écrire avec... Jacques Roubaud | rue du passé

une piste étrange et riche (une de plus) dans son ensemble de textes sur Paris « La forme d’une ville, hélas, change plus vite que le coeur des humains »


Il y a bien longtemps que les 155 poèmes, écrits de 1991 à 1998, et publiés en 1999 par Jacques Roubaud sous le titre, détournant Baudelaire et petit pied de nez à Julien Gracq, La forme d’une ville, hélas, change plus vite que le coeur des humains, fait partie des classiques de notre boîte à outils pour l’atelier d’écriture.

En tout cas, je propose depuis bien longtemps des pistes d’écriture comme celles du texte L’heure où (déroulé linéaire d’une journée, recomposant les micro-événements sonores, visuels, humains de la grande ville en cherchant pour chaque instant le lieu précis où advient un micro-événement singulier), et, surtout si on a des ordinateurs connectés, la variation sur Un rêve, Jacques Roubaud écrivant (recto-verso, le livre interdit qu’on voie simultanément les 2 textes) une micro-variation sur un instant quotidien récurrent (entrer dans le café où il a ses habitudes, lire son journal avec un café, payer) et proposer aux participants, une fois leur propre variation écrite et mise en ligne, que chacun aille prolonger de sa propre contribution chacune des propositions (voir belle trace ici).

Pas possible cependant de séparer ce livre, d’une richesse immédiatement séduisante par la multiplicité des pistes à y reprendre, d’un livre essentiel, Poésie :, écrit simultanément à la composition des 155 poèmes. Jacques Roubaud y développe son principe de composition mentale, concept vieux comme la poésie même, et à rapprocher des théories sur le vers, et la subversion du vers livre, développées dans La vieillesse d’Alexandre. Le système de contraintes précédant et déclenchant les 155 poèmes est développé dans ces fabuleuses pages sur les itinéraires dans la ville (traverser à chaque signal vert, tourner systématiquement après 3 minutes de marche mais pas avant, suite de rues par ordre alphabétique (qui vous font systématiquement finir boulevard de la Zone), ne prendre que des rues « sans e », etc.). Mais ce système lui-même est ancré dans la permanente recherche concernant style et rythmique, voir variation sur le Kamo no Chomai, ou style à conjurer les démons), et un arrière-fond autobiographique qui n’est jamais traité en tant que tel, mais jamais non plus évité, le vieillissement de deux personnes âgées Poterne des Peupliers, ou la visite à la tombe du frère qui s’est suicidé en 1961 (ce terrifiant passage de la dernière conversation des deux frères). Si le rapport aux signes de la ville ne s’exprime pas aussi par rapport à cet ordre de nécessité-là, on ne proposera aux étudiants qu’une recette narrative.

Dans ma propre évolution par rapport à l’atelier d’écriture, je reprends souvent les pistes qui me semblent les plus nécessaires ou les plus intenses, affectivement parfois autant que narrativement. Venir retraverser Lambeaux de Charles Juliet ou Anachronisme de Tarkos, je sais l’exprimer par l’enjeu technique que j’y cherche, quant au temps, à la syntaxe, à l’énoncé du réel, mais c’est comme une carte à reconstruire avec chacun, pour disposer à terme de sa propre carte singulière. Une topographie écrite. Il me semble que, si je n’ai pas lassitude, et si j’ai légitimité dans mon rôle, c’est pour apprendre encore, la semaine durant, si je propose à plusieurs groupes un travail sur un même et seul auteur, à y chercher plus, ou autrement, à me rapprocher de ce lieu tremblant où écrire passe du livre à celui qui s’y risque.

En école d’arts, une autre spécificité : il ne s’agit pas, ou pas seulement, d’écrire la ville. Eux, ils agissent la ville. Voir Mélaine, qui fait sécher des peaux d’orange ou de tomate, et va en limer la poudre pour colorier le métro. Voir Margot, qui perd des objets rue Réaumur. Ou voir Constance, qui décide une semaine de porter au pressing, puis rapporter au même endroit, propre, plié, emballésde beau plastique transparent, un vêtement abandonné sur le trottoir, ou la semaine suivante de photographier dans son quartier tous les lieux où elle n’a pas de raison d’entrer.

La question alors devient différente : lorsque j’interviens sur la ville, au lieu de la représenter, l’ensemble des textes qui décrivent mes propres actions (en repensant au poids que mettait Gina Pane dans son terme constat d’action), déplacent-ils la représentation de la ville ?

On est revenu sur le Passagenwerk de Benjamin, scrutant dans Baudelaire comment la transformation hausmanienne déplace la possibilité narrative et ouvre aux Tableaux parisiens (d’où surgit le titre de Roubaud).

Et c’est le texte ci-dessous de Jacques Roubaud dont j’ai proposé la lecture. Il se peut que je me trompe complètement : les systèmes de composition oulipienne de Jacques sont si complexes que peut-être il y a une clé grosse comme cette rue, que tout simplement je n’ai pas vue.

Mais j’assume. Ce qui est curieux, depuis le jeu de mots niveau débutant (cette rue-ci), prenant pour incipit ces images mettant en échec la syntaxe (rue inclinée de soleil, des courbés de poussière), jusqu’à ce qui peut sembler une aporie grammaticale complète (je ne parvenais pas à m’y revenir), on dirait que Jacques Roubaud – littéralement – ne sait plus écrire. Il n’y a nulle part cette décomposition liquide du langage dans aucun point de son oeuvre, immense oeuvre.

En même temps, ce qui est fascinant, c’est comment ce ralenti de la langue, qui la force à cette décomposition liquide, c’est la syntaxe que des centaines ou milliers de fois on a trouvé inouïe lors de nos ateliers d’écriture, quel qu’en soit le public. Écrire une expression syntaxiquement aberrante – d’un loin passé – c’est une aporie de la langue qui me trouble chez Jacques Roubaud, parce qu’elle est cette naissance à la langue qui si souvent nous récompense et nous éblouit en atelier d’écriture.

Mais lisez de près. Ralenti, oui. Et le ralenti est précisément ce qui force la langue à se déconstruire. Et, du sein du ralenti, le grossissement. Toute la vue se condense en quelques éléments vus de près : Il y avait trois chiens jaunes, une bicyclette, une boulangerie.

Ou bien ce détail, dans ce texte si étrange et rémanent : à peine on a remplacé la rue par ces éléments en gros plan, que la langue prend le temps de déconstruire le décor lui-même, en arrière : Rue sans rue, aux maisons sans maisons, aux toits sans toits, avec une forme qui, là, renvoie à Maurice Scève et au 16ème siècle.

C’est ce ralenti, puis ce grossissement que je propose. Prenez une rue. Une rue qui vous importe. Quand même bien on n’y est passé qu’une fois, ou quand même bien c’est une rue d’il y a très longtemps. Ralentissez l’énonciation, et regardez ce que le ralenti fait à la langue. Puis, lorsque le ralenti est installé, revenez aux choses : dites-les en gros plan. Je veux les trois chiens jaunes, une bicyclette un instant remplacent la rue elle-même.

Alors s’établit – mais qui n’aurait jamais pu surgir autrement – l’incroyable bascule que nous propose Roubaud, qu’il intitule poème et qui est une fiction tout droit venue de chez Borges (en 5 paragraphes, c’est la même progression narrative que L’Immortel) : on parle toujours du même lieu et des mêmes choses, mais on ne parle plus dans le même temps.

On ne décrit pas un état antérieur de la rue : c’est notre perception, dans notre agir même, et notre pas qui continue, qui a fait naître en cet instant la rue d’un autre temps. Dans une autre courbure de l’espace-temps. Alors toute la distorsion, et cet incliné de soleil comme ces courbés de poussières, sont la porte d’entrée, et l’évidence même de la langue.

Grand mystère pour celui qui propose un atelier d’écriture : souvent, il me faut utiliser trois, quatre, cinq fois une proposition d’écriture pour savoir à peu près anticiper ses possibles, et en jouer comme d’une partition de musique. Ce mercredi et ce jeudi, les textes recueillis à Cergy, depuis cette rue de Jacques Roubaud, ont été de suite magnifiques, imprévus.

FB

 

Jacques Roubaud | la rue


Je descendais cette rue qui était droite, inclinée de soleil, entre des automobiles d’une lenteur imprécise. Descendant cette rue j’avais la sensation du passé, d’un loin passé, d’une autre rue. Je ne parvenais pas à m’y revenir. Pas en personne, pas en images de soi, défenestrées : en une certitude revenir, seulement en certitude. Dans le passé d’une autre rue quand je serais, je saurais. Mais comment ?

Cette rue-là n’était pas cette rue-ci, comment redeviendrait-elle présente, comment m’allait-elle se présenter, cependant que je marchais, poursuivi par le soleil, par le scintillement des arbres, les courbés de poussière ? Il y avait trois chiens jaunes, une bicyclette, une boulangerie. Rue sans rue, aux maisons sans maisons, aux toits sans toits, comment la rue du passé se rapprochant, si je parvenais à lui faire faire ce mouvement vers moi, me pourrait-elle paraître, là, maintenant, passée ? Cependant je m’efforçais de susciter en moi un tel étonnement.

Une rue d’autrefois annonçait, future, sa présence étrange. Elle viendrait. Elle serait du passé venant à moi. C’est elle qui effectuerait ce mouvement. Et ce qu’elle me donnerait à voir, aussi proche fût-il, se déclarerait comme d’ailleurs. Par quel signe ? une étiquette ? une voix ?

La rue du passé était au bout d’un chemin, coupé de stations : à chaque station sur le chemin de la recollection, une image. À chaque image son ombre, le nombre du passé. Dix, vingt, trente stations sur le chemin. Mais aucune certitude d’aboutir. Aucune. Sinon qu’elle serait la station ultime. Et qu’elle ne le serait qu’au moment où, par l’effort de remémoration, je me serais placé, d’un seul coup, devant la pénultième image. Alors, le passé serait, immédiat.

La pénultième image était, aussi, celle d’une rue. Ce n’était ni celle de la rue que je descendais maintenant, ni celle que j’avais descendue autrefois, qui ressemblait à la première ou ne lui ressemblait pas, mais tendait vers moi son appel. Je connus que c’était elle, celle d’avant. Rue liquide, sombre ; les mêmes arbres ; d’autres. Mais au moment même où je le sus, je cessai de le savoir.

 

© Jacques Roubaud, La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le coeur des humains, Gallimard, 1999.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 mars 2014
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