[91] puisque je voulais un jour être écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais écrire

Laissons le côté de Méséglise : il compte par les barrières blanches du parc de Swann, et le chemin rempli d’aubépines, Legrandin rencontré au retour, la promenade est courte. La promenade qui va du côté de Guermantes est plus riche, parce qu’on attend les bonnes conditions météorologiques pour l’entreprendre, et qu’on arrive avec cette seule question de la rareté relative à la repousser jusqu’à la toute fin de Combray, et la lui confier.
J’ai connu et cherché un peu partout ces (...)


Laissons le côté de Méséglise : il compte par les barrières blanches du parc de Swann, et le chemin rempli d’aubépines, Legrandin rencontré au retour, la promenade est courte. La promenade qui va du côté de Guermantes est plus riche, parce qu’on attend les bonnes conditions météorologiques pour l’entreprendre, et qu’on arrive avec cette seule question de la rareté relative à la repousser jusqu’à la toute fin de Combray, et la lui confier.

J’ai connu et cherché un peu partout ces enfoncements d’eau, avec de frustes maisons à l’écart, entre bois et rivière. Elles insèrent une magie qui leur est propre : on se dit que le temps est ouvert, qu’on bénéficierait de cet écart, que l’isolement serait profitable à la concentration et l’invention. J’ai de telles images liées à des abers qu’on remonte en Bretagne, aux rives de Charente, mais aussi à Petite-Rivière Saint-François en suivant sur la track d’un train de marchandise les cabanes que connaissait Gabrielle-Roy. Il y a un merveilleux spécifique à ce récit de la remontée de la Vivonne, même par cette troupe un peu comique et bavarde où le père du narrateur est accompagné par son beau-père, sa belle-mère et sa femme, tandis qu’à chaque virage on rappelle l’enfant qui traîne.

Les figures peuvent être héritées de vrais souvenirs d’enfance, probablement les reconstruisent, elles ne s’organisent pas moins sur une suite allégorique ou météphorique précise – les ruines du château fort, puis les nénuphars et nymphéas, puis la maison isolée, enfin l’horizon ouvert puisqu’on n’atteindra jamais ni les sources de la Vivonne, ni même le château des Guermantes, qui enferme un moment la Vivonne comme le domaine d’Arnheim d’Edgar Poe. Traverser les vieilles ruines féodales c’est comme passer au travers du rêve d’enfant (ceux de « l’école des frères » qui y ont leurs jeux de récréation). Ensuite c’est comme si fabrique d’images que devient le récit doit s’interroger sur le statut même de ces images. Proust prend une demi-page pour raconter ce jeu mécanique d’un nénuphar oscillant dans le courant : beau jeu avec la permanence des choses sans pensée, sans doute, mais une sorte de défi à Monet – dans les toiles du peintre, les feuilles de nénuphar ne bougent pas. Dans la Recherche, elles bougent : « poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait, s’allongeait, filait, atteignait l’extrême limite de sa tension jusqu’au bord où le courant le reprenait, le vert cordage se repliait sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce qu’on peut d’autant mieux appeler son point de départ qu’elle n’y restait pas une seconde sans en repartir par une répétition de la même manoeuvre. Je la retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la même situation, faisant penser à certains neurasthéniques... » Et si ça ne vous suffit pas, on vous le précise aussitôt après, qu’on longe maintenant des nymphéas. De même, la réflexion sur cette source dont on ne saura jamais l’emplacement, sauf qu’elle interroge elle aussi sur la présence du monde qui ne pense pas – la rivière existe, alors qu’avant la source elle n’existe pas –, aurait-elle pu surgir dans l’espace du livre sans la Source de Courbet, qui remonte la Loue avec la même suite onirique de figures, que celle de l’enfoncement progressif dans une vallée de plus en plus fantastique, quand bien même sur quelques kilomètres au long d’une minuscule rivière du Perche, dotée arbitrairement du nom d’une bourgade poitevine (célèbre désormais par un ultra-moderne établissement de détention en plein champ) ? Proust ouvre à la littérature un champ neuf en augmentant son pouvoir de résolution : les deux peintres majeurs que sont Monet et Courbet sont forcément les deux rochers à dynamiter pour rendre ce chemin possible.

Prégnance de l’eau : alors elle-même piège optique du récit. Moi aussi, comme tous les gosses de campagne, j’ai manipulé ces bouteilles dont le fond concave était percé d’un trou pour y piéger à contre-courant quelques vairons, en appâtant d’une boule de mie de pain pétrie avec un peu de farine. Mais je n’y aurais pas vu (quand bien même on les capturait avec des boîtes en fer-blanc pour en examiner ensuite les transformations) des « grappes ovoïdes de têtards inanitiés ». Comme le verre d’eau de Francis Ponge dans Méthodes, ces carafes « à la fois “contenant” aux flancs transparents comme une eau durcie, et “contenu” plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide » fait du récit plongé jusqu’à la parfaite transparence dans le réel qu’il rapporte – ainsi se construit l’illusion du roman – un piège optique par excellence. Et, bizarrement, on retrouvera l’image tout au bout du récit, quand le narrateur maintient à force sa réflexion sur le devenir écrivain. On découvre que lui aussi pratique la pêche (mais il ne la racontera pas), la notion d’images dans la fabrique du récit va à nouveau être associée aux poissons : « protégée par le revêtement d’images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme les poissons que, les jours où on m’avait laissé aller à la pêche, je rapportais dans mon panier, couverts par une couche d’herbe qui préservait leur fraîcheur ».

C’est dans ce contexte, plus Vermeer que Courbet, qu’il faut aussi placer la maison contre l’eau, avec d’ailleurs comme un rappel de la scène de Montjouvain qui a juste précédé, quand, après le crachat sur la photo du père, sa fille « d’un air las, gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les volets de la fenêtre ». C’est « une maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait du monde que la rivière qui baignait ses pieds ». Quant à l’occupante aperçue : « une jeune femme dont le visage pensif et les voiles élégants n’était pas de ce pays [...] dans la fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque amarrée près de la porte [...] levait distraitement les yeux en entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants [...] ». Un monde est créé, qui a ponctué la courte remontée de la petite rivière par autant de figures précises et séparées.

Et la symétrie avec Méséglise vaut aussi pour la figure féminine qui l’incarnera : le bras d’honneur de Gilberte au narrateur stupéfié, qui lui verra des yeux bleus dans le souvenir même si d’évidence elle a des yeux sombres, et le bouton turgescent sur le nez de la duchesse de Guermantes au visage rouge. Et c’est dans cette symétrie nécessaire à Proust qu’il va nous réserver un de ses jeux de jongleur prestidigitateur : le «  docteur Percepied » ayant soigné la duchesse « il y a quatre ans », elle vient un dimanche à l’église dans cette même semaine de Pâques où on fait les promenades à Guermantes. Ce n’est donc pas un flash-back temporel, mais juste un insert : l’occurrence unique de la présence de la châtelaine à l’église incluse dans la récurrence de la promenade aux figures archétypes. Ce qui permet un double jeu d’éloignement : dans la promenade on n’ira pas jusqu’au château de Guermantes, à l’église on n’osera pas approcher la châtelaine, principe d’unité qui permet au récit de filer. Et comme, entre-temps, on a narrativement récupéré le bon docteur, il existe dans le récit, et une simple cheville (« une fois, pourtant »), le hasard qui le fait passer « en voiture à bride abattue », le retour ne sera pas la reprise des mêmes étapes en ordre inverse, mais un prolongement accéléré de l’enchaînement des figures (l’attente à la porte du malade que visite le docteur est un de ces détails par lesquels Proust suicide son artifice narratif), permettant d’amener le fameux récit dit « des trois clochers » qui marquera, mais bien plus tard – quand le père le fera lire à Norpois, ou quand il paraîtra dans le Figaro, l’entrée du narrateur en littérature, donc au terme exact de la grande séquence Combray.

Donc au moins trois nappes, paysage, aristocratie, écriture, que superpose la promenade du côté de Guermantes dans le dispositif linéaire qui les fait se juxtaposer, sous l’unité d’une symbolique de l’eau, ici courante et vive (en opposition avec l’étang des Swann et le bouchon immobile et vertical à la surface de l’eau stagnante, juste troublée par les araignées d’eau).

C’est dans ce contexte que le narrateur pose à la surface du texte son devenir écrivain, qui se réalisera par ce livre même que nous lisons.

Il s’y prend tout doucement, depuis un ancrage discret mais décisif. À ce moment, tout de la réalité convoquée dans le livre s’est déjà faite non pas transposition de réel, mais pure écriture : « comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l’eau un fond qui était habituellement d’un vert sombre mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d’après-midis orageux, j’ai vu d’un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d’apparence cloisonnée et de goût japonais ». Le narrateur dit : « il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile, que je désirais tant connaître depuis que je l’avais vue décrite par un de mes écrivains préférés ». Phrase bizarre, parce qu’en amont il a déjà fait exister Bergotte, qui aurait dû ici prendre le rôle de l’« écrivain préféré ». Fragments ébauchés en parallèle, souvenir distinct de lecture que Proust veut laisser ouvert pour le cas où ledit écrivain se reconnaîtrait ? Mais le devenir écrivain ne surgit pas simplement d’un texte qui vous semble magiquement coïncider avec votre part de réalité, il suppose cette identification avec celui qui l’a écrite. Pour le narrateur, identification évidemment avant tout sociale – se faire admirer de la duchesse, quitte pour cela à bénéficier de l’appui de son père, qui connaît tant de monde dans les ministères, « par l’intervention de mon père qui avait dû convenir avec le Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier écrivain de l’époque ».

Décor tragi-comique (et tant mieux, même si poésie en prend pour son grade : « elle [la duchesse] me faisait lui dire le sujet des poèmes que j’avais l’intention de composer »), qui va devenir sitôt écrit une mine bien plus explosive que le passage des « trois clochers » censé en être l’aboutissement. Rien ne va plus pour le narrateur englué dans ses subjonctifs : « dès que je me le demandais, tâchant de trouver un sujet où je pusse faire tenir une signification philosophique infinie, mon esprit s’arrêtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention, je sentais que je n’avais pas de génie ou peut-être une maladie cérébrale l’empêchait de naître ». Ou bien : « cette absence de génie, ce trou noir qui se creusait dans mon esprit », et « il me semblait alors que j’existais de la même façon que les autres hommes, que je vieillirais, que je mourais comme eux, et que parmi eux j’étais seulement du nombre de ceux qui n’ont jamais de disposition pour écrire ». Et d’autres. Mais c’est une fois l’impasse établie, qu’on franchit fictivement le pas : accepter intérieurement l’échec et s’y abandonner – « aussi, découragé, je renonçais à jamais à la littérature ».

Figure de cet abandon, il y a déjà eu ce rameur « qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive ». Dans le lâcher prise où il est, « bien en dehors de toutes ces préoccupations littéraires et ne s’y rattachant en rien », le narrateur va être mis face à la présence du monde, ou le sentiment de cette présence, et c’est presque déjà un inventaire, une liste : « tout d’un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient, et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu’ils m’invitaient à venir prendre ». Je vois dans cette phrase, et elle seule, l’invention – ou la production narrative – du bouleversement littéraire qu’est Marcel Proust. Il construit de suite cette friction : « certes ce n’étaient pas des impressions de ce genre qui pouvaient me rendre l’espérance que j’avais perdue de pouvoir être un jour écrivain et poète, car elles étaient toujours liées à un objet particulier dépourvu de valeur intellectuelle » et c’est là que viendra cette image des poissons qu’on rapporte dans un panier, puis la rencontre du docteur qui, les ramenant en voiture, provoque l’écriture des « trois clochers », texte bien plus fade que ce passage.

Voilà pourquoi, lorsque je relis la longue séquence de la promenade «  du côté de Guermantes », je reste dans ce même éblouissement du surgissement même de la possibilité littéraire, pour nous autres qui n’avons à y écrire que notre humilité même. Ainsi, du côté de Guermantes, « la ferme qui est un peu éloignée des deux suivantes serrées l’une contre l’autre, à l’entrée de l’allée des chênes ». Ainsi, pour Méséglise, la dernière phrase de Combray : « quand par les soirs d’été le ciel harmonieux gronde comme une bête fauve et que chacun boude l’orage, c’est au côté de Méséglise que je dois de rester seul en extase à respirer, à travers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur d’invisibles et persistants lilas ».


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 20 janvier 2013
merci aux 721 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page