Après le livre | Qu’est-ce qu’une oeuvre (à propos de Franz Kafka) ?

nos pratique numériques nous ouvrent en amont une perception différente des oeuvres figées par les contraintes du livre


Dans Après le livre, j’avais suivi pour trois auteurs, Baudelaire, Balzac et Kafka, quelque chose qui me paraît de plus en plus essentiel : le visage que nous avons de l’oeuvre, son arborescence, sa hiérarchie, est conditionné par le devenir livre obligatoire de l’oeuvre dans l’époque de sa conception (cela vaut aussi pour Flaubert, c’est un des enseignements du majestueux travail web entrepris depuis 10 ans par Yvan Leclerc et ceux qu’il a largement fédérés), comme je l’ai redécouvert ces dernières semaines pour Proust.

Ainsi, l’oeuvre de Kafka demeure toujours ouverte (on ne connaîtra jamais le destin exact ni l’inventaire des manuscrits), et les ensembles les plus solides, comme le Journal, sont des approximations fractales, dont une suite de publications peut bâtir une image, mais que la publication web, telle que nous l’expérimentons avec nos outils d’aujourd’hui, maintient comme arborescence à la fois exhaustive et toujours recomposable.

 

L’astrophysique sait parfois que le problème n’est pas si simple, même s’il s’énonce simplement : « L’univers est un objet fermé, sans bords ni frontières », dit Stephen Hawking. Ainsi du nom pour nous de Franz Kafka.

Pas d’oeuvre aussi centrale, dont nous avons individuellement à réviser sans cesse en avant – à mesure de nos relectures – les enjeux esthétiques, mais aussi par le rapport affectif que chacun de nous entretient avec l’homme derrière le texte – paramètre qui vaut pour évidemment tous les auteurs que nous élisons comme principaux, mais peut-être plus irréductible pour cette silhouette-ci.

Et la silhouette même : né en juillet 1883, mort en juin 1924. Mais le peintre Edward Hopper, qui vient aussi près dans ce qui m’a construit, est né un an avant Kafka, et une part majeure de son oeuvre a été réalisée dans les années 50, et même 60. Et l’assassinat par les nazis des trois soeurs de Franz Kafka, déportées à Lodz et prises une par une dans le schéma général d’extermination, Elli en 1941, Valli en 1942, Ottla en 1943, est partie intégrante évidemment de sa biographie – il meurt avec elle pour l’éternité des éternités, et Kafka définitivement ne s’enferme pas dans deux dates.

L’auteur disparaît, on peut imaginer que l’oeuvre est ce qu’il laisse, même si les différentes figures éditées de l’oeuvre ne forment pas un ensemble fixe ou stable. Mais on sait que les deux bornes extrêmes sont manquantes : le cahier dans lequel on trouve le premier écrit qu’il décide de conserver, Fenster über Gasse, il en a déchiré les premières pages, décidant d’un début matériel de l’oeuvre qui n’est pas son début réel. Et puis on sait le destin des manuscrits : légués à Max Brod, les voilà en dépôt après sa mort auprès de deux vieilles dames qui en ont vendu certains, en ont laissé d’autres se perdre dans une pièce envahie par leurs chats, tandis qu’une action judiciaire a permis d’inventorier, en juin 2010, la partie des manuscrits mis à l’abri dans le coffre d’une banque à Zurich. Mais est-ce que les manuscrits qui nous intéressent aujourd’hui ne seraient pas plutôt dans quelques carnets de la pièce aux chats, plutôt que les états préliminaires des oeuvres canoniques ?

On s’appuie donc, pour exprimer ce qu’est pour nous l’oeuvre de Franz Kafka, sur l’impact qu’a pour chacun une lecture qui – comme celle du Quichotte – bouleverse l’ordre d’une vie. Il s’agit de trois romans : L’Amérique, Le Procès, Le Château, que Kafka n’a pas publiés de son vivant, intimant même à Max Brod l’ordre de les détruire (ce que pourtant il s’est refusé à faire, lui). Pourtant, la question reste complexe : Kafka publie régulièrement des nouvelles chez un des éditeurs berlinois les plus en vue, Rohwolt. C’est lui qui se refuse à proposer ses romans à la publication : s’il lit Dickens (ou Dostoïevski, ou Tolstoï, mais lui parle de Dickens), pas possible d’intervertir un chapitre – le livre s’écroule. Or, pour chacun de ses trois romans, et principalement Le Procès, il a la scène de début (l’arrestation de K.), la scène de fin (on égorge K.), et la scène du milieu (le rêve dans la cathédrale, qui sera d’ailleurs publié chez Rohwolt sous forme de nouvelle). Mais les autres scènes, le tribunal, l’avocat, le peintre, et toutes les autres figures, elles peuvent surgir dans le roman indépendamment l’une de l’autre, on peut les intervertir sans que change globalement l’architecture du livre. C’est insupportable esthétiquement pour Kafka, au point de se refuser la publication, et vivre la clôture des trois manuscrits comme échec ou inaboutissement, tandis que non seulement nous sommes, nous, familiarisés avec des processus scientifiques ou esthétiques sans principe de linéarité, mais c’est bien le principal effet d’abîme de la lecture du Procès ou du Château sur nous, que cette absence de linéarité.

Mais, en amont même des romans, il y a ce coeur principal, voulu par l’auteur, qui est la part publiée de son oeuvre. L’injonction faite à Max Brod est si singulière, qu’on peut minorer la façon dont cette oeuvre publiée s’est immédiatement constituée comme centrale : pour seule preuve, cette lettre de Walter Benjamin à Gershom Sholem, découvrant avec rage et regret, arrivant à Zurich, que Kafka y donnait l’avant-veille une lecture. Cet amont pèse encore : prescrites au lycée, La métamorphose et La colonie pénitentiaire déterminent une figure qui devient clé d’interprétation globale de l’oeuvre. Ainsi, d’ailleurs, de la figure même de l’auteur, comme si déteignait sur lui la construction qu’il détermine pour ses personnages (ou ce qu’il y a de récurrent et presque identitaire dans ce personnage quasi unique traversant l’oeuvre) : mais le docteur Kafka était un haut cadre juridique, qui voyageait beaucoup, avait des responsabilités humaines lourdes (comment protéger la famille, après un accident du travail, quand manque la législation, et qu’on décide au nom de la compagnie d’assurance payeuse), et participe au niveau européen à la première ébauche d’une reconnaissance de cette législation en matière d’accidents du travail.

Et l’universalité métaphorique de La métamorphose occulte en partie la part esthétique de cette métaphore, ces cheminements plus discrets dans le continent des nouvelles que sont les figures d’artistes, Joséphine la cantatrice ou le trapéziste de Première souffrance, comme bien sûr son (Ein Hungerkünstler, « Un artiste de la faim »).

Mais suivre le curieux destin de la phrase célèbre : Un livre est la hache qui brise la mer gelée en nous – c’est une lettre de jeunesse. Et les lettres à Milena, sa compagne tchèque, comme le continent des lettres à Felice Bauer sont pour nous tous des éléments indissociables d’une approche esthétique de l’oeuvre : dans les deux ans de la liaison à Felice, il n’écrit quasi rien d’autre, et les quinze ou dix-sept mois d’écriture continue du Procès démarrent juste après la séance dans la chambre d’hôtel du Kurfürstendamm, chassé par la famille de Felice.

Puis le Journal. Max Brod obtient de faire paraître les écrits dits Tagebücher, « écrits au quotidien » : bien sûr, parce que la reconnaissance de Kafka comme écrivain universel et majeur s’est établie très vite, bien avant le génocide nazi (que nous associons si souvent, depuis, aux ombres portées de l’oeuvre, en ce qu’elle porte de notre destin). Mais la récente parution des cahiers dits in-octavo, dépli intégral de trois des dizaines de cahiers édités par Max Brod, pose désormais ce Journal comme recomposition fictive – Brod élague, mais bien sûr, puisqu’il construit un livre, avec un format précis, et merci à lui qu’il s’agisse de l’essentiel. Reprenons les récits attenant à Don Quichotte dans les Cahiers in-octavo : plusieurs sont en impasse, plusieurs explorent la même piste, Brod garde les trois principaux, et donc nous les lègue comme variantes, récurrences. Mais quand il trouve, après l’un d’entre eux, la mention que c’est écrit à 5 heures du matin dans l’insomnie, il n’hésite pas à sortir la mention de son contexte, et la placer en fin du fragment précédent, si c’est celui qu’il conserve. Le Journal est alors seulement un principe de diffraction dans une oeuvre non totalement dépliée, dont la conservation matérielle, et la dissipation continue dans des carnets plus techni-ques, apprentissage de l’hébreu, fragments d’études de théologie, qui ne sauraient avoir place dans le monument littéraire qu’est le Journal.

Et pareil pour cette lecture de Kafka, ou ce qu’on pourrait en réorganiser si on considérait cette totalité écrite accessible comme base de données, selon ses séries et récurrences. Une est principale : une mise en abîme de sa propre et immédiate situation, un homme assis à une table écrit, il fait nuit, la pièce comporte une porte, un canapé, une fenêtre sur rue. On retrouve ce dépli élémentaire dans au moins quatorze récits plus ou moins développés mais complets, écrits en un soir et on n’y revient pas, mais c’est aussi le germe, de la Métamorphose, et ses vingt-et-un jours de travail, comme c’est le germe exact du Procès. Pareillement, la figure d’un homme marchant sur une sortie de village (conservé comme titre pour l’une d’entre elles), et qui initiera Le Château. Il y a série sur le Chasseur Gracchus, et la série sur les mythes (Prométhée, Babel, les sirènes d’Ulysse, les Indiens...), ou la série sur le Quichotte comme livre rêvé par Sancho Pança. Que changerait à Kafka de l’éditer par incréments grandissants de ces séries qui sont évidemment son point d’appui principal pour générer son écriture de fiction, indépendamment de l’espace formel qui en résulte ?

On sait que l’édition allemande de Kafka, basée sur un principe chronologique (autour des trois grandes périodes de l’oeuvre, chacune marquée par un des romans, rassembler les récits, les lettres, et les fragments du Journal), diffère de l’édition française Pléiade de référence, qui rassemble en premier tome les romans, en deuxième tome les récits, en troisième les fragments du Journal non narratifs, et enfin les lettres – créant un objet fascinant, les 1200 pages de fictions fantastiques du deuxième tome, lequel n’a pourtant aucune justification du point de vue de l’auteur.
Reste que l’écriture de Kafka part d’un principe biographique : chaque jour, à heures fixes (début d’après-midi après brève sieste laissant souvent trace dans l’écriture qui surgit, et le soir quand la maisonnée s’est endormie et que ses soeurs n’ont plus à traverser l’espace qui lui sert de chambre, mais est un lieu de passage entre la cuisine et leurs chambres, après un épisode social en fin d’après-midi), Kafka ouvre un cahier et écrit, et s’il n’a rien à écrire c’est cela même qu’il écrit aussi.

On lit souvent des remarques concernant le fait que les blogs enregistrent – et place dans un espace de publication – la quotidienneté de l’écriture. Pour Franz Kafka, c’est cette quotidienneté même qui définit l’oeuvre, ses temps, ses constructions internes, ses récurrences, mais aussi son hétérogénéité : il y a la première guerre mondiale, comme il y a le voyage qu’on fait en Italie pour assister à ce prodige, les aéroplanes, ou la première fois qu’on va au cinéma. Mais aussi la façon dont on montre rapidement ses furoncles au médecin venu voir sa mère. Kafka érige cette quotidienneté de l’acte d’écrire en principe de sa construction esthétique, et bute sur l’obstacle, parce que le filtre accessible de publication – qui constitue Max Brod et d’autres de ses amis en écrivains, tandis qu’il restera le cadre d’assurance produisant de temps à autre des nouvelles – ne lui permet pas l’émergence comme oeuvre de son principe d’écriture. Il se trouve que nous disposons désormais de cet outil, et l’explorons avec confiance. Reste à y trouver les sommets, engendrés chez Kafka par l’obstacle même.

La littérature se constitue par l’histoire discontinue de ses sommets. Entre, il y a cette masse sombre, dont témoigne la masse de ces amis de Kafka, plus connus que lui alors, mais dont nous ne souviendrions pas sans lui. Acceptons de constituer la nouvelle masse sombre.


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1ère mise en ligne 1er février 2013 et dernière modification le 4 avril 2014
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