pépinières à faire pousser des morceaux de ville

de ces lieux où on préparait les futures transplantations des quartiers neufs ou réhabilités


d’autres encore se demandent comment faire pousser ces morceaux de ville comme des plantes émergeant de l’asphalte
Philippe Aigrain, Les architectes des villes potentielles.

 

Certains avaient proposé des explications rationnelles à la formation ici de la ville, majestueuse et serrée, dans un élan qui semblait à chaque effet de ciel, ou dans le vacarme perpétuel, tenir tellement plus à l’imaginaire (dans l’étroite limite du territoire plat et bordé d’eau) qu’aux nécessités industrielles ou communautaires.

Mais on savait bien, on se doutait, que ça ne fonctionnait pas comme ça. Que la ville ne pouvait se reproduire seule. Et que, symétriquement, ça ne pouvait pas seulement être affaire d’architectes, de rêves, de travaux publics. Il fallait de l’arbitraire, un désordre natif, une compacité qui permettrait toujours à la ville d’être au-delà du seul assemblage de ceux qui la constituaient.

On avait donc réservé, dans cette pointe triangulaire entre les canaux (l’eau irriguait toute la ville, on pouvait facilement tout transporter d’ici au lieu définitif de transplantation) et les routes à camion (idem, pour les implants plus ponctuels), un large espace à la pépinière de la ville.

Qui avait eu le premier cette idée ? C’étaient des genres de parcs et jardins. Avait-on remarqué que tout poussait mieux et plus vite, que le ciel même, reflétant et condensant ici l’image de la totalité-ville, contribuait à l’efficacité de la repousse ? Au début c’était seulement comme ailleurs on fait des maquettes ou qu’on s’amuse à des villes sculptées, des villes en miniatures. Et puis une première fois on avait procédé à la transplantation : on attendait qu’ici ce soit de taille à abriter les hommes, on découpait le morceau, on le posait tel quel sur le morceau de ville à inséminer, on l’entourait d’une palissade et on nommait cela chantier, on attendait quelques mois encore et ça y était : la ville avait repoussé, la ville était prête à conquérir un nouveau morceau d’espace.

Et parce que la ville grandissait, se compressait, se haussait, ici aussi dans la pépinière aux morceaux de ville on avait serré, haussé, resserré.

On disait que la réussite des implants, et l’efficacité des repousses, tenait aussi à l’expérience et la sagesse. Qu’ici autrefois c’était la terre des morts. Que c’étaient eux, les morts, qui d’en dessous érigeaient, pétrissaient, les formes neuves des pousses de la ville.

On disait cependant que c’était aussi une menace pour la ville, qu’on n’habite pas ainsi impunément une ville sortie depuis la terre par la main des morts.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 juin 2013
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