se faire muet

les bribes intérieures, ce n’est pas nous qui nous les parlons


Être muet le plus possible. Être parmi leurs paroles et leurs voix, mais sa propre voix est de se taire. Prendre part à l’écoute, parfois écouter bien mieux qu’ils écoutent, prendre part aux mouvements, déplacements, activités, mais se taire. On est dans l’intérieur de ses yeux, on est dans l’intérieur de ses gestes. On n’a pas fureur, on n’a pas colère : juste on fait, on construit, on prépare, on pense. Penser n’a pas de parole qui soit extérieure. Penser n’a pas de verbe qui soit cette conviction qu’ils y mettent. Penser n’a pas de répétition, ni d’adresse, ni d’appel : j’apprends à me faire muet. Le muet avance plus facilement dans la foule, le muet traverse plus obscurément la ville, le muet perd moins de temps chez lui, le muet est aussi muet en lui : les paroles alors s’écrivent dans le dedans de la tête, elles sont à prendre, ramasser, décrocher, recopier. Les paroles sont en relief, on les arpente, on les palpe, on les tire comme on fait d’une grande et lourde corde. Les paroles sont des câbles, des poutres, des blocs de fonte en attente sur le sol noir. Le muet les prends à corps, il les traîne, il les assemble, il s’y assoit longtemps s’il faut repos et précaution ou bien que le chantier en dure des jours. Le muet devient lourd : son corps fait de ses paroles, ces assemblages, ces portiques. Et la vision est nette et lavée, qui n’a pas à se dire. Et l’écoute est pure, qui ne recouvrira pas les mots reçus de ses mots à soi. On reste longtemps muet avant de tomber, on est longtemps muet avant de s’effondrer : on est à cette table et on parle, on parle. On est devant ces visages qui s’en moquent bien et on raconte bien au-delà de ce qu’il est nécessaire et important et bon de raconter. Et puis on revient, on est muet parce que plus le choix, on est muet parce que plus personne, on est muet parce que honte, vissé dans sa honte, séché et solidifié dans sa honte. On est longtemps à sa table, dans la pièce noire, fenêtre ouverte sur le noir : c’est l’été, on sent l’air qui passe et adoucit, on entend au loin, très loin, les bribes de la voix continue des autres. On s’est retiré de cette voix, on doit réapprendre son silence. On n’allume pas de lumière, on ne prend pas de livre, on ne va pas tisser les mots sur sa machine, on essaye que dedans soit vide, on essaye que dedans reprenne sa place. On crie peut-être, ou on gémit, ou on pleure. Le vers aigu d’un poème va déchirer l’intérieur comme s’il était de voix et non de lettres. On tombe lentement en soi-même. Demain on aura réappris à se faire muet, sachant une fois de plus la chute passée, la chute à venir.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 22 août 2009
merci aux 94 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page