1996 | Parking, comment & pourquoi

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À l’époque (1992) on habitait au bord de la mer, en Vendée, mais on se préparait à partir pour ce qui serait une belle année, un an à Stuttgart à l’invitation de la Robert Bosch Stiftung.

C’est là que m’a rejoint, alors que je n’avais aucune expérience cinéma, la proposition d’Arte, qui souhaitait faire une série sur le concept suivant : 26 minutes, un auteur, un réalisateur, un acteur. C’était tout pour la commande.

Dans les deux ans à venir, une belle brochette de réalisations et d’expérimentation. Vous imaginez cela aujourd’hui ?

Pour moi l’idée du monologue s’est vite centrée sur un parking souterrain vide. J’ai conçu ce texte comme lyrique et lapidaire, c’est peut-être pour ça qu’il me reste comme un bonheur d’écriture. Il m’est arrivé souvent de le lire en public, même aujourd’hui je n’y change rien, même si quelques figures m’apparaissent trop appuyées. Mais celle qui paraît le plus lourdement appuyée, l’accident de camion, est le fait divers réel qui a déclenché le récit.

Moins de bonheur à la suite : un réalisateur de premier plan, Romain Goupil (merci la production), mais avait autant que moi le goût du travail solitaire. On s’est vu une fois et une seule, et je n’ai pas été associé au tournage, j’aurais pourtant bien voulu, même tout discrètement dans mon coin. Il a triché avec la commande : un acteur muet – Benoît Régent, très fort –, et le monologue tenu par une grande actrice, Hélène Surgère, d’abord de loin dans les écrans de vidéo-surveillance, puis en plan réel, avec fin sur le toit d’un parking loué toute une nuit pour le tournage, rue Clauzel à paris 9ème.

Je ne crois même pas avoir une archive du film ici, ou alors une vieille VHS.

L’étape suivante : je lis le texte en perf (probablement à la Boutique d’écriture que nous venions de fonder en 1993 à Montpellier La Paillade), avec le compositeur et bassiste (à l’époque, pure basse sans ordi) Kasper T Toeplitz. à la fin de la lecture, Kasper qui demande presque naïvement : — Mais ça t’est venu comment ce truc ?

Je sais que j’avais à me rendre à Bordeaux, et que le lendemain même je prenais ce train Montpellier Toulouse Bordeaux, pas loin de six heures, et c’est dans ce trajet (j’avais mon premier ordi portable, mais j’ai dû rédiger d’abord à la main, puisque dans le train et que la batterie ne durait pas plus d’une heure) que j’ai rédigé cette sorte d’archéologie de mon propre texte.

C’est bizarre pour moi de la relire, elle inclut des aperçus de fiction (le crâne exhumé de Baudelaire, récit que je développerai dix ans plus tard), une référence aux Commentaires de César que je reprendrai dans Après le livre presque 20 ans plus tard. La première fois aussi que je me saisis de moments autobiographiques, les deux garages (Saint-Michel en l’Herm puis Civray) qui seront repris dans Mécanique. Et puis surtout cette mise au point sur mon éloignement du roman, avec aussi ces relectures permanentes que je faisais des Tragiques grecs.

Dernière étape : un 1994, le metteur en scène montpelliérain Jean-Marc Bourg me propose de reprendre ce texte, mais dans une version à trois personnages. Je rédige moi-même la reprise, qui n’est pas une adaptation, mais une réécriture. Les trois textes (Parking le monologue, Parking comment & pourquoi, Parking, pour 3 personnages) forment un triptyque, Jérôme Lindon accepte de le publier...

FB, octobre 2013

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Parking, comment & pourquoi



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Dans la ville de Berlin encore séparée, tout au nord, un très long hôpital, le Virchow Krankenhaus. Sur un bâtiment officiel de style prussien, s’en est greffé un autre tout en longueur. Le 26 mars 1988, en pleine nuit, je dois partir seul remplir un dossier d’entrée, dans un bâtiment dont on m’explique la direction. Le bâtiment est fermé, et éteint. J’en cherche un autre. J’arrive à la porte arrière de l’hôpital. Une barrière pour laisser passer les ambulances, une guérite vitrée, et le visage d’un jeune type très maigre. Il a un échiquier devant lui, et un téléphone à son oreille, l’autre joueur sans doute à l’autre bout du fil. Lui aussi m’explique une direction, je me retrouve vers le même bâtiment, trouve finalement une entrée en sous-sol éclairée, et encore un type de garde. Il inscrit l’heure d’entrée sur son ordinateur, mais ne trouve pas le branchement d’imprimante. Il va chercher quelqu’un. Quand je reviens avec mes papiers, l’enfant est né. Au matin (il fait froid un 26 mars à Berlin, vers six heures), on nous emmène par une cour extérieure dans une chambre de trois, tout au bout du bâtiment rectiligne, au premier étage. Quand je redescends un peu plus tard, il y a un alignement de civières : on a ramené au bout du long bâtiment, en dessous de l’escalier, les morts de la nuit. Le visage du type dans sa guérite vitrée, avec son échiquier, reste pour toujours lié pour moi à cette sensation de mort exposée.

Peut-être cela tient à la myopie, j’ai un problème sérieux de mémorisation des visages. On se forme à la complexe reconnaissance des visages dès les premiers apprentissages de l’enfance, avant d’avoir la vue corrigée. N’ayant pas disposé à temps de ces mécanismes, je n’ai jamais pu les constituer de façon suffisamment précise : d’où aussi la constante attention aux visages de la rue, aux typologies, à tout ce qui pourrait aider, mais comme on se débat dans une masse indifférenciée et opaque. Une hantise autrefois, vivant au bord de la mer, c’était la plage, et retrouver parmi l’éparpillement humain indifférencié ce qui vous est propre, alors je préférais rester lire. En compensation, j’ai eu droit à une mémoire quasi définitive des pages même très anciennement lues, voire de n’importe quoi d’écrit qui me tombe encore sous les yeux, jusqu’à l’encombrement. Ce rapport je le projette dans la lecture elle-même : dans Balzac, et ces silhouettes maniées juste comme une ombre parmi un décor vu, lui, de façon presque hallucinée, je ne retiens pas les traits de l’homme de La Peau de chagrin, et je sais tout le reste. Cette angoisse de la reconnaissance des visages est accrue dans la ville, où les circonstances de la rencontre ne permettent pas de présupposer qui surgit en face de soi. Tout va bien si on se rend à un endroit où on sait devoir trouver celui-ci ou celle-là. Si les mêmes vous abordent là où ce n’est pas prévu, je suis paralysé. J’ai appris à faire un peu semblant, le temps que l’autre se dévoile. Et donc une hantise spécifique : si venait à nous, ici, sans qu’on s’y attende, dans ce visage qu’on ne reconnaît pas mais dont on sait bien la légitimité à nous aborder, le proche témoin d’un moment précis de notre passé, précisément ce qu’on met dans sa poche avec un chiffon par dessus ? Un visage soudain qui serait comme le grossissement de ce qu’on tolère dans sa propre histoire, mais seulement dans la mesure où ceux qu’on a laissés sur la route ne vous font pas reproche ?

Le hasard m’avait une fois fait parler à ce garçon à peine plus vieux que moi : il ne voulait plus conduire de gros camions à cause d’un accident qui aurait pu lui être mortel. Maintenant il travaillait dans un garage. En même temps, dans ce garage, il ne parlait donc que grande route et camions. Ce n’était pas sa peur qui m’intéressait (même si j’ai eu, une époque, un problème similaire avec l’électricité) mais ce rapport de la fixité et du voyage. Il suffit d’une halte une fois dans un self désert, au milieu de la nuit, en pays étranger, pour que vous apparaisse la totalité possible d’errance, où on pourrait se risquer. J’avais copié dans mon carnet, dans ses phrases à lui, l’histoire de ce garçon au nom breton (les sonorités mêmes de son nom incarnant dès lors cette fixité et cette histoire, cette résistance à une peur qui vous mine). On peut porter ainsi une histoire, que la surface du texte l’évoque à peine, et qu’elle sous-tends pourtant le décalage des mots, entre ceux qui commandent au destin entier d’une vie et en modifient le cours, et ce qu’on a à sa disposition pour exprimer cela, quand ce qu’ils signifient directement, ces détails de routes et de camions, est si faible et disproportionné.

L’image du type de Berlin, derrière sa vitre, et celle du Breton qui ne voulait plus conduire, s’étaient déjà sans doute rejointes, d’elles-mêmes, comme Rilke dit que « sur la surface d’un tableau chaque élément communique avec tous les autres ». Dès lors, le mot-titre parking commandait, et non pas le lieu qu’il représente. Je n’arrive pas, aujourd’hui encore, à en fixer un qui précise mieux, pour moi, la vision de ce qu’il y a derrière le texte, en amont de lui, ou directement représenté.

Restent des perceptions d’enfance : au-dessus de l’entrée du garage (le porche) notre appartement donnait sur la grande place avec marché le mardi. Le garage était en longueur, avec successivement les bureaux (le long du porche), le magasin de pièces détachées (rangées étroites de planches sur cornières, avec boîtes métal étiquetées) face au coin vidange-graissage (le pont élévateur, et son compresseur dans le local arrière, avec un réduit humide pour les pneus), enfin l’atelier même, plus large pour avoir jeté des poutrelles métalliques, autrefois, sur une cour intérieure. Tout au fond, ce qui restait de cour, avec des épaves de voitures (l’Aronde Simca sans vitres dont le toit arrondi servait de trampoline), la citerne d’huile de vidange, les empilements triés de vieilles batteries, une pyramide de tôles à ferrailler qu’un camion venait dégager une fois l’an, les pneus usés qui, eux, avaient un jour pris feu, et le réduit avec les acides et les chargeurs pour les accumulateurs au plomb, le grésillement qui y durait même le dimanche. Ce qui incarne pour moi, aujourd’hui toujours, cette idée de parking, c’est un « passage » qui prenait dans l’atelier même et rejoignait la rue de derrière. Ce passage, couvert aux deux tiers, cimenté, fermait au bout par un portail vert. C’était entre deux murs entièrement nus, sauf, à gauche, un robinet d’eau à fermeture par vanne de bronze pour le lavage au jet et à la brosse des véhicules, et, à droite, une porte que je n’ai jamais vue ouverte, une porte en fer elle aussi, avec une pancarte : le cinéma de Civray, trois mille cinq cents habitants, avait là son issue de secours. Derrière la porte il y avait les fauteuils de velours rouge et la salle obscure. Je n’ai jamais aimé les films et le cinéma, mais on allait y voir, une ou deux fois l’an, ceux présentés par Connaissance du monde. C’est cette association de mots : « connaissance du monde », qui fixe pour moi la salle du cinéma de Civray, et la porte verte sur le passage de ciment.

Dans notre idée de la ville il y a celle nécessaire de caves, complexe. Elle est la porosité du monde fondamental, la terre et son sol, à ce qui accrochent les êtres provisoires (nous) pour vaincre symboliquement leur nature éphémère. On creuse pour construire comme on creuse pour finir, ou déposer ceux qui ont fini. Il y a le mot « fondation », et Hegel dans sa Logique utilise « zu Grunde gehen » pour la fondation même de la parole et du sens, la chute qui va permettre de construire l’auto-réflexion du sujet dans cette parole même, pour qu’elle donne sens à ce qu’elle désigne. Sous la ville il y a le monde déshumain, là où l’homme ne pénètre pas, qui est ce par quoi s’accroche la ville à la terre. D’où la fascination symétrique pour les établissements qui ne se fondent pas, comme Venise flottante, éternellement provisoire, le goût qu’on a de revenir s’y promener l’hiver, ou cet entrepôt bâti à Bordeaux pour abriter vanille et café, conçu pour faire flotter son immense boîte de pierre et ses galeries sur le bord instable du fleuve. C’est peut-être un lieu majeur par quoi Jules Verne, quand enfant on le découvrait, nous contraignait à la fascination : sur l’Amazonie dans le radeau de la Jangada, comme dans sa nacelle de ballon, habitats intimes, complets et pourtant détachés, mais sans caves (à moins d’entrer réellement dans les dessous, comme dans les Indes noires ou bien Voyage au centre de la terre, mais eux aussi pareillement détachés). On aime les souterrains des châteaux, on a construit des cathédrales pour imposer aux villes de bois, dans leurs remparts, un intérieur qui repousse totalement le monde du dehors à l’extérieur, en réorganisant même la lumière qu’elle en reçoit. À y penser, on rentre aujourd’hui plus fréquemment dans un parking que dans une église ou une cathédrale. En volume, ils incluent dans la ville d’aujourd’hui bien plus que n’a jamais prétendu la disproportion architecturale des cultes. Ils sont vides pareillement.

La notion de banlieue n’est plus très pertinente, parce que la disposition sociologique des villes n’est plus jamais strictement périphérique. La province a plus facilement anticipé, construisant à l’écart des villas neuves et des quartiers résidentiels, abandonnant les vieux centres aux commerces de pantalons et sandwiches, et aux chambres de ceux qui ne restent pas longtemps en place. Les rues piétonnes sont le complément forcé des parkings où on s’arrête. Quelle que soit la dureté de vivre, dans un habitat qui n’était pas prévu pour vieillir si vite, au bord des villes, les radiales sont des lignes de force essentielles : ceux du plateau d’Argenteuil, de Nanterre et Bezons « descendent aux Champs » sans même convoquer l’idée symbolique, partout ailleurs, de l’avenue des Champs-Élysées, tandis qu’à Aubervilliers ou La Courneuve on se donne rendez-vous au Rex, ou que de Villepinte, à cause de la ligne RER, on investit directement Les Halles. Cette idée d’occupation non hiérarchisée de l’espace urbain (réimposant bien plus fortement, ou de façon plus cloisonnée encore, les nouvelles hiérarchies) est liée pour moi à différents collages pratiqués par la réalité même, dont le moindre n’est pas la Maison de la Culture de Bobigny, vouée à des paroles non encore entendues ailleurs, face aux immeubles géométriques de seize étages, dont les plus voisins portent le nom de « cité Karl Marx ». En y habitant quinze mois d’affilée, il y a dix ans aujourd’hui, c’est un usage et une perception différents de la verticalité qui s’était imposé lentement à nos pratiques héritées. On descend sous, on se transporte, on remonte à. Il faut une grève ou une panne d’électricité (fréquentes à l’époque) pour que la vie sur les seize étages s’organise dans la circulation étroite et forcément obscure des escaliers de secours, avec les haltes obligées. On descend du supermarché au parking qui fait la même surface, un étage en dessous, pour en repartir, et c’est le seul endroit où s’approvisionner. Sous les tours il y a toujours un parking, il donne aux niveaux moins un et moins deux de l’ascenseur, face aux locaux de service, nettoyage et accès poubelles, mais y laisser un véhicule était la garantie de le retrouver rapidement dépouillé. Les deux sous-sols étaient donc vides, à l’exception de ces quelques véhicules cannibalisés qui y devenaient, avec le temps, de symboliques sculptures comme dans les recoins de musée, les salles de sculpture, à Pétersbourg, Rome ou Munich y étant en général les moins fréquentées. Pour supporter les tours (même si en béton armé c’est la coque des murs qui est la principale armature porteuse), les deux niveaux de parking étaient semés d’alignement de poteaux cylindriques de béton nu. Ces alignements gris, l’immense espace vide sauf ces sculptures métalliques, la lumière qui en venait, rasante, par les deux issues, m’ont tout le temps de mon séjour donné l’impression que c’est là qu’on devrait « représenter » ce qui se passait au-dessus.

L’idée de représenter basculant elle-même de ce fait. Dans une mise en scène faite cet hiver-là à la Maison de la Culture de Bobigny, d’une pièce de Heiner Mü ller (Paysage sous surveillance) qui était d’ailleurs présent, avec son blue-jean trop large et son cigare éteint, les deux portes d’arrière-scène, les portes de chargement de décor quand un camion de trente-cinq tonnes livre un spectacle joué ailleurs, s’ouvraient sur la ville. Il neigeait cette nuit-là, et ce qui faisait le décor, soudainement, de la pièce, c’étaient les immeubles mêmes, celui que j’habitais. Spectateur de la pièce de Heiner Müller, j’en étais donc soudainement partie prenante, cité dans mes pratiques sociales du moment comme élément signifiant de la parole tenue. Il ne s’agit pas de « représenter » les marges ou les franges, ou la détresse ou l’urbanisme neuf et ce qu’il induit, comme témoignage d’un monde séparé, mais d’interroger le besoin de représentation lui-même, en le jouant sur ce que nous sommes au plus près, dans ce champ étroit de nos pratiques ordinaires, là où nous avons chacun été mis. Ce « là où on a été mis » a été ce qui a commandé pour écrire Parking.

C’est une phrase du vieux Sophocle qui fonde cette bascule : « Qu’est-ce qui pousse les hommes à se représenter eux-mêmes ? » Il y a de cette phrase une lecture directe : comment, pour exprimer ce besoin, trouver dans l’univers où nous sommes, qui peut en surface nous paraître affaibli ou dispersé, ou moins digne d’attention esthétique, des catégories techniques de représentation qui lui conviennent ? Rabelais place de nuit une scène du Gargantua, il n’invente pas le nocturne pour autant (dans sa tempête du Quart-Livre, c’est en plein jour qu’on viendra obscurcir le jour et enlever la lumière : « l’air perdre sa transparence, devenir opacque, tenebreux & obscurcy, si que aultre lumière ne nous apparoissoit que des fouldres, esclaires, & infractions des flambantes nuées », c’est le sujet voyant qui est disloqué). C’est Cervantès qui produira techniquement le nocturne en littérature, avec la scène du moulin à foulon dans le premier livre (le cheval, le maître et le valet figés dans la nuit, le bruit du moulin, et Sancho lâchant son pantalon : « Mais Don Quichotte, ayant le sens de l’odorat aussi vif que celui de l’ouïe, et Sancho étant comme cousu avec lui, et si près que les vapeurs montaient quasi en droite ligne, il ne se put faire qu’il n’en arrivât quelques-unes à son nez ; à peine y eurent-elles atteint qu’il alla vitement au secours, le serrant entre ses deux doigts, et d’un ton un peu nasillard, il dit : — Il me semble, Sancho, que tu as très peur… »), et ce n’est pas un hasard si, au chapitre IX du deuxième livre, l’arrivée de nuit au village du Toboso est enfin un mouvement décrit. Nous avons, nous, à dire des routes et des parkings, des coquilles de métal et des cubes de béton armé, et les enseignes pauvres des galeries commerçantes.

La seconde passe de lecture, dans la phrase de Sophocle, c’est de savoir ce que représentent d’eux-mêmes ceux qui se donnent rendez-vous au Grand Rex ou vont au samedi soir, d’Argenteuil ou Bezons, descendre les Champs, ou bien, dans le silence d’un sous-sol d’immeubles, décortiquent pour les revendre phares, fauteuils et appareillages d’un véhicule « levé » à deux kilomètres de là ? Quelles représentations symboliques convoquent-ils pour construire un paraître d’eux-mêmes si radicalement à côté, nous semble-t-il, de l’univers établi des représentations, qui fonde ce que nous nommons culture ? Et si nous-mêmes nous avons, un samedi soir, pratiqué telle dérive, ou version affaiblie participant des mêmes symboliques à déterminer, comment trouver dans l’univers nommé par Cervantès et Rabelais un chemin qui ne reconduise pas cette séparation des pratiques, mais nous y positionne par un geste seulement esthétique ? Ce n’est pas pour leur contenu ou même leur urgence que nous déterminons des images comme étant celles à nous assignées pour la représentation, mais pour cette seule convergence du symbole et d’une beauté qui n’est pas encore nommable, puisque non encore ramenée à l’univers des représentations. Le visage de ceux de Bezons, une aciérie dans la nuit, une hiératique disposition d’immeubles gris, la pente de sortie en spirale d’un parking, quand on remonte en première et qu’il vous semble dans la voiture même que le haut du crâne râpe au plafond. D’un pied nu de mendiante, peint par Caravage à l’église Saint-Louis des Français de Rome, on ne se pose pas la question de savoir s’il témoigne. Il est peinture, comme un canapé de Hopper, ou les enfants de Munch poursuivant des canards jaunes sur la neige au sortir d’un village de Norvège. À nous de nous saisir ici-bas des objets négociant directement de cet inconnu du monde, et articuler les syntaxes de récit jusqu’à ce qu’elles s’en rendent poreuses au bruit et aux tensions, à l’écartèlement aussi du visuel, s’il n’y a qu’une rue vide et des trottoirs à dire, et qu’y passe brutalement une mécanique. En musique aussi, de Giacinto Scelsi, qu’à Rome un soir j’avais surpris, à l’arrière du jardin en surplomb de la Villa Médicis, penché longtemps, écoutant le continu grondement de l’autoroute qui longe le rempart (c’était l’année de ses quatre-vingts ans), à Arvo Pärt qui à Berlin Storkwinkel était mon voisin du dessous, dont on entendait très loin dans la nuit la solitaire tâche au piano, ou lisant ce texte avec le bassiste Toeplitz nous sommes portés à ce dessèchement tendu du son, jusqu’où il s’ouvre au bruit venu du monde. Et les êtres qu’on voit là, en charger la phrase sans choisir.

C’en était là, dans les notes des carnets, lorsque j’ai reçu la proposition d’un monologue de vingt-six minutes, qui associerait dans une série télévisée un auteur, un cinéaste et un acteur. Le visage du gardien de parking était la seule image que j’avais devant moi. Mais il ne parlait pas. J’habitais alors en Vendée, tout près de mon village natal, à cinq kilomètres d’une côte pour l’essentiel sauvage (non pas luxe, mais isolement et autarcie). Pour travailler comme j’ai l’habitude, avec des musiques fortes, j’avais aménagé un coin de travail au sous-sol, dans une pièce sans fenêtre, de parpaing nu. La pièce comptait une planche sur tréteaux pour l’ordinateur, et mon propre matériel de musique, dont un gros amplificateur bi-corps à lampe. Je travaillais la nuit. La notion de sous-sol valait pour moi : il n’était pas question de parler, mais de noter en soi la voix des ombres. On se fait facilement peur tout seul, c’est là qu’il fallait aller. Il a fallu quatre mois pour la première version du monologue, dans un ralenti considérablement amplifié par rapport au temps de la lecture. Il s’agissait de passer d’une phrase à une autre en modifiant chaque fois le thème, la contrainte et la règle.

Il a été évident très vite que l’ombre au centre serait muette. Ce qui parlait c’était la projection d’une culpabilité où on ne sait pas si ce qu’on a fait est vrai ou pas, a été ou non (Rilke disait : « faire des choses avec de l’angoisse »), comme dans ces rêves où on imagine qu’on a fait quelque chose de mal, qui ne se sait pas mais va bientôt éclater. À aucun moment il ne serait possible de savoir si une vieille femme (hypothèse un) apostrophait simplement et violemment un homme lié à elle par le sang, qu’elle venait de retrouver, ou si l’homme lui-même (hypothèse deux), à force d’isolement solitaire, de répétitions des nuits et du temps vide, imaginait qu’on l’interpelle depuis un passé qui le hante, parce qu’il n’en est pas fier. Ou encore (hypothèse trois), si une vieille femme discourait réellement, mais depuis sa propre dérive, séparée du monde des hommes, et qu’un gardien anonyme supportait sans en être autrement concerné, et que la vieille folle, dont il a pitié, aurait moins froid ici en bas que dehors dans la rue. Les trois hypothèses devaient se juxtaposer, et chacune, prise isolément, s’imposer comme vérifiable, ce qu’à Bordeaux un professeur, Paillé, nous avait réellement enseigné en mécanique des fluides pour les mouvements tourbillonnaires — calcul d’une aile d’avion, équations à trois dérivées partielles.

Dans les quatre mois de ce qu’on dit écriture, il y a eu deux mois de lecture et d’approche, trois semaines de premier jet, et un mois de retravail. Dans la première période, il s’agit que voix, rythme et pâte soient obscurément déterminés. Cette période est une des plus troubles du travail, mais la plus décisive. On en sort avec une architecture. Je n’ai donc pas écrit tout de suite. Comme avant chaque démarrage de livre, j’ai relu plusieurs pièces des tragiques grecs. C’est pour moi un rituel qui date de leur découverte. Cette lecture ne peut se prolonger au-delà de quarante minutes, elle est totalement saturante : le reste du jour n’est que désoccupation. Vide dans la tête, mutité (selon là où on vit, c’est marcher dans la ville, ou rattraper ce qu’on n’a pas fait de travaux matériels, cimenter une allée). Mais, en lisant, je recopie. Des fragments dressés droits de phrase. À partir de quoi on accepte de glisser, détacher de son propre monde un bout de phrase qui s’y emboîte. Une autre caractéristique de cet endroit précis de la côte de Vendée, dans les périodes de tempête, en février, c’est le retrait du sable, laissant à découvert, sur des plages devenues uniformément noires, une vieille tourbe très dure. Dans un de ces endroits, nommé le Paradis aux Ânes, on suit les empreintes fossilisées de chasseurs du néolithique, et des cervidés qu’ils suivaient. Et parmi de gros fossiles émergeants, à la limite de la dune provisoirement reculée, au Grouin du Cou ou à Longeville, les traces apparentes de leurs sépultures. C’est là, sur ces plages provisoirement noires, que je marchais après la dense lecture du matin.

Dans le carnet de préparation, que j’ai conservé, il y a des phrases prises successivement aux Perses, aux Sept contre Thèbes, et aux Suppliantes, enfin aux Choéphores. Je n’ai donc relu, cette fois, qu’Eschyle — en comparant aussi avec sa traduction anglaise, plus raide, vocabulaire simple. Le cahier s’arrête là, ce qui veut dire que l’écriture avait commencé (le cahier était le dernier d’un stock de cahiers noirs à reliure rouge achetés trois ans plus tôt à Berlin). Ce qui me surprend aujourd’hui dans ces notes (ayant pratiqué en quatre ans au moins deux fois supplémentaires ce retour d’avant-livre aux tragiques), c’est comment elles ont été happées par le statut même de la parole. C’est dans la première pages des phrases recopiées ou refaites aux Perses qu’il y a : « Comme on jette un joug sur la nuque de la mer. » Mais rien d’autre apparemment n’aura déteint sur Parking, hors « et l’ombre ici entrée en possession de l’air ». Je ne suis pas capable, à distance, de différencier ce qui est recopié littéralement, de fragments tout aussi courts, mais réécrits dans la pensée déjà du livre à faire. Les Perses ouvraient à un registre de plainte, qu’il fallait encore orienter. J’ai recopié des Perses le vers suivant : « Quand il serait si simple et si beau à chacun / de tenir le rôle qui lui convient. » Les Sept contre Thèbes n’amenaient pas dans les zones cherchées. Parmi le peu recopié, un vers : « Pour tant te méprendre, tu as l’âme bien étroite » désignait les registres de Parking, sans y fournir. Mais Les Suppliantes, rétrospectivement, ouvraient à une sorte de nomination faite des paroles mêmes, où le travail pouvait presque commencer : « Parole ni prompte à naître / ni lente à casser / parler trop haut convient mal aux faibles. » Ou bien : « Si un mot peut guérir le mal fait d’un autre mot. » Dans une dernière page où se succèdent des notes prises aux Choéphores et aux Euménides, il y a, de la première : « Pullule dans l’air tout ce qu’il y a d’hostile aux hommes », et de la seconde : « Si tu tendais des mains pures / je ne t’assaillirais pas. » Il y a aussi une belle phrase d’Eschyle, qui elle n’a pas rejoint Parking : « Le coeur comme un chien qui veut mordre. » On ne sait rien du texte à naître, mais de lui on sait comment ça parle. Sans doute à ce moment on est prêt au travail, et ce travail exclut la lecture (on revient le soir à de vieux Simenon sus par coeur, qui un temps où les voitures encore étaient rares avait habité ce pays et dont ma grand-mère était bien fière de lui avoir souvent servi l’essence, figure pour moi tutélaire de l’homme écriture et la liaison qui pouvait s’en faire au garage enfance). On n’est plus que la dernière peau entre deux rongements qui s’approchent, celui de l’héritage, ce qu’on retourne sur le monde pour le dire, et la vision, qui sélectionne et grandit, jusqu’à présenter devant soi l’hallucination qui remplace le réel, par une même proximité. Il n’y a plus ici à penser. Dans la journée, on ne fait rien, on attend.

La grande dignité des tragédies grecques, c’est de donner dès le départ leur contenu narratif comme connu, ou irréversible. Aucun artifice de récit ne peut tenir, puisque tout est dévoilé. Ce qui compte, c’est la manière de retenir haut le dire en amont du récit, et de l’envoyer ainsi cogner dans toutes les nuances du vocabulaire de l’homme aux prises avec plus fort que lui. C’est ce déchirement élémentaire, laissant monter vives des forces plus brutes qu’ordinaire, qui rehausse l’aventure d’aujourd’hui et nous ouvre les portes qui la font communiquer avec les souterrains qui peut-être la sous-tendent, mais ne nous appartiennent pas. Claudel s’y connaissait, retraduisant et réinventant la trilogie d’Eschyle (je ne sais pas si, un moment : « Voilà, pour te rafraîchir les oreilles », ne vient pas de chez lui, en tout cas c’est sa manière). On ne réédite plus (je les avais trouvés dans le hangar d’un bouquiniste de Luçon), les textes dits religieux du vieux Claudel, gigantesque amas de prose violente et sans ordre venant s’agréger sur des fragments les plus obscurs ou prophétiques de la Bible, retraduits à mesure. À la page deux cent trois de son Évangile d’Isaïe, Claudel a fait insérer la photo d’une morte, Mélanie, exhumée après quatorze ans : le visage en très gros plan d’une religieuse à la coiffe d’uniforme entretenue et blanchie, sans yeux, mâchoires retroussées sur la racine des dents, qui en paraissent chevalines et séparées. Qu’on puisse mettre une telle photo dans un livre a été pour moi le déclencheur final, le moment où on se met à écrire. J’avais ce livre ouvert, et cette photo de la morte, devant moi, tenue debout par la lampe. « Pour mieux voir elle s’est débarrassée de ses yeux, il n’y a plus que ces gouffres qui vont jusqu’à l’âme, ces espèces d’entonnoirs béants ! » Et Claudel parle (« la même profonde émotion ») d’un crâne vraiment tenu entre ses mains — c’est de cette même époque, mi 1953, que date ce fait divers d’un homme enfermé en psychiatrie pour les douze ans qui lui resteraient à vivre, pour la tombe paraît-il violée de Baudelaire, les journaux contradictoires, l’homme inaccessible, et ce crâne qu’on vous montre maintenant comme une initiation, dans l’appartement insoupçonné et vide qui sert de bureaux, au premier étage, à une librairie réputée, qu’on vous laisse tenir entre vos mains le pariétal étroit et le front jaune comme étant celui du poète : le diplomate Claudel a-t-il dissimulé dans ses pages sur la corruption du corps et ce « crâne rayonnant », une entremise secrète dans ce qui a été nommé « l’affaire Baudelaire », non résolue encore ?

Et la grande étrangeté pour nous de la tragédie grecque, de nous imposer une vision de l’homme sur lui-même qui n’est pas encore, et de bien loin, celle de la philosophie du sujet. Le rêve, par exemple, est apparition réelle et terrifiante. On parle du rêve comme d’un réel terrifiant qui trouerait soudain la surface ordinaire du monde où voit, sent et se déplace l’individu. La maîtrise mentale dont témoignent des textes parfois plus anciens (ou l’absence de textes, comme cette phrase dans les Commentaires de César où il s’étonne du refus de l’écrit par nous les Celtes atlantiques et des vingt ans d’apprentissage oral de leurs druides) implique sans doute que le pauvre travail où nous nous démenons pour nous apprivoiser quelques données de base dans le grand inconnu mental n’est pas d’aujourd’hui. Nous fascinent ces civilisations aussi parce que ce travail d’exploration mentale pouvait être dissocié de la vie du monde, et se grandir sur des périodes infiniment plus longues que la vie d’un homme : arrêter le rêve, fixer une image et se dire « je me retourne et je vois », ou des exercices très simples comme apprendre à regarder ses mains dans son rêve, ou plus lentement s’exercer à le conduire pour retourner dans telle image vue d’une ruelle ou d’une place de la même grande ville issue peut-être de l’impossible mélange de Moscou, Rome et Luçon, une ville qu’on n’aura jamais connue qu’au détour de ces rêves, ou bien pousser peu à peu ce sentiment de conscience dans le rêve pour en épouser la durée avec le même sérieux que la vie du jour et le considérer à égalité, tout cela était connu des vieilles civilisations guérisseuses. Revenir aux tragiques grecs nous rapproche de ce sérieux qui fait trou dans la notion de réel : un autre et puissant fantastique resterait possible et disponible, à condition de se déperdre d’une notion trop commode de fiction.

Au bout des quatre mois dans la cave sous l’oeil vert de l’amplificateur bi-corps, il y a eu le train, et la rencontre à Paris, une seule, avec le cinéaste qui devait faire le film en commande, et m’a proposé un découpage utilisant une partie seulement du texte. Parti en juin pour un nouveau séjour en Allemagne (basé à Stuttgart et, faute d’autres revenus conséquents pour des nécessités familiales accrues, continuant mes convoyages intermittents de véhicules, poids lourds y compris puisque j’ai le permis, de l’étranger à la France — le goût de très longues routes seul et l’activité mentale qu’on y a, le privilège qu’on donne à la nuit, la découverte de matériels surprenants et le goût de la conduite rapide et silencieuse des berlines qu’on ne connaîtra que pour ce trajet, ou des véhicules lourds à poste de conduite surélevée et suspendue, le poste de commande en avant même du moteur et des roues, les châssis tracteur juste lestés d’un cube de ciment pour contrepoids, et les longues attentes aux contrôles de transit — le silence aussi sur cette activité sans statut, exactement contraire à celle des gardiens de parking mais cousine pourtant, à preuve ces types qu’on croise au mitan de la nuit dans les stations-service, quand on prend un café sandwich au bar et qu’on se lance dans une discussion en langue inconnue), nous n’avons pu nous revoir. Le film a été réalisé en décembre sans que j’assiste ni au tournage ni au montage. Ni même, plus tard, à la projection privée, ni à la diffusion télévisée (je n’ai jamais eu de télévision). La cassette, je n’ai osé la regarder qu’une fois. Le gardien de parking est muet, la caméra très proche de son visage et son corps. Aucune facilité concédée à l’acteur pour éviter la traversée des gestes ordinaires qu’on a dans une cahute de gardiennage, ou pour laver une voiture. Rien de surjoué, rien d’immobile. Cet acteur de grand métier, que je n’ai pas rencontré, disparaîtrait peu après. Face au gardien, d’abord dans des moniteurs de surveillance télévisée, puis dans le fond des galeries, puis peu à peu plus près, celle qui parle. Au bout du film, le jour se lève, la femme est sur le toit (le tournage a été fait, de nuit, dans un parking en élévation, rue Clauzel à Paris), ils sont même un instant face à face. Le réalisateur, Romain Goupil, a mis dans le texte deux corps et une voix capables de l’amener au visible, merci.

Mais le théâtre ouvert restait pour moi inachevé. Des personnages existaient, qui continuaient de s’affronter dans le noir, le film ne les avait pas fait taire. Qu’est-ce qui, dans cette première version de Parking, exigeait pour ces personnages la voix et le corps d’un ou plusieurs acteurs ? C’est renverser la question, pour moi à la fiction principale : ce qui, pour paraître fiction, emprunte à la présence des arts de corps et de voix. Les techniques de surgissement et de coupe du théâtre, de diction supposant autour d’elle un monde rebâti sous-jacent qui ne s’évoque pas en dehors de l’exigence narrative, l’écriture proprement théâtrale (et celle des tragiques grecs la haute première) désigne au roman un lieu propre d’exposition : lu comme une scène, où il doit produire lui-même sa convention d’apparition, au lieu qu’autrefois on a pu lui en concéder préalablement le crédit. La très grande ambiguïté de La nuit juste avant les forêts, de Koltès (c’est à cette époque-là précisément qu’une fois on avait longtemps parlé de Balzac), avec son quai de métro la nuit, le coup pris dans la figure qui empêche tout rassemblement ordonné de la phrase, l’image disloquée et glissante, saturée, de la ville dans ses franges les plus symboliques, que ce texte écrit avant les autres n’ait été publié qu’après trois autres de leur auteur en fait le plus exemplaire de cette étroite et sauvage galerie ouverte à une prose d’aujourd’hui, le risque qu’elle doit prendre, au détriment de son propre paraître, pour s’élever à hauteur de ce qu’elle désigne, contre l’inventaire établi des formes et le statut précaire des livres. Corollaire : la fiction, pour paraître crédible (donc être vraiment fiction) doit se présenter comme vraie, de la même façon qu’est vrai un acteur sur la scène (même s’il ne s’agit plus que de l’absence d’acteur, comme les haut-parleurs de La Dernière Bande de Beckett). Le Rouge et le Noir, comme Madame Bovary, ne se sous-titraient pas « roman », mais « moeurs », voire : « moeurs de province ». Le monde des images à passivement consommer, les écrans récupérant jusqu’à l’inondation un mode traditionnel de récit que la littérature a laissé pour compte (Faulkner initiant à des marchandises plus radicales), et la massive disproportion de savanteries où sous prétexte de sciences humaines tout s’écrit dans une moulinette barbare, ont rongé dans la piste anciennement dévolue au dire littéraire. A été sacrifié, en cours de route, sa fonction dans l’interstice (l’allemand a le mot Zwischenraum, presque : entre-chambre) entre le monde et la langue qui le désigne. La hache que Kafka voyait en disant : « Un livre est la hache qui brise la mer gelée en nous », ne laisse pas survivre ce qu’elle désigne si on coupe le monde des grands récits qui le fondent. La fiction doit se présenter comme son contraire pour produire son propre espace de jeu. Chez celui qui a poussé au plus loin cette dimension paradoxale, tout se présente comme autobiographique, mais il faudra attendre que le monde ait retiré les échafaudages de la vision immédiate pour mesurer la reconstruction, et l’art de l’illusion qui nous l’impose. Il se trouve que l’objet à décrire c’est le monde au présent. La photographie le révèle. La phrase doit procéder à un simulacre pareil. On travaille dans les représentations non constituées comme telles. Constituer le réel comme représentation suppose de disloquer aussi la syntaxe issue des représentations préexistantes. Mais qu’on y parvienne, et la démarche s’annule : on reconnaît votre art du documentaire ou du témoignage, une honnêteté de porte-parole. Et qu’on y parvienne insuffisamment, tout s’écroule dans la mauvaise poétique, on a fait du beau et du chanté sur ce qui ne demandait pas de chant, ou bien tout s’use dans les circonvolutions insuffisantes de l’empire figé des proses mortes. Pas de choix pourtant que marcher à cette frontière. Ce qui fascine aussi chez Thomas Bernhard, c’est comment, dans un processus gigogne, l’oeuvre autobiographique naît d’un resserrement posé comme nécessaire par les premiers romans, au nom même de la crédibilité de leur fiction, ce que l’oeuvre attend pour se présenter avec un peu plus de force, par encore moins de convention. Mais qu’aussitôt, les cinq minces livres autobiographiques alignés, le même outil est repris pour concevoir à nouveau de la fiction, mais que cette fiction se présente dans un à-plat (au sens technique des peintres) éliminant tout ce qui la poserait comme telle : un homme est dans un fauteuil à oreilles et dit ce qui se passe sous ses yeux.

Dans la tragédie grecque, le monologue est terrible parce qu’il ne dit pas d’intériorité, mais ramène l’individu à une surface où tout s’inscrit de ce qu’il ne possède ni ne maîtrise dans un monde qui pourtant lui dicte sa totalité d’être. C’est l’usure ici du monde, et l’ampleur du désastre, qui conduisent à relire encore les textes de la fin du monde grec. Le monologue gomme la possible diction extérieure de celui qui pose l’être discourant. La fascination, à manier du monologue, c’est vous immerger dans une tête où tout est produit par la langue, indépendamment de celui qui vient marcher dans cette tête, et la constitue telle par sa marche même. L’avantage des machines à traitement de texte, c’est d’empêcher de garder les versions intermédiaires. On reprend et reprend, comme sur une surface d’abord mentale, quelque chose qu’on contient dans son propre crâne, su par coeur parce qu’on n’en dispose pas d’objet concret (l’ancien manuscrit dactylographié, l’épaisseur des feuilles, les ajouts agrafés, et les coupes aux ciseaux). Qu’est-ce qui a changé en trois ans de compagnonnage d’un texte aussi bref ? À Montpellier, où ces trois années se sont déroulées, chaque fois que j’ai eu à prendre un train de nuit, ou revenir de nuit, il m’a fallu passer en voiture devant l’entrée légèrement en surplomb d’une grande usine IBM aux bords de la ville, à l’écart. Une large avenue est coupée en deux par une guérite rectangulaire, où trois hommes pourraient s’asseoir de front. De chaque côté de la vitre en verre fumé, deux longues barrières rouges. Des réverbères orange. La nuit, un seul homme est assis au milieu, sans recul possible, les deux barrières comme des ailes, un torse coupé, un visage légèrement éclairé par une lumière bleutée. Cela semble totalement séparé du monde, sans possible rapport avec le monde souterrain des parkings (à Düsseldorf après une lecture à la libraire Müller et Thielmanns, dans le grand parking sous le musée, en pleine nuit donc, la clé de voiture bêtement tombée dans le mince intervalle entre l’ascenseur et sa cage, il avait fallu quérir le gardien, puis un agent de sécurité, pour couper le courant des câbles, et s’enfoncer dans le puits avec une lampe torche, par l’échelle de secours, récupérer mon trousseau : toute une vie surgit, d’habitudes fixes et dérangées, dans le décalage supplémentaire produit par notre séparation de langue, le gardien et le pompier dans leur allemand de la Ruhr, et moi des plaisanteries hésitantes), mais cet homme dans sa guérite, comme un crâne exposé, dans la grande durée de la nuit, gardant une route vide, est l’image qui m’a ponctué dans ces trois ans de revisite régulière du texte .

Quelque chose surgirait du sol, prendrait forme de personnage et accéderait à la possibilité de dire. Ce dire inclurait notre rapport à la ville, à la crasse des samedis soirs, et à la fin des dérives, quand il faut rentrer et qu’on ne sait pas comment faire. Il inclurait la matière bouleversée de la ville : la géométrie des piliers, les caves de ciment et les rampes d’accès, tout cela trop grand pour l’homme quand les voitures l’ont vidé, puis les caisses jaunes à l’entrée, le puits sale d’ascenseur, les coins à pisse et comment les emballages jetés rappellent les rues piétonnes au-dessus. Cela inclurait surtout une diction, l’être sous les mots et constitué par eux, tel qu’il avance aujourd’hui dans le monde : une part collective dans le remuement anonyme qui interfère de façon majeure avec le destin individuel. Il a fallu longtemps à l’homme pour se constituer sujet, et cette fabrique-là s’est faite avec la ville et ses hiérarchies, qui la nie désormais. L’âge d’or du roman lui est associé, et il fait bon revenir aussi au Quichotte et à Rabelais parce qu’ils précèdent cet âge, et nous sont ainsi plus proches. Un monde disloqué a couvert la terre, parfois nous roulons par plaisir comme pour vérifier juste que ce ciment et ces routes où nous avons grandi ne sont pas une bulle isolée, et bien la loi commune. Il ne s’agit pas de se faire témoin ou porte-parole, mais travailler sur l’étroite parcelle où on a été mis, et chercher les images telles qu’elles s’y sont déposées. Travailler sur soi-même en tant que constitué par ce monde, on porte chacun assez de honte (cette phrase d’Ernst Bloch est une indication presque archéologique : « Sur les méfaits intimes l’herbe ne repousse pas »).

C’est évidemment sans promesse. On aura tenté, de nos villes, quitte à ces rues vides, de tirer une image.


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1ère mise en ligne 15 octobre 2013 et dernière modification le 25 mai 2022
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