[88] mais ayant leur part d’un secret des autres que le reste de l’humanité ne soupçonne pas

On dit que dans cette période de très grande intensité, où Lautréamont était passé du chant I de Maldoror à l’aventure d’écriture, se reformalisant de chant à chant selon son propre principe, et qui fait à partir du chant II la tension propre à ses Chants, parvenait à des états de lucidité intellectuelle que l’isolement, la mutité, l’aiguisement des sens dans la ville elle-même en tels bouleversement et se préparant sans le savoir au siège, au canon, à la famine et la guerre (qui le ferait (...)


On dit que dans cette période de très grande intensité, où Lautréamont était passé du chant I de Maldoror à l’aventure d’écriture, se reformalisant de chant à chant selon son propre principe, et qui fait à partir du chant II la tension propre à ses Chants, parvenait à des états de lucidité intellectuelle que l’isolement, la mutité, l’aiguisement des sens dans la ville elle-même en tels bouleversement et se préparant sans le savoir au siège, au canon, à la famine et la guerre (qui le ferait mourir, lui, Isidore Ducasse, tandis qu’à une poignée de mois ensuite naîtrait Marcel Proust), lui faisait aussi atteindre à ses propriétés trop aisément considérées comme irrationnelles, voire paranormales, tandis qu’elles ne témoignent que de notre rapport rétréci au réel dans nos états ordinaires – et que l’écriture, parmi d’autres voies, est aussi susceptible d’en proposer l’accès.

Isidore Ducasse se réveillait en fin de matinée, lisait, et s’en allait marcher longtemps dans Paris. Il revenait à la nuit tombante ou tombée, après un repas aux prix ouvriers, comme on en proposait au bouillon Chartier, tout près de son premier domicile rue du Faubourg-Montmartre, où il venait de déménager. Si ces marches dans Paris commençaient souvent par la rue Vivienne, de la défunte Bourse de Commerce (malheureusement, si le bâtiment ne sert plus à rien, on a négligé d’y laisser mourir tous ceux qui s’occupent de bourse et nous font mourir, nous) au jardin du Palais-Royal, encore susceptible d’être baigné par un Paris populaire, là où tout ce quartier maintenant est livré aux ministères et institutions. De plus en plus difficile, de retrouver le Paris de Lautréamont, celui de l’omnibus Bastille-Madeleine :

« Sont assis, à l’impériale, des hommes qui ont l’œil immobile, comme celui d’un poisson mort. Ils sont pressés les uns contre les autres, et paraissent avoir perdu la vie ; au reste, le nombre réglementaire n’est pas dépassé. Lorsque le cocher donne un coup de fouet à ses chevaux, on dirait que c’est le fouet qui fait remuer son bras, et non son bras le fouet. Que doit être cet assemblage d’êtres bizarres et muets ? Sont-ce des habitants de la lune ? Il y a des moments où on serait tenté de le croire ; mais, ils ressemblent plutôt à des cadavres. »

Isidore Ducasse, lorsqu’il parvenait à cet état d’attention et de perception, aimait entrer dans les cours, monter les escaliers de service. Des bruits de voix l’appelaient dans les appartements, il les traversait comme quelqu’un qui s’excuse et souhaite ne pas déranger, à peine le temps de la surprise pour les occupants, et il avait déjà disparu, entrant dans une chambre, passant dans l’appartement voisin, capable de redescendre bien plus loin par un autre escalier, là où le grand charroi des maisons de ce vieux Paris bancal et raide heurtait contre une nouvelle rue.

À vrai dire, depuis qu’il en avait découvert la possibilité (tout simplement, en lisant Le diable boiteux de Lesage), c’était devenu son exercice préféré. Sa redingote et son chapeau limitaient l’indiscrétion, et il ne faisait que passer. Il se risquait maintenant aux immeubles de meilleure tenue, dans les milieux plus aisés. Dans la société de l’époque, la domesticité était nombreuse, on n’imaginait pas une clôture privée comme c’est le cas aujourd’hui pour l’espace familial dans la ville. On pénétrait par les escaliers de service, on montait dans les étages jusqu’aux chambres de domestiques, d’autres escaliers redescendaient dans les appartements, et dans les appartements eux-mêmes la circulation des femmes de chambre ou valets de pied était incessante jusque dans les parties les plus privées, salon, chambre à coucher, salles de bain d’avant l’eau courante.

Mais ce soir-là, alors que tous les bruits de Paris résonnaient encore depuis la rue, c’est dans une chambre vide, aux étranges odeurs de fumigations, qu’entra Isidore Ducasse. Il n’eut pas à s’excuser, personne n’était là. Le lit était recouvert d’un tissu épais et moiré. Des ornements mortuaires étaient suspendus encore. En face du lit, insérée dans le mur, une vaste bibliothèque, et puis, sur la petite table en longueur, des cahiers, des liasses. Dans ces états de perception accrue, il n’est pas possible de s’arrêter ni d’attendre, mais la rapidité accrue vaut aussi pour l’attention. Isidore Ducasse feuilletait les cahiers, surpris de l’étrange vide et du silence de l’appartement. Ce 23 novembre 1922, on venait d’y emporter un mort. C’est seulement à cet instant que la date, manifestée par lettres et faire-parts, frappa Isidore Ducasse : la faculté spatiale à laquelle il s’était agrandi, et qui lui permettait de passer ainsi d’un appartement à l’autre, occupés ou vides, lui faisait aussi traverser, selon ses points d’intensité, des temps différents. Traverser l’appartement vide du 44 rue Hamelin (il s’en enquit dès que sorti) l’avait happé à distance temporelle de cinquante-deux ans.

Dans une lettre à son vieux professeur Gustave Hinstin, qu’on retire en général des éditions complètes, tant ces processus sont peu accessibles aux mentalités moyennes, Ducasse explique que le tremblement, le froid et la crainte qui le saisirent à ce moment firent qu’il préféra depuis lors se priver de l’exercice, et qu’au contraire il entra dans une période d’écriture massive, généreuse, prise elle-même d’une spirale folle, et que le chant II de Maldoror avait surgi alors presque d’une seule coulée.

Les rumeurs et articles prétendant faire de Lautréamont le père naturel de Marcel Proust – et nous devons respecter la parfaite cohérence de l’hypothèse –, n’ont pas d’autre fondement que cette lettre à Hinstin, qu’il aurait peut-être mieux valu publier dans les oeuvres complètes, qu’en laisser se propager le contenu sous des formes aussi approximatives.

« Il sent son corps se fendre en deux de bas en haut, et chaque partie nouvelle aller étreindre un des promeneurs ; mais ce n’est qu’une hallucination » : les emprunts manifestes de Lautréamont à À la Recherche du temps perdu pourtant publiée des décennies plus tard, et la récurrence dans Maldoror de cette scène quasi initiatique, dans la chambre vide de Proust mort, trouvent ici leur vraie source, et, d’ailleurs, leur précise limite. Rien de moins, rien de plus.

 

Lautréamont, l’omnibus Bastille-Madeleine, illustration © François Place.

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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 janvier 2013
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