entretien, 2004 | ouvrir les zones d’intensité

Entretien avec Clara Dupont-Monod, pour le Magazine littéraire.


Cet entretien fait partie des 32 textes sur l’enseignement et l’atelier d’écriture rassemblés dans Apprendre l’invention, publie.net & publie.papier, 2012.

Merci à Clara Dupont-Monod.

 

entretien | Ouvrir les zones d’intensité


On dit que les ateliers d’écriture servent à apprendre à écrire des livres. Personnellement, je pense que cette remarque est une connerie. Et vous ?
Je dirais qu’on écrit plutôt pour apprendre le monde. On a tous déjà affaire au langage, même les plus petits gosses. On sait déjà aussi que l’expérience du langage, son exercice autoréflexif, solitaire, c’est l’univers de l’écrit et pas celui de la parole. C’est un a priori déjà formidable, parce que c’est cela qu’on met en mouvement, donc depuis une nécessité déjà établie pour celui avec qui nous travaillons.

Pour nous, auteurs, le livre n’est qu’un élément de ce qui nous lie à la littérature. Il y a la passion qu’on à a lire, et à vouloir transmettre ce qui compte de nos lectures. Il y a l’engagement avec les mots, qui passe par la lecture à voix haute, ou les mots qui accompagnent l’image, voire la musique. Quand on installe un atelier d’écriture, c’est la totalité de cette chaîne qu’on met en mouvement. Autre regard sur les livres, circulation des livres, autre perception des mots, et la place qu’on leur donne là où on vit ou travaille. Et au bout du compte, oui, l’énigme du monde, qu’on a remis en travail.

Le paradoxe de la littérature, c’est que les plus grands novateurs surgissent toujours de lieux imprévisibles, voire improbables. D’un écart avec la norme. Transmettre cette norme ne produit pas qu’on va reconduire la littérature. Dans la boule compacte et irrationnelle qu’est l’instant de l’écriture, par contre, interviennent simultanément tout un ensemble de paramètres. Il me semble que mon rôle c’est d’isoler et faire travailler un par un ces paramètres. Alors, quand on se retrouvera seul, peut-être que la relation sauvage et irrationnelle à l’écriture sera plus complète, plus ambitieuse, mieux capable d’écart.

 

Les gens font souvent référence aux ateliers américains, mais je crois que c’est différent, non ?
Il y a deux textes magnifiques de Raymond Carver à ce propos, dans Feux. Dans le premier texte, il raconte comment il a assisté à son premier atelier de creative writing, dans le second texte il raconte la première fois qu’il a lui-même donné un cours de creative writing. Le principe américain est fixe  : on arrive avec un germe, une brève ébauche de narration, et on réécrit et retravaille jusqu’à obtenir une short story publiable. C’est qu’aux USA la nouvelle accueillie dans un magazine, historiquement, est le moyen de vivre principal des écrivains, leur manière sociale d’être écrivain. Ce n’est pas le cas chez nous, et la nouvelle est un art considérablement exigeant. Je préfère proposer un balayage de cette chaîne, entre mental et réel, par quoi l’écriture cristallise dans des formes et des genres. Dans un groupe de quinze personnes, l’une écrira long et de façon narrative, l’autre ira vers des modes poétiques, une aura des formes dialoguées et une autre pas. Je considère que ma tâche est de les mettre chacun en relation avec les auteurs majeurs qui ont été dans cette direction formelle, apprendre à chacun à reconnaître sa singularité. Ceci dit, point commun avec le creative writing  : pour apprendre la philosophie, on l’exerce. Pour transmettre la littérature, je considère nécessaire le fait de pratiquer, d’exercer la littérature. Aux USA, on l’accepte dans les facs. En France, on a récemment retiré la littérature de la liste des disciplines artistiques. Eh bien non.

 

Faut-il avoir écrit un livre pour animer un atelier d’écriture ?
Ce qui est obligatoire, c’est la mise en relation de ce qu’on propose avec la littérature. À la fois dans l’espace de la proposition, donc pourquoi c’est ce territoire et cette forme qu’on veut explorer lors de cette séance. Savoir qu’un homme ou une femme ont pu consacrer leur vie à cette part très précise de l’exploration, et qui étaient, si on les cite, Nathalie Sarraute ou Georges Perec. Et à la fois, c’est le plus passionnant de mon côté, dans la mise en relation qu’on établit, entre le texte qu’on accueille et les recherches contemporaines de la littérature. Sinon, un atelier, c’est jobard, et malheureusement il y en a. Mais pour établir cette relation, pas besoin d’être «  écrivain  ». Dans des tas d’endroits où j’ai travaillé, les personnes avec lesquelles j’intervenais ont continué, seules, d’animer des ateliers. Et c’est un enjeu considérable  : on peut et on doit former à l’utilisation de l’écriture créative. Parce que ce sont des techniques spécifiques, une bibliothèque spécifique. C’est ce que j’ai fait toute cette année avec des enseignants de l’académie de Versailles ou des formateurs d’IUFM  : comment travailler avec la littérature, comment inventer avec l’écriture.

 

Vous avez travaillé, il me semble, avec pas mal d’élèves en difficulté. C’est idiot, mais on peut se demander : que leur apporte un atelier d’écriture ?
C’est la question sempiternelle qu’on nous pose  : à quoi ça leur sert  ? Je dis d’abord que l’atelier ça me sert à moi. Si j’ai voulu, à tel moment de ma vie, travailler avec de jeunes détenus ou des sans-abri, c’est parce que, moi, je souhaitais me rendre dans une relation du langage au monde que je ne pouvais atteindre seul, et qui m’enseignait sur mon propre rapport à la ville, ou au temps, ou au corps. Si eux perçoivent ce que je viens chercher, ils établiront d’eux-mêmes ce que de leur côté ils ont à en retirer. Les enseignants, les éducateurs savent ce qu’eux peuvent retirer, dans leur travail ­quotidien, de l’aventure qu’est un atelier d’écriture, de ce qu’on réalise ensemble à son terme. Mais si, de mon côté, je déclarais venir pour ça, je serais le dernier des prétentieux. On intervient dans une classe parce qu’une relation de confiance est déjà installée. On est un facteur de risque, de déstabilisation, et non pas un intervenant social, ou un réparateur de robinetterie humaine. J’ai travaillé aussi avec des scientifiques, ou des acteurs de théâtre, ou des étudiants en Beaux-Arts  : le langage, qui nous rassemble, est un atelier collectif, un immense chantier dans un univers, qu’il s’agisse de la ville, de nos relations à la mémoire, au temps ou à l’espace, profondément en rupture. Travailler avec ceux qui sont dans le cœur de cette rupture nous aide, nous, à dépister les zones d’intensité, les zones urgentes à investir.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 avril 2013
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