inverse de ce qu’ils sont chez Proust.

Mais c’est là, dans ce terreau de l’écriture comme travail, qu’il faudrait libérer Proust une bonne fois de ces pédants qui voudraient le tenir à distance, pour leur idée conventionnelle de la littérature, et la voir assignée « ... à traiter de sujets non frivoles, à peindre de grands mouvements ouvriers... »

Dans son livre, c’est une fresque tout entière de la socité que dresse Marcel Proust, et dont la première caractéristique serait cette équivalence de l’homme devant la condition qui lui est faite — les lieux et les chambres, les voix et visages à tout échelon de la totalité sociale, les livres et les œuvres d’art, les relations elles-mêmes et la jalousie ou l’omniprésente pulsion sexuelle qui les exacerbe, les fouette et bascule, de la joue d’Albertine au gros derrière de Charlus, ou à l’anonyme laitière entrevue depuis la vitre du train — mais il y en a tellement d’autres.

« C’est pas un homme qui a fait quelque chose », dira brutalement un « ouvrier » à propos du maréchal Joffre, quand la Recherche s’enfonce dans la noirceur du Paris en guerre. « Tout cela retombera sur l’ouvrier », conspire le maître d’hôtel des Guermantes avec Françoise. Parfois on bouscule les lieux mêmes : « où les ouvriers d’une usine de produits chimiques travaillent au milieu de délicates sculptures qui représentent le miracle de saint Théophile ou les quatre fils Aymon ». La conscience du caractère politique ou subversif de la hiérarchie verticale liée au monde dominé est sans cesse à fleur de discours, chez Françoise : « Sa demoiselle avait épousé ce que Françoise appelait “un jeune homme de famille”, par conséquent quelqu’un qu’elle trouvait plus différent d’un ouvrier que Saint-Simon un duc d’un homme “sortie de la lie du peuple” », que chez Brichot lorsqu’il prétend s’enfoncer Zola : « comme Brichot, qui n’avait pas assez de sarcasmes pour Zola trouvant plus de poésie dans un ménage d’ouvriers, dans la mine, que dans les palais historiques... » Zola qui pourtant a consacré une étude à Elstir, l’habituelle manière balzacienne qu’a Proust de conforter le personnage fictif par l’appui sur un personnage réel.

Et c’est la duchesse de Guermantes elle-même, qui va se charger du ménage définitif sur cette question :

« Mais Zola n’est pas un réaliste, madame ! C’est un poète ! »

 

Image ci-dessus : affiche, mai 1968, source Gallica.


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1ère mise en ligne 23 décembre 2012 et dernière modification le 6 mai 2013
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