[82] cette maison est tout autre chose, plus qu’une maison de fous, puisque la folie des aliénés qui y habitent est mise en scène

N’importe où ailleurs dans la Recherche, ou isolée comme telle, la grande et complexe scène du bordel à garçons serait une scène de genre, une illustration tragi-comique, avec ses faux apaches venus pour un billet de cinquante francs, et cette nappe de perversion qui semble s’étendre sur l’ensemble de la société des notables. Dans un lieu qui devient tentaculaire, escaliers et couloirs, numéros pour les petites cases qu’on va y occuper, circulations séparées pour éviter tout croisement, (...)


N’importe où ailleurs dans la Recherche, ou isolée comme telle, la grande et complexe scène du bordel à garçons serait une scène de genre, une illustration tragi-comique, avec ses faux apaches venus pour un billet de cinquante francs, et cette nappe de perversion qui semble s’étendre sur l’ensemble de la société des notables. Dans un lieu qui devient tentaculaire, escaliers et couloirs, numéros pour les petites cases qu’on va y occuper, circulations séparées pour éviter tout croisement, enfin les dispositifs optiques dont deux interviennent dans la narration : l’oeil-de-boeuf par lequel le narrateur observera clandestinement les ébats de Charlus, et la chambre noire avec vasistas (presque un dispositif photographique) spécialement aménagée par Jupien et dans laquelle il pousse le narrateur.

Ce qui compte, dans la scène du bordel à garçons, c’est ce qui le précède et lui permet d’être, outre lui-même, l’expression crue d’une allégorie de son temps. On est dans une marche typique de Proust : marche au sens strict, puisque parti des Invalides il dérive vers les boulevards puis se perd dans un lacis de rues inconnues, et à mesure qu’il avance viennent des digressions qui préparent la scène, notamment en se centrant sur de précédentes discussions avec Charlus. Dans ces digressions, la plus tranchante et puissante est celle qui inclut le présent de la guerre comme débordement de la structure sociale qui autorisait la Recherche, maintenant quasi toute écrite : les foules, les masses, les peuples, ont remplacé les classes, les familles, les individus (« dans ces querelles les grands ensembles d’individus appelés nations se comportent eux-mêmes, dans une certaine mesure, comme des individus », ou bien « dans les nations, l’individu, s’il fait vraiment partie de la nation, n’est qu’une cellule de l’individu : nation »). Le terme de menace (à plusieurs reprises) est appelé sur toute cette marche du narrateur, et ce qui menace deviendra réel après la scène bordel, quand arrivera le bombardement sur la fuite du narrateur. La guerre est devenue le sol même, la matière de la Recherche, passant avant (c’est le seul moment d’un tel basculement) avant les personnages de la fiction, qui chacun vont venir sur la scène de théâtre noire du roman, avec en arrière-fond aéroplanes, zeppelins, bombes et alertes, dire leur version de la guerre – dire comment le passage à l’échelle collective s’exprime à travers le prisme de leur individualité, que nous savons interpréter, tandis que nous ne savons pas interpréter la furie collective. Ainsi, côté Verdurin : « ils pensaient, en effet, à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis, mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien être et divise par un chiffre tellement formidable ce que ne le concerne pas, que la mort de millions d’inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu’un courant d’air. Mme Verdurin [...] » ou plus dure encore la fin du paragraphe : « la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l’air qui surnageait sur sa figure, amené probablement là par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d’une douce satisfaction ».

Et quand le tableau a été suffisamment brossé, laissant dériver le narrateur de plus en plus au hasard dans les rues, le coup d’arrêt se fait par une vision fantastique sous le symbole – récurrent dans le chapitre – de Pompéi : la ville condamnée va mourir, on la retrouvera figée dans cette fête obscène qu’elle mène en pleine guerre, et que le narrateur nous dresse. « Quels documents pour l’histoire future, quand les gaz asphyxiants analogues à ceux qu’émettait le Vésuve et des écroulements comme ceux qui envahirent Pompéi garderont intactes toutes les dernières imprudentes qui n’ont pas encore fait filer pour Bayonne leurs tableaux et leurs statues... »

« Il faisait une nuit transparente et sans un souffle. » Alors on va pouvoir faire surgir la maison. À ce point d’égarement urbain du narrateur, c’est elle-même qui va émettre des signaux optiques : « derrière les volets clos de chaque fenêtre la lumière, tamisée à cause des ordonnances de police, décelait pourtant un insouci complet de l’économie. Et à tout instant la porte s’ouvrait pour laisser entrer ou sortir quelque visiteur nouveau. » Dans le chapitre, deux fois le narrateur convoquera Françoise : une fois, parce qu’elle entre sans prévenir dans la chambre où Albertine est « allongée toute nue » contre lui, une autre fois dans la page d’anthologie où le narrateur et Françoise s’empêchent réciproquement de pleurer à l’annonce de la mort de Saint-Loup. Ainsi, le cristal élémentaire, presque racinien entre héros et confident, des personnages de la Recherche avec les gens de peu, qui pour le narrateur se joue dans son rapport individuel avec la vieille domestique, est convoqué pour bien nous assurer que la scène collective – les soldats issus du peuple le plus humble venus se prostituer à ceux de la haute société, celle qui paye – est la transposition à l’échelle des foules de l’ancien rapport individuel. Et que la reconduction des rapports de domination dans le lieu qui a priori échappe à la guerre (la nuit interdite, et les soldats en « permission ») reste jusqu’ici une allégorie de la guerre, autant que le sera La main coupée de Cendrars, avec des personnages qui ressemblent tant à ceux-ci. Julot, Maurice et les autres sont soudain le choeur populaire qui va exprimer les mêmes questions soulevées par Brichot ou Saint-Loup, mais énoncées depuis une sorte d’énonciateur collectif. Dans la grande scène du bordel à garçons, la fonction choeur – paroles populaires pour interpréter ce qui est au-delà de toute interprétation, le massacre collectif des peuples décidé par les puissants qui s’y abîment aussi, à preuve Saint-Loup – tiendra beaucoup plus de place que la contemplation des ébats sado-masochistes de Charlus. Et même la scène Charlus sera en grande partie une scène parlée, avec Jupien qui entre et le remplacement de Julot par Maurice dans le rôle du bourreau. Héros d’un comique pathétique, quand ils veulent s’inventer ensuite un personnage pervers et dangereux, selon les instructions de Jupien, et qu’ils n’expriment que leur naïveté et leur misère.

La teneur fantastique de la scène du bordel tient largement aux chiffres, qui annihilent toute individuation des silhouettes, clients ou prostitués (« qu’on mette en état le 43. Voilà le 7 qui sonne [...] a-t-on mis des draps au 22 ? [...] tu sais bien qu’on t’attend, monte au 14 bis... »).

L’amplification propre à toute scène de la Recherche se développe cran par cran, avec le narrateur qui revient dans la salle d’attente où les soldats parlent de « la bonté », et, lorsqu’il sort avec Jupien dans la rue, transforme aussi les clients en choeur : « on entendait des clients qui demandaient au patron s’il ne pouvait pas leur faire connaître un valet de pied, un enfant de choeur, un chauffeur nègre. Toutes ces professions intéressaient ces vieux fous [...] et un vieillard dont toutes les curiosités avaient été assouvies demandait avec insistance si on ne pouvait pas lui faire faire la connaissance d’un mutilé. »

Avec le passage à cet endroit et cet instant du mutilé, mot ou personnification, la confirmation que le bordel ne peut surgir dans la Recherche qu’en tant qu’allégorie de la guerre, et qu’à l’inverse seul le grand récit de la guerre, ce recouvrement intérieur qui prend la Recherche, pourtant antérieurement construite, avec le chapitre de 1916 (le narrateur absent de Paris pendant les deux années précédentes, et qui va partir en « maison de santé » – autre occurrence du mot maison pour le temps indéterminé qui l’amènera au Temps retrouvé), est la description générale du monde nécessaire pour que la scène de la déchéance extrême, ou de la généralisation à toute une société des « tares sexuelles » puisse être incluse dans une continuité, sans basculer dans la scène de genre : il y en a des dizaines d’autres dans la littérature du temps, nous les avons toutes oubliées – pas celle-ci.

Et que la maison de Jupien est bien la figuration concrète des régiments anéantis et des paquebots coulés avec marins et passagers qui faisaient sourire madame Verdurin mangeant son croissant.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 11 janvier 2013
merci aux 427 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page