la Terre est morte à Buffalo | de la mémoire des villes

modes d’organisation concrets en vue de la constitution de la mémoire collective, sans les livres


Longtemps, la mémoire des villes était celle des livres. Longtemps, on assemblait les livres et cela devenait la mémoire de la ville, la mémoire de tous. Et puis les livres étaient devenus au-dessus de nous ce nuage en mouvement, se déplaçant loin au-dessus du pays, recouvrant le ciel, et lui-même –- le nuage –- s’était effiloché et dissout. La mémoire était ce qui en circulait. Les objets n’avaient pas de pérennité. Des bâtiments et maisons, on avait eu la sagesse d’apprendre qu’il n’y avait pas à en encombrer la mémoire de la terre : quand on construisait ici, on déconstruisait ailleurs. Et si on refaisait sur place, quoi de plus facile que démonter et reprendre. La mémoire des visages et des noms était ce qui circulait aujourd’hui de visages et de noms : les tâches étaient trop humbles, et indifférenciées. Tel, qui à son écran réglait aujourd’hui les flux et précisait un élément de code, était relayé le lendemain par un autre qui fixait un autre fragment des codes. La géographie de la ville, toutes les villes, était riche en noeuds et courbes de ces lignes ou parallèles, bifurquant et se croisant, où longtemps avaient circulé ces longs, très longs trains propulsés par de lentes motrices (on en joignait parfois trois pour ces longs et majestueux ébranlements) –- de cela aussi on s’était allégé, ces lourdes matières premières. Alors chacun pouvait à sa guise acheter un de ces anciens wagons et l’aménager, y installer ce qu’il considérait son musée personnel, sa mémoire puisque le mot nous en bourdonnait encore. On disait que certains y avaient reconstitué de véritables appartements ou maisons, que d’autres y avaient simulé des habitacles futuristes, que certains s’en servaient comme d’un possible abri contre toute guerre ou agression, que d’autres encore voulaient en faire comme le témoignage du temps des autres : papiers, photographies, objets de brocante ou cabinet de curiosité. La seule loi était, hors une immatriculation discrète, qu’aucun signe extérieur ne permette reconnaissance immédiate des wagons. Et pour que cette mémoire soit réellement celle de la ville, donc de tous, on continuait d’en déplacer les éléments, lentement, d’une voie à une autre voie, recomposant les trains, les mêlant, les séparant. Au-dessus de la ville, le fantôme du présent s’était fait plus implacable : on disait que ce sol blanc de la ville en reflétait la dureté lisse, notre condition immédiate.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 mai 2010
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