un samedi chez Elsa Triolet (Bobigny, 1996)

une observation du samedi dans une bibliothèque municipale


En 1986, j’assistais à l’inauguration de la nouvelle bibliothèque municipale de Bobigny.
Beaucoup auraient souhaité qu’elle s’appelle bibliothèque Franz-Kafka, elle s’est appelée bibliothèque Elsa-Triolet. La place qui la sépare de la MC 93 a cependant été baptisée un peu plus tard place Dashiell-Hammett.
En 1996, Dominique Tabah me donne carte blanche pour une plaquette offerte aux lecteurs : je viens un samedi matin, et reste jusqu’au soir, en notant tout. Témoignage de l’intérieur prévu et imprévu de ce que permet un vrai engagement dans et pour le livre.
J’avais lu une partie de ce texte à haute voix, dans la bibliothèque, avec les clarinettes de Sylvain Kassap (notre première rencontre).
Remerciements à D T et à l’équipe de la bib.

On peut télécharger ici le texte au format rtf :


Où un bâtiment municipal se révèle avant le jour

Les grandes villes donnent l’impression qu’elles n’arrêtent pas. Et Bobigny est si vissée au tissu de la grande ville, qu’à toute heure qu’on y arrive, dans les matins très froids où les immeubles ont l’air si dur, qu’on est surpris toujours de cette activité pourtant comme de mondes isolés, rebondissant entre tunnels et ciments. Lourds autobus s’extirpant du feu rouge, voitures qui ont l’air de savoir où elles vont mais ne le disent pas, et les piétons, piétons déjà, les pans serrés de la gabardine, le talon sonore (le ciment, toujours), convergeant vers ce noeud plus lumineux, à cinq heures du matin, où attendent les bus et s’ouvre l’escalier du métro. C’est ainsi, à rebrousse-poil, qu’on arrive à la bibliothèque.

Quand il fait nuit encore, parce que c’est un bâtiment transparent, la lumière seule de la ville suffit à exposer l’intérieur au dehors. Le bâtiment est à l’écart, non pas sur un point obligé de passage comme la mairie et la galerie commerciale, il ne fait pas converger les piétons, mais suppose qu’on aille vers lui. On voit au travers, et les rues éclairées de l’autre côté, à l’arrière, illuminent les livres. Non pas leurs alignements, mais leurs îles, et non pas seulement leurs rayonnages sombres, mais les fauteuils offerts, les coins avec les tables, et les choses mises à lire sur des panneaux de grillage. C’est l’attente ici d’un voyage debout. À cette heure, le calme des vitres transparentes semble déteindre loin autour du bâtiment, sur la petite place avec les arbres, et sur cette rue derrière, avec son brouillard jaune.

Voilà que la rue s’anime un peu : des lumières dans la maison juste derrière, et des voitures qui s’arrêtent un instant, sans couper le moteur, qui fume beaucoup d’être encore froid. On laisse un enfant à la halte-garderie ou la crèche, et on repart. Devant, de l’autre côté de la place minuscule, le bâtiment opaque du théâtre, grande coque grise et haute elle ne vit qu’au soir. Maintenant, c’est allumé dans les livres. Ce qui était sombre est devenu un assemblage de couleurs minuscules et de formats. Dedans, une silhouette passe l’aspirateur. On monte prendre un café sur la dalle de « Karl-Marx », et quand on revient, le jour maintenant presque fait, la lumière dans le bâtiment est plus vive, et la silhouette avec l’aspirateur est passée dans l’autre aile. Ce n’est pas ouvert au public, mais, par l’entrée personnel, on pourrait presque entrer sans se faire voir, être là sans qu’aucun d’eux ne s’aperçoive d’une présence en plus, alors on le fait.

 

Où le bâtiment municipal se révèle décidément moins ordinaire que prévu

J’ai poussé l’entrée réservée au personnel. La gardienne, dans les espaces garnis de coussins, avec des recoins en haut de trois marches, des enfoncements où on descend, et qui passe l’aspirateur loin, ne m’a pas vu. Le couloir est vide, avec juste un bruit de voix venant de tout au fond, le bruit de vapeur d’une cafetière électrique et le claquement sonore de tasses qu’on pose sur une table de Formica, puisque c’est encore fermé au public. Les salles sont ouvertes, mais pour personne : salle d’exposition, livre au trésor, salle de réunion, salle de lecture. Parce que je n’ai pas trop envie d’être surpris, je descends au sous-sol. Tout en bas, c’est la réserve. La clé est sur la porte.

On pourrait s’imaginer naïvement qu’une bibliothèque de ville, comme celle qu’on se fait pour soi-même, a pour tâche d’accumuler lentement un paysage de livres, qui se stabiliserait peu à peu pour représenter, d’une façon que le travail des gens d’ici permettrait d’équilibrer, comme une cartographie fiable d’un immense paysage mental : ce dont l’esprit des hommes, dans le temps et les pays, a gardé trace par des signes.

Quand on entre dans la réserve, parce qu’on ne voyait pas cela si grand, on comprend que les livres circulent aussi dans le temps. Là, les rayonnages en planches sont montés sur de simples tubes, et les livres empilés à plat, gardant au dos leur cote de référence. On comprend que les livres s’usent. Parce qu’ils sont souvent lus : les livres qu’on vous fait lire à l’école, par exemple. Reliures rongées, coins cornés, pages déchirées, ce sont les livres qu’on met là comme un cheval qu’on laisse finir au champ. En bibliothèque les livres qu’on propose ratissent plus large que ce qu’on choisirait pour soi et c’est bien : on a le droit de lire à la bibliothèque de sa ville les récentes mémoires sentimentales d’une actrice sur le retour, dont on a fait battage télévisé, et qui vieilliront pourtant encore plus vite qu’elle, parce que rien de plus périssable que des phrases mal battues. On dirait : mal nourries.

Garder trace de l’esprit par des signes, oui, dans cette définition minimale, déjà une immense exigence. Ils sont là, dans la réserve, les gros best-sellers à lire dans l’été et qui n’atteindront pas le suivant, voisinant maintenant ce qui est leur exact contraire, les Balzac et les Dumas à racheter chaque deux ans parce que ça ne vieillit pas du tout et qu’on y revient à chaque époque de sa vie : il y a, là dans la réserve, trois exemplaires usés du Grand Meaulnes, et deux du Golem de Meyrink, et deux aussi du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, honneur à eux, d’avoir ici tant été lus, qu’on leur a mis là-haut un remplaçant.

On profite d’être ici sans être vu, au milieu des livres on est au calme. C’est un sous-sol où le peu de bruit qui resterait de la ville est mangé par les empilements de papier. Les portes coupe-feu sont en métal, et à l’odeur de papier se mélange pourtant celle de mécanique : un grand portail bleu ouvre sur l’extérieur, et le bibliobus s’encastre exactement dans l’intérieur du ciment, un quai permet le chargement de niveau. Le bibliobus est amarré toutes portes ouvertes, avec la cargaison à embarquer, les livres qu’on ira mener au Pont de Pierre, aux Six Routes et à l’Abreuvoir. Mais, à la façon dont le véhicule de fer s’emboîte cabine en avant dans le bâtiment, on dirait que c’est un morceau de la vraie bibliothèque qu’on détache ainsi dans les cités de la ville éclatée. Dans la pièce suivante, un bruit de radio. On approche en se méfiant, c’est une silhouette de dos, d’ailleurs qui téléphone. Je le reconnais : un grand brun, à très mince queue de cheval, Bruno L... , chargé des accrochages (au premier étage, dans la grande salle d’exposition). Il est perché sur une grande table à dessin, avec des photocopies agrandies, et des lettrages, mais, pour téléphoner, tourne le dos à la porte pendant que je traverse.

 

Premier monologue en sous-sol de Bruno L., bibliothécaire

« Pourtant ce n’est pas la première fois, que je passe la nuit à travailler dans la Bib. Comment on pourrait vivre ici nos huit ou dix heures par jour, toute l’année, sans l’envie, de temps en temps, que ça bascule ? Si tu savais comme c’est calme, ici, la nuit. Tout d’un coup, c’est comme de voir sa vie à l’envers. On s’aperçoit soi-même, là-haut, dans l’activité du jour, et puis non, on est tout seul, en bas, devant sa table, avec un poste de radio, le silence des livres et du café. Est-ce que c’est même travailler ? Je pensais à ça, ce que ça fait d’être toujours à marcher dans ce que je m’imaginais comme un pays de livres. Alors j’ai descendu La bibliothèque de Babel, de Borges, et j’ai photocopié la première phrase, puis agrandie, et tout ça tiré en brillant sur des plastiques transparents, format vertical, et maintenant, si je le laisse pendre dans l’entrée, les lettres seront suspendues en l’air. Et si on figurait aussi dans la bibliothèque, au milieu des livres, ce vertige que nous on pressent ? C’est l’invention la plus célèbre de Borges : L’univers (que d’autres nomment la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades très basses... Tu vois, l’idée ce serait ça : à mesure qu’on entre dans le hall, c’est dans la bibliothèque de Borges qu’on pénètre : Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins deux ; leur hauteur, qui est celle des étages eux-mêmes, ne dépasse guère la taille d’un bibliothécaire normalement constitué. À proximité passe l’escalier en colimaçon, qui s’abîme et s’élève à perte de vue... Et dans la nuit, les mots et les lettres de tous les livres qui viendraient flotter dans l’air... »

 

Matin des livres

Dans la grande salle du bas, a commencé le Bip régulier du lecteur optique des emprunts de livre : les gens entrent et sortent, et c’est le coin presse qui s’est rempli le plus vite. Cinq fauteuils sont déjà occupés sur les onze (quatre rouges, sept noirs). On donne sa carte pour lire France-Football, mais pour l’Équipe, ou l’interview de Vanessa Paradis, il suffit de s’asseoir et de prendre. Les visages sont derrière les journaux ouverts. Si on préfère s’isoler, il y a, comme un comptoir de bar, un aménagement de bois tout contre la paroi de verre. Les revues techniques (sur les voitures surtout) sont les plus sollicitées.

Les bibliothécaires de service ne me reconnaissent pas, tant mieux (il en passe ici, des auteurs en chair et en os, pour les débats au sous-sol ou les rencontres et ateliers). À cette heure suivant l’ouverture, ils n’ont pas encore besoin d’être nombreux : un homme et deux femmes rangent des livres, remettent en ordre les tables et rayons. Important, les tables : on le voit bien à ceux qui entrent, les présentoirs, c’est là qu’on regarde d’abord. On saisit le livre, on l’ouvre, on regarde l’arrière et la couverture, on lit au hasard. Et puis on le remet, pour aller chercher ce qu’on avait décidé de venir prendre. Voyant le bibliothécaire replacer les livres, l’un au centre et l’autre sur le côté, on comprend que ce geste induit, se saisir d’un livre et le feuilleter, est plus qu’une surprise provoquée, un dialogue organisé : une proposition faite d’être curieux, de savoir que cela existe, et d’essayer si on veut. Et le goût très subjectif, clairement affiché, de chacun de ceux de l’équipe d’ici.

Un bouleversement discret, que bien peu doivent remarquer : à Bobigny, la bibliothèque mêle sur les mêmes rayons poésie, roman et théâtre : c’est sur les mêmes étagères, sans distinction, qu’on tombe sur Baudelaire ou Lovecraft, et que Rabelais vient avec Racine près de Rilke avant Séréna. Quand tout est séparé par genre, comme ailleurs, où met-on Cap au pire, de Beckett ? Entre chaque rayonnage, tout au bout, un fauteuil. On est seul, protégé par les livres. Un homme jeune à cravate, dans les lettres P / Q / R des rayons romans et poésie, est enfoncé dans un gros livre. Il sourit si on le dérange, mais se sépare à nouveau aussitôt de l’extérieur : plonger dans un livre, c’est peut-être ce mouvement de tête, et nous ne nous parlerons pas. Tout au bout, devant l’issue de secours marquée porte sous alarme, encore des fauteuils, on est rayon sciences. Sur l’étagère du haut, neuf livres au-dessus de l’étiquette météorologie, et onze livres sur la droite au-dessus de l’étiquette climatologie. Une bibliothèque c’est aussi cela : anticiper et attendre.

Personne ce matin-là ne viendra emprunter de livre au rayon météorologie, mais les neuf livres sont là sous les armes : le droit d’entrer dans un domaine qu’on ne connaît pas, et la possibilité de s’y repérer, faire un tour d’horizon et monter les premières marches d’escalier pour un panorama sûr (d’archéologie à zoologie, en passant par l’urbanisme ou l’art de faire son jardin). Mais cela dans chacun des multiples domaines de l’esprit d’un lecteur non identifié d’avance : les deux silhouettes qu’on aperçoit, livres en main, reclassent dans la sous-section ville du rayon urbanisme : Esthétique de la ville, La fabrique des villes, La ville à venir, avant Et vive la ville...

Je repasse par la presse : le grand garçon maigre est toujours penché dans son gros livre, et, près du lecteur de l’Équipe disparaissant derrière son journal, l’autre qui attend a toujours les jambes croisées et le regard sur le ballet des gens, maintenant que le double Bip du lecteur optique des livres prêtés rythme, pour toute la journée, avec plus d’insistance, le déroulement du temps.

 

Portrait de lecteur : Sophie

Elle sortait de la salle jeunesse : elle avait pourtant passé l’âge d’emprunter de ce côté-là ses livres. Elle avait pris trois romans, puis s’était mise dans la rotonde (où il y a la machine à café), mais sans consommer, simplement sur une des tables rondes de métal, dans le soleil d’hiver, et parcourait des pages au hasard des trois livres à la fois. Pour venir à elle, d’abord montré mon bloc-notes et j’ai dit que je faisais un travail sur la lecture : que lit-on et comment lit-on ?

« À longueur de journée on entend ces bruits différents, alors moi je caractérise ça par : le bruit. Je ne veux pas entendre tous ces bruits qu’il y a autour de moi, je préfère partir, oublier. Quand je lis, j’invente mon histoire à moi, sans qu’il y ait toutes ces villes, ces immeubles. Surtout, quand je lis, il y a beaucoup de calme autour de moi, alors je n’entends plus ce qu’il y a autour de moi, je suis dans le livre, consacrée au livre. Si on me parle : — Sophie, ça va ?, je sursaute, parce qu’on m’a fait sortir du livre tout d’un coup, et je ne m’y attendais pas. Ça dépend des livres qu’on lit, il y a des livres qui ne vont pas vous faire rêver, vous faire partir dans d’autres mondes, et d’autres oui. Un monde inventé et ailleurs, parce qu’on veut totalement changer d’endroit, qu’on veut s’évader, s’enfuir. C’est un peu comme ça, moi, quand je lis un livre : changer de monde, oublier. Dans sa tête. Je pars, mais par mes propres pensées. Quand j’étais petite, je ne m’intéressais pas du tout à la lecture. Ma mère m’achetait des tonnes de livres : — Il faut te cultiver ! - Mais oui maman, t’inquiète pas... Et c’est à partir de l’âge de douze ans que mon cousin m’a incitée à lire, et j’y ai pris goût. Lui, il avait beaucoup de livres chez lui, il me les prêtait, moi je les lisais pas, et quand il me disait : — Raconte moi l’histoire... Je ne savais rien du tout. Maintenant, quand je viens à la bibliothèque je choisis moi-même mes livres, je regarde le titre, les résumés. »

Sophie habite au Chemin Vert, loin dans les étages. Et sous son lit, raconte-t-elle, elle a une grande valise où elle met tous les livres qui ont compté pour elle. Pas sur des étagères, là sous le lit, dans la valise, comme si c’était — et ça l’est sans doute — trop intime, la liste des livres qu’on a lus, que ça relevait du même secret que le sommeil et les rêves. Quand Sophie lit un livre, elle le mime, le joue en théâtre devant sa glace :

« La manière dont le personnage est dans le livre, je me vois un peu pareil, sauf que je modifie certaines choses. Quand je lis un passage où tel personnage fait telle chose, moi je fais le contraire, mais tout en lisant les mêmes phrases. Je joue le personnage, je voudrais bien qu’ensuite le personnage il vienne dans mon monde, et qu’il dise telle chose. Quand je lis des phrases, qui sont comme des poésies, parfois je me mets debout, je danse sur ces phrases. Après, je me regarde et je me dis : — T’es folle ? Et quand ma mère entre dans la chambre : — Ça va, tu te sens bien ? - Ça va bien... »

 

Touât - Zywiec : du côté des dictionnaires

L’escalier emmène à la salle dite salle d’études, en fait le premier étage. Le bureau de la bibliothécaire est en plein milieu des tables, et ils ne se privent pas, ceux qui sont assis, de se lever pour aller lui demander : quoi ? La place d’un livre, comment marche la photocopieuse juste à côté, ou bien directement si telle phrase, qu’on leur demande d’écrire, s’écrit comme ça ?

Ici on a vue sur les arbres, et parce que le soleil est décidé, maintenant, on a ouvert la fenêtre. Je m’assieds. À la table d’à côté, trois filles. L’une dicte, en pull de laine, l’autre recopie, la peau nue de son bras contre le pull de l’autre. Et les cheveux de celle d’en face, retenus derrière l’oreille, penchent librement sur la table quand elle se penche sur l’exercice de chimie : « Masse de la quantité de moles d’une solution c’est petit m égale v sur n ? — Il y a un piège là-dedans. »

Derrière les trois, c’est les encyclopédies : quatorze (facile de compter, pour l’harmonie des reliures), dont le Larousse en quinze volumes, de A - Asperge à Touât - Zywiec. Et derrière moi, les dictionnaires généraux (dans la stalle voisine, les dictionnaires d’art et de musique prennent à peine moins de place) : j’en compte deux cent deux, dont le Robert en neuf volumes et un Littré en quatre tomes.

« Concentration molaire paramétrique, il faut que tu convertisses ? »

Il y a cela d’étranges aux dictionnaires qu’ils m’ont toujours semblé des objets vivants et presque dangereux. Capables de se rebeller ou de vous tromper, parce qu’un mot porterait avec lui, dans sa sonorité ou sa manière, un peu réellement de ce qu’il nomme, et qu’eux, les dictionnaires, les ramènent à leur stricte nature de lettres, à leur apparition dans l’histoire de la langue et le chemin qu’ils y ont fait.

Pour travailler avec un dictionnaire il faut avec lui être en amitié, comme seulement un ami sait respecter ce qui n’appartient qu’à vous-même. Littré a collecté soigneusement, de la naissance de la langue à son apogée romantique, Chateaubriand étant l’auteur le plus moderne qu’il cite, toutes les occurrences de l’histoire d’un mot. Ici, Le Littré de la bibliothèque, dans sa tache de soleil, c’était l’évidence d’un lien global et physique entre les mots du dictionnaire, et les mots de tant de livres autour. Peut-être pour cela, qu’ici ils devaient se mettre à deux cents tomes de dictionnaires ensemble. Et je n’avais jamais ouvert mon Littré personnel à l’article qui m’est aussitôt venu en tête, forcément redondant (si le dictionnaire existe, qu’a-t-il besoin de se définir lui-même) :

« Dictionnaire : recueil des mots d’une langue, des termes d’une science, d’un art, rangés par ordre alphabétique ou autre, avec leur signification. Un bon dictionnaire.

Feuilleter un dictionnaire. Ce travail même qui nous est commun, ce dictionnaire qui de soi-même semble une occupation si sèche et si épineuse, nous y travaillons avec plaisir : tous les mots de la langue, toutes les syllabes nous paraissent précieuses, parce que nous les regardons comme autant d’instruments... »

Et Littré, après cette citation de Racine en 1696, reprend une définition de 1740 :

« Il ne suffit pas qu’un dictionnaire contienne tous les mots d’une langue et leur explication ; il doit encore sur chaque mot en particulier en faire sentir les divers usages, déterminer s’il est du style soutenu ou du style familier ; si on l’emploie en l’écrivant ou s’il n’est que de la conversation ; si les gens polis s’en servent ou s’il n’est que dans la bouche du peuple ; enfin il doit suppléer, autant qu’il est possible, à tout ce qu’on ne pourrait acquérir qu’avec beaucoup de peine par la lecture d’un grand nombre de livres... »

Honneur à Littré, parmi la masse des définitions possibles, d’avoir commencé par cette phrase de Racine, tous les mots de la langue associés à l’épithète précieuses, et honneur encore à Littré, en citant l’Académie en 1740, d’avoir déjà et d’avance souligné ce qui, aujourd’hui, très précisément se passe à Bobigny, place Dashiell-Hamett : dans la bouche du peuple, c’est eux, tous les mots de la langue, qu’on autorise à qui veut les prendre. Et cette lecture d’un grand nombre de livres, quitte au beaucoup de peine. Il y a le défi de quelques siècles de notre histoire à relever chaque jour.

« J’ai regretté de ne pas être riche, je souhaite de ne pas regretter de ne pas être riche... » Le chuchotis des trois filles de la table d’à côté est passé à l’exercice d’anglais : traduire et mettre au futur et au passé, après la première en voilà une autre : « Je voudrais qu’il m’aime, j’ai voulu qu’il m’aime, je veux qu’il m’aime... »

Moi j’ai pris un livre sur l’étagère d’en haut et je suis allé m’asseoir au centre de la salle. De quel droit j’aurais continué, dans mon bloc-notes, à recopier cela qui ne les concernait qu’elles trois ? Une étudiante, à une grande table qu’elle a mobilisée pour elle seule. Huit livres sur une pile inégale au coin droit en avant du rectangle, cinq dictionnaires (ça en fait donc deux cent sept pour les rayons) au coin droit de son côté, une petite pile de trois au coin gauche de son côté, et trois grands formats coin gauche en avant : et encore un livre ouvert devant elle, qui n’en regarde aucun, perdue dans une grande copie double qu’elle noircit progressivement. Comme si, pour travailler, il lui fallait cet atlas réinventé, une bibliothèque en miniature qui la protège encore mieux des autres. En tout cas, si la bibliothécaire de service, qui parfois va dire à un groupe de baisser un peu le volume du son collectif (tous ne chuchotent pas comme les trois filles), pense que ce sera bien du travail de remettre en place tout ce que celle-ci a sorti, personne ne viendra sortir l’étudiante sage de sa concentration, le dos penché, la veste et le sac sur le dossier de la chaise, et les lunettes au-dessus du déferlement des mots.

 

Le guide de nulle part et d’ailleurs

Le livre que j’ai devant moi, son titre intégral s’écrit : Guide de nulle part et d’ailleurs, à l’usage du voyageur intrépide en maints lieux imaginaires de la littérature universelle.

Je l’ai pris, parce que je sais qu’il n’est plus dans le commerce, depuis au moins dix ans, et que plusieurs amis sont d’autant plus fiers de sa possession qu’elle est forcément devenue rare. Je n’ai jamais pu acquérir, chez les bouquinistes et marchands d’occasion, le Guide de nulle part et d’ailleurs (oui, il existe pour de vrai, là-haut dans la salle d’études, rayon guides littéraires) pour ma propre bibliothèque, et c’est une autre raison évidente de venir ici : une bibliothèque offre l’accès à ce dont on ne peut disposer soi.

La littérature, c’est aussi ces démarches singulières où un individu s’est risqué, a mis quelquefois toute sa vie (comme Littré son dictionnaire), et qu’un livre introuvable incarne presque comme une légende. Voilà le pays des HOUYHNHMS, que Swift a inventé pour y promener Gulliver, là où la perfection de la nature est telle que les lettres sont toutes en désordre. Et voilà Pellucidar, continent souterrain situé à huit cents kilomètres sous la surface de la terre, inventé par Edgar Rice Burroughs (Tarzan, s’il vous en souvient ?), son Pellucidar où, de 1922 à 1963, il a situé le récit de neuf livres. Rabelais y est aussi, et la ville qu’ignorait Littré, Dictionopolis, où on trouve tous les mots qui manquent. Il y a même les cartes (celle par exemple du Magicien d’Oz), et les utopies de tous âges. Je reviendrai à Bobigny, rien que pour reprendre une heure le Guide de nulle part et d’ailleurs : et si, dans un chapitre rajouté, on y décrivait Bobigny elle-même, avec les tunnels et les immeubles, et le grand bâtiment vitré des livres, est-ce que la ville paraîtrait plus réelle que les inventions de Swift ou Rice Burroughs ?

Ce qui est si formidable dans ces très rares ouvrages, c’est qu’eux-mêmes se retirent devant les autres livres. On n’a pas forcément l’idée d’aller relire Gulliver, on l’abandonne à ses géants, ou aux nains de Lilliput, et on oublie les HOUYHNHMS.

Ce sont des livres qui s’ouvrent tout seuls sur le prochain livre à lire, un livre qui vous serait, à vous-même, personnellement destiné. Comme Le livre à venir, de Maurice Blanchot, vous enverra vers La mort de Virgile d’Hermann Broch et le Jeu des Perles de verre de Hermann Hesse ou, juste par une petite note célèbre, dans Au-dessous du Volcan de Malcolm Lowry (quelle meilleure publicité pour un livre qu’écrire : quelques rares initiés savent...).

Ou comme En lisant en écrivant, de Julien Gracq, emmène dans Balzac méconnu (Béatrix), ou dans les plus singulières histoires d’Edgar Poe traduit par Baudelaire (Dans le Maelström) : le monde des livres est si grand, qu’on remercie ceux qui nous remettent ainsi le fil par quoi on remonte un par un les couloirs. Peut-être que ces livres-parcours, à rencontrer dans ces moments clé de nous-mêmes, restent ensuite à jamais les plus précieux de notre bibliothèque personnelle. Quand on visite une bibliothèque, qu’elle soit publique ou d’amis, c’est à cela qu’on la teste : si ils sont là, vos livres préférés. À Bobigny, ils y sont, et Lettres à un jeune poète, de Rilke, et Le prophète de Khalil Gibran et encore et encore...

 

Portrait de lecteur : Ihsen

Dans la salle d’études, elle venait de ramener ses livres sur le chariot jaune, et maintenant s’était assise près de moi (mais sans me regarder), pour passer en revue des photos d’un autre guide, celui des chanteurs et musiciens. On a commencé la conversation comme ça, à voix basse, et voilà ce qu’Ihsen, qui habite en face la préfecture, à Pablo Picasso, son balcon donnant sur la ville, m’a dit de la lecture :

« Il y a des livres que j’ai pris ici à la bibliothèque, et je ne voulais pas lire la fin parce que je voulais toujours garder le même livre, ça fait que chaque fois je retardais la fin du livre. Je peux très bien commencer un livre, et puis le lendemain j’en prends un autre. Il y a des livres que je commence à lire, mais comme ils ne me plaisent pas, que je ne rentre pas à l’intérieur, je les mets de côté. Quand je lis un livre, moi ça me fait comme dans un film dans ma tête. Et quand j’arrête, c’est comme la page de publicité. Dans la tête je le vis vraiment, je suis carrément l’héroïne du livre. Après, j’agis comme aurait fait l’héroïne du livre, enfin ça marche pas tout le temps. D’un côté, il faut qu’il me ressemble un peu, le héros ou le livre. Quand je lis des livres qui parlent du Moyen Âge ou des femmes avec leurs vieilles robes, toujours leur chapeau sur la tête c’est vrai que j’ai du mal à faire le rapport avec maintenant. Mais il y a des livres qui sont de maintenant, qui se lisent un peu plus facilement. Parce que moi et l’imaginaire ça fait deux, je suis pas très bonne pour imaginer un monde, comme ça, ou bien une planète mystérieuse. J’aime bien les films quand ils racontent la vie réelle, je pense que c’est pareil pour les romans. Si ça existait vraiment dans la vraie vie ce serait bien, mais c’est pas obligé que ce soit des trucs impossibles à réaliser. J’aime bien découvrir de nouvelles choses, mais une bonne histoire c’est une histoire que je comprends. Dans mon livre, si c’était le mien, je raconterais tout ce que j’aime, je décrirais mes amis, je mettrais toutes les habitudes que j’ai chez moi, au collège, au karaté... ça ferait journal intime, un peu. Un livre qui me passionnerait, un livre que j’aurai envie de garder toute ma vie, c’est un livre qui parle d’imaginaire, mais pas de choses trop fantaisistes. Le futur normal, ça j’aime bien. Ça pourrait être un roman d’une ville future, mais d’une ville future qui reste réaliste : des bâtiments qui voleraient, ça ne me passionne pas tellement. Comment trouver des livres qui parlent d’un vrai futur, un futur qui pourrait exister ? »

Ihsen s’est levée puis est partie. C’est moi qui ai remis sur le rayon le guide des chanteurs.

 

Suite de l’étrange monologue de Bruno L..., bibliothécaire

Dans le grand hall d’entrée, depuis la mezzanine de l’étage, sont tendus des fils presque invisibles. Le bibliothécaire à la petite queue de cheval est au balcon, et accroche aux câbles ses minces banderoles transparentes, où des mots se détachent. Quand je sors de la salle d’études pour revenir au grand hall, il est là penché sur le vide, et parle à l’homme de l’accueil, celui qui, au comptoir en face la porte d’entrée, veille sur les commandes électriques de l’allumage centralisé, de la surveillance par moniteurs vidéo (que personne ne regarde) et assure le rapatriement des livres rendus. L’homme de l’accueil répond à celui qui parle (Bruno L.) : « Un bon bibliothécaire, c’est un bibliothécaire qui ne parle pas trop... », mais il en faudrait plus pour interrompre le grand brun à la petite tresse, continuant de suspendre ses banderoles transparentes :

« Et le grand art d’une bibliothèque c’est que, ces livres, rien ne vous les impose : chacun suit son fil, à son rythme quand bien même certaines rencontres on peut les penser obligatoires. Borges lui-même, toute sa vie ou une grande part de sa vie a été bibliothécaire, là-bas en Argentine, un bibliothécaire prix Nobel et cette Bibliothèquede Babel qui l’a rendu célèbre, c’est justement l’invention d’une bibliothèque, mais celle qui n’existera jamais... Non pas tous les mots de la langue (encore qu’on les retrouve aussi), mais affirmant que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c’est-à-dire toute ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues, tout... Et donc y compris, ce que Borges invente aussi, les livres perdus de Tacite ou d’Eschyle, et des milliers de catalogues, et les livres confus nés des combinaisons quelconques de tous caractères, comme, je cite Borges : dhcmrlchtdj répété à l’infini sur tout un livre (Borges précise : chaque étagère a trente-deux livres, tous de même format ; chaque livre a quatre cent dix pages ; chaque page, quarante lignes, et chaque ligne, environ quatre-vingts caractères noirs), et puis un autre livre répétant (puisque toutes ces combinaisons mathématiquement existes) les seules lettres M C V dans cet ordre, et contenant à son avant-dernière page, pur labyrinthe de lettres, la phrase parfaite Ô temps tes pyramides, livre devenu une curiosité de la bibliothèque infinie de Babel, et les recherches qui n’en finissent pas dans les étages et les galeries pour mettre la main sur tel livre connu dont, forcément, il sera la réplique exacte (mais introuvable dans la masse, malgré leurs recherches), Don Quichotte à la lettre près, la langue même des bibliothécaires, au cours de ses milliers d’années d’existence, changeant et se transformant, et le bâtiment, quatre-vingt dix étages plus haut disposant, dit Borges, de déchiffreurs ambulants... »

 

Duras et Massin

Quand c’est midi, bibliothèque de Bobigny, il y a une drôle de sonnerie d’aéroport, demandant qu’on vide les salles et qu’on laisse les livres. Ceux qui sont encore dans les rayons convergent vers la banque de prêt, les filles qui font leurs devoirs rangent les papiers et calculatrices.

J’ai vu la salle marquée administration — entrée réservée au service et je suis entré quand même. Après tout, j’ai moi-même des livres en rayon, qui passent là toute l’année. Et puis il n’y avait personne. Dans la grande pièce, les livres neufs empilés par genre, avec les étiquettes à code barre toutes prêtes, et l’appareillage magnétique qu’on fixe dans le livre.

Je me suis assis. C’était la table, désertée ce samedi, où on plastifie les nouveaux arrivés. Une bouteille d’eau minérale sur la table et un poste radio, la photo encadrée de deux enfants. Et un grand rouleau de papier transparent un peu rigide, des ciseaux. J’ai complété mes notes, et j’ai entendu des portes se refermer. Personne n’est entré. De la pièce, je suis passé à la suivante (photocopieuse) et à la suite de bureaux, certains à l’odeur plus accentuée de cigarette refroidie.

Sur un tableau de métal blanc, avec au feutre des inscriptions de service, sur le rebord d’aluminium où on met le chiffon, une photo plastifiée de Marguerite Duras, découpée dans un quotidien annonçant son décès. Il y a huit mois de ça, et la photo est toujours là.

Puis là, maintenu au métal blanc par un petit aimant rouge, une feuille manuscrite, et l’inscription au feutre à côté avec une flèche : « Trouvé dans le Massin. » Le « Massin », tout le monde le connaît : cet homme-là a rassemblé dans un grand livre toute l’histoire de nos lettres et leurs formes et arrangements. Un livre (assemblage de lettres) uniquement sur les lettres : cela s’appelle La lettre et l’image, cote 745 - 6 MAS. Et, dedans, un lecteur avait laissé une feuille, celle-ci : d’un côté, un plein noircissement de calligraphies d’après les étrangetés reproduites dans le livre. C’est l’autre face qui était étrange (et encore plus, de ce que je la trouvais dans le bureau vide, où je n’aurais pas dû être, la bibliothèque fermée). Le lecteur avait écrit, en majuscules : DANS UN HOMM. Et cela s’était arrêté là.

Certains livres sont comme ça, ils vous mettent à l’endroit où écrire commence, dans une exacte continuité. Et, sur ces êtres étranges que sont les lettres, la phrase venue à celui-ci fut : dans un homme. Et un ou une des bibliothécaires avait enlevé la feuille manuscrite, et mise là, comme indication d’un mystère qui les concernait, eux, ceux des bureaux, parce que sans doute on n’embrasse pas au hasard le métier de bibliothécaire, qu’il faut peut-être des années à chacun pour s’en rendre compte, mais que cette continuité d’avec les livres est un processus mental très mystérieux et profond. Tout se passe, dit Massin, comme si les utilisateurs de l’alphabet latin s’efforçaient de retourner instinctivement aux enfances de l’écriture et de redécouvrir, enfouis sous les sédiments laissés par des millénaires de civilisation, les mots-images, les dessins parlants, les signes choses, les « paroles peintes » des écritures premières, et voilà que son livre à nouveau les suscite. Qui collectionnera un jour, systématiquement, les feuilles manuscrites trouvées dans les livres de bibliothèques ?

Puis, parce que les bibliothécaires revenaient, je suis entré dans le fonds de ressource marqué au-dessus de la porte Livre au trésor, encore une spécialité de Bobigny : dans une salle même pas réservée aux professionnels (mais c’est souvent ceux-là qu’on y trouve), pas seulement un fonds complet de livres pour la jeunesse, mais, pays par pays, les annuaires, bibliographies, les catalogues d’exposition et livres de critique et d’analyse. Venir ici, c’est entrer dans la soute aux machines d’un cargo des plus précieux de la littérature aujourd’hui, quand écrire pour ceux qui se forment et découvrent, les moins de quinze ans, induit à une autre notion de responsabilité. Qu’est-ce que c’est, pour un auteur, de se découvrir en analyse de papier, et tout le meilleur de sa vie rassemblé là en vingt-cinq centimètres d’étagères ? Moi je n’aime pas trop. Je vais rarement regarder à ma propre place alphabétique le sort qu’on me réserve : et quand je viens parler en bibliothèque, je préfère vraiment parler de Rabelais ou de Franz Kafka. Ici, au pays des livres, quand on est soi-même auteur, le plaisir c’est de voir honorer en grand ce qu’on met pour soi de plus précieux, les livres qui comptent. Et je crois qu’ils le savent, ceux qu’on rencontre en bibliothèque : un auteur ça n’a pas sa photo dans les guides comme les chanteurs ou les acteurs de cinéma. Ce qu’on assemble et qu’on soude, les mots, c’est la matière à tous commune dès lors qu’on parle ou même qu’on se fait signe : le langage a ce minimum qui lui est spécifique, et c’est pour longtemps encore son immense réserve et sa force. Quand, auteur, on vient parler en bibliothèque, ceux qu’on rencontre vous considèrent d’emblée comme leur égal dans la curiosité des livres et la nécessité, pour soi-même, de s’expliquer par la langue, et c’est très bien comme ça.

 

Visite (presque) guidée

Maintenant, de l’autre côté des hauts rayons du Livre au trésor, c’est une vraie rumeur qui arrive, le public du samedi après-midi a investi d’un coup les salles (juste avant l’heure, et que l’homme de l’accueil vienne débloquer la porte, ils sont de l’autre côté des verrières, assis sur les murets, ou debout contre les arbres, plus d’une dizaine à attendre). De la mezzanine, le bruit remonte sous la verrière comme s’il traînait dans l’air une boule fixe de mots, et maintenant qu’ils sont là par dizaines, entrant et sortant, assis aux tables de la rotonde, et cinq gamins serrés devant un écran allumé d’ordinateur avec CD-ROM interactif du poète Éluard (se partageant la souris pour s’y promener, deux assis, deux debout, et le cinquième sur un bras du fauteuil), les mots sont une masse sourde et vivante, on s’imagine qu’ils restent là en l’air longtemps après avoir été prononcés, et que, si on tend le bras, depuis le balcon, dans cette boule sonore, on les ramène encore audibles et vivants, sans plus savoir pourtant qui les aurait dites, qui est parti maintenant : « Depuis que je fais du vélo, ça me donne envie d’écrire », et je recopie. « Des livres sur la succession, vous auriez ça où », et je recopie. « Des moments de la vie où on a plus besoin des livres », et je recopie, ou bien « Comment elle s’appelle, la chanson, tu te rappelles ? »...

Une dame âgée à cabas noir et blanc entre, et sort d’un pochon de plastique son livre remprunté (Un Capitaine de quinze ans, de Jules Verne), puis s’en va dans la salle de prêt (je la reverrai tout à l’heure avec un gros livre sur une femme politique — comme on dit homme politique).

Une petite fille qui traverse en courant, de la salle adulte où sont entrés ses parents, à la salle enfance où elle va seule. Beaucoup sont seuls, ici, partis dans les coussins avec leur pile d’albums : et même si les parents en profitent pour faire les courses, est-ce que ce n’est pas mieux d’être derrière les images que sur un caddie ? C’est le même Bruno L. qui casse en deux sa silhouette pour emmener une petite, mais toute petite fille, vers le livre qu’elle demande : apparemment, le rayon sur les dinosaures. Quand on vient en semaine, ce n’est pas rare de découvrir un bibliothécaire assis par terre au milieu d’une classe, et les emmenant dans une histoire. Et le mot histoire lui-même est une porte magique.

Une adolescente avec à la ceinture un porte-clés en forme de coeur transparent rempli de liquide rouge à paillettes, qui dépose sur la banque de prêt trois romans de science-fiction à couverture argent brillant.

Puis une jeune dame à lunettes de plastique blanc, rouge à lèvres et boucles d’oreilles, sort avec Un goût de cendres, d’Élisabeth George (moi je ne connais pas), un livre d’au moins six cents pages à couverture colorée comme elle.

Une grande fille noire de vingt-cinq ans, en jupe très courte sur collant satiné et chaussures rouges brillantes à rallonge, traverse le hall d’entrée et va tout de suite à l’ordinateur de recherche, frappe avec assurance une suite de touches. Elle n’a pas trop de son long bras pour rejoindre le clavier, sac en bandoulière à l’épaule, rejeté sur le dos. L’écran, en rouge et vert, affiche son renseignement et elle s’éloigne. Je viens voir (c’est indiscret, mais elle n’a pas appuyé d’elle-même sur la touche fin qui aurait réaffiché l’écran initial). Renseignements : Nom. Morphine. Interp. Titre. Yes. Editeur . Rykoduc, 199. Matière. Rock. Doc. Son. Descript. 1 CD. Paroles jointes. Et en rouge : les bibliothèques de Bobigny ne possèdent pas cette édition de cet ouvrage. C’est pour ça qu’elle est partie dans les rayons si dédaigneusement ?

Déjà, un homme de bonne quarantaine, qui garde son manteau et son écharpe, cartable à la main droite (qui passera dans la main gauche pour la consultation), attend derrière moi que l’écran de recherche soit libre. Et après lui, deux filles de vingt ans (je ne saurai pas ce que cherchait l’homme au cartable, mais, elles, je peux regarder en même temps qu’elle, le nez dans mon bloc-notes pour me donner contenance : elles ne peuvent pas supposer que c’est ce qu’elles voient, que je recopie). Elles ont entré l’expression ce soir, et la machine, en vert, rouge et bleu, affiche dans la seconde seize titres commençant par ce soir, et qui sont :

Ce soir à la patinoire
Ce soir deux cirques dans votre ville
Ce soir dorment les lions
Ce soir on improvise (celle-là, je la connais, la fantastique pièce de Pirandello)
Ce soir ou dans sept ans
Ce soir après la guerre
Ce soir il fera jour
Ce soir je ne viendrai pas, ou l’ailleurs impossible, science-fiction
Ce soir je passe à la télé
Ce soir les souris sont bleues
Ce soir on sort
Ce soir, Tania...

La liste se déroulant entre Ce siècle appelle au secours (Gilbert Cesbron) et Ce sont amis que le vent emporte. Les filles ont cliqué sur Ce soir il fera jour (Gilbert Bordes) et les voilà parties. Une silencieuse de quatorze ans ou moins, avec un crayon et un papier, prend leur place et entre successivement maison de redressement, puis violence et encore violence sexuelle, puis, sans s’arrêter à un livre, drogue, recopiant finalement les coordonnées géographiques, ici de Cote 618 — Bayard Presse : La Drogue, disponible, et repartant tout aussi silencieusement, droit devant elle. Est-ce pour un exposé à l’école ?

 

Portrait de lecteur : l’inconnue avec le Nerval

Ce qui m’a surpris de celle que je nommerai l’inconnue avec le Nerval, c’est que le monsieur devant elle, ses livres passés au Bip de la banque d’emprunt, était parti et c’était maintenant son tour, mais elle restait là sans avancer, debout, son livre ouvert. Et qu’elle en est sortie brutalement comme d’un rêve.

Elle avait à la main Aurélia de Nerval. Moi j’étais assis, et c’est comme ça qu’on a parlé, moi assis et elle debout, et c’est peut-être seulement à cause de ce décalage des hauteurs qu’en dire autant sans se connaître fut possible (mais à cela on ne pense qu’après) : « Vous aimez bien Nerval ? » Dans une bibliothèque comme celle de Bobigny, même si les bibliothécaires sont souvent en pleine conversation avec un lecteur, chacun va son affaire en silence, les rayons et les prédilections jamais les mêmes et c’est bien comme ça.

Elle aurait pu ne pas me répondre, ou trouver ça indiscret, mais donc elle était debout, et moi assis, mon bloc-notes sur les genoux (je recopiais ces phrases de Borges sur la bibliothèque infinie, maintenant suspendues à la mezzanine).

Quand même, elle n’a pas répondu tout de suite, alors j’ai précisé : « Parce que moi j’aime énormément Nerval, je le relis si souvent. Et ça ne doit pas être si fréquent, quelqu’un qui emprunte Aurélia... »

Elle a ouvert le livre emprunté à la page de garde, et m’a montré l’étiquette cartonnée, avec les dates de retour tamponnées. Aurélia, à Bobigny, sort cinq fois l’an au moins, en promenade dans la ville, depuis quatre ans. Et l’amour des livres c’est aussi cela, que malgré les gens autour, qui passent et repassent, moi assis avec mon bloc-notes, le stylo refermé, sous le seul nom de Gérard de Nerval, cette confiance qui permettait cette conversation que nous avions, comme d’effleurer ce qui comptait, pour ne pas assez se connaître, et pourtant, pourtant que ce soit cela, qu’on échange : cela seul qui compte.

J’ai dit aussi que de Bobigny c’était tout près, le pays de Gérard Labrunie, dit Nerval, qu’en vingt minutes de voitures on y était, aux petites maisons derrière Chantilly où il avait eu son enfance, et où on reconnaît tout des scènes et paysages des Filles du Feu. Probablement, Nerval avait souvent dû traverser, à pied ou en diligence, les champs et marais qui, ici, avaient précédé les immeubles. Mais elle ne connaissait pas les Filles du Feu, j’ai raconté le thème de Sylvie et elle, l’inconnue au Nerval, a répondu très simplement qu’elle le lirait ensuite. Mais Chantilly et les forêts de Gérard, elle n’était jamais allée par là : Bobigny est vissée à la grande ville, on n’y regarde pas en arrière, où commence la vieille Île-de-France. J’ai dit, tout aussi simplement : « Mais vous pouvez commencer par Aurélia, c’est le plus beau livre sur le rêve... »

Elle a répondu comme si je disais une bêtise : « Sur le rêve ? Mais l’amie qui m’a dit de lire Nerval m’a dit que c’était un livre de passion... » Je lui ai cité, de mémoire, la première phrase (bien sûr, dans les dix débuts de livre qu’on retient par coeur il y a la première phrase d’Aurélia ) :
Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible...

« Je ne m’intéresse qu’à la passion, répondit l’inconnue au Nerval, alors je lis toujours des choses passionnées. On m’a parlé de Nerval, alors j’ai pris Nerval. Chez moi j’ai beaucoup de livres, plus de livres que de vêtements. Quand j’entre ici, je sais exactement ce que je veux. J’écris beaucoup de lettres, alors, quand je lis dans les livres, je trouve des mots et des expressions qui vont avec mes pensées, et je les prends dans ma lettre. »

J’ai répondu en parlant de la folie de Gérard de Nerval, et qu’Aurélia, son livre ultime, était unique dans notre littérature aussi parce qu’il décrivait, par le rêve et les hallucinations, ce travail ravageur de la folie dans un homme et à quoi il s’accroche, ses ultimes marches dans Paris et sa fuite dans les phrases. Et avec une telle exactitude que même la bibliothèque où nous étions semblait sortie droit des visions d’Aurélia :

Cette nuit-là, je fis un rêve qui me confirma dans ma pensée. J’errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles, dont les unes étaient consacrées à l’étude, d’autres à la conversation ou aux discussions philosophiques...

« C’est parce que la personne à qui j’écris mes lettres, je voulais la garder comme ami, et lui, il veut me voir, il dit que c’est de l’amour. Moi je crois que c’est dans le choc des mots... J’aime écrire des lettres, le soir, écrire longtemps, le plus longtemps possible, quand on dirait que sur la page c’est vous tout entier... »

Et l’inconnue au Nerval alors s’est arrêtée, comme d’en avoir trop dit, ou de se souvenir soudain que nous nous connaissions si peu. J’ai parlé encore de Nerval, qui n’avait pas connu sa mère, morte pendant les campagnes napoléoniennes, sauf par une image, une gravure ancienne dont on lui avait dit qu’elle ressemblait au visage de sa mère. Et que lui aussi, dans ses lettres, semble toujours à la fois creuser le désarroi où il est, s’expliquer avec dureté sur lui-même : et que naître à l’écriture c’est forcément aller à cette frontière, dans ce risque.

« Parce que je suis dans la confusion des sentiments, dit l’inconnue au Nerval. C’est aussi le titre d’un livre, vous le connaissez ? »

Et elle partit, avec son livre et son mystère. Là-haut, dans les étage aux carrés jaunes dans le ciment gris, quelque part, quelqu’un écrit une lettre à un ami absent, et le livre ouvert devant elle, la réserve de mots, de passions et de rêves pour une explication qui ne concerne qu’elle seule. Et si je me donne le droit ici de voler ses paroles, c’est parce que le secret dont elle dispose est celui de tous, qu’elle montre un chemin où d’autres après elles se risqueront, un livre devant eux, trouvé à la bibliothèque, grâce auquel ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle...

Est-ce qu’elle se reconnaîtra et se souviendra de notre conversation, celle qui chez elle a plus de livres que de vêtements, comme si on s’habillait de livres, et qu’il s’agissait de la même protection ?

 

Visite presque guidée (suite)

Que fait l’âge, quand on parle des gens : parce qu’ici sont tous les âges et qu’on ne le remarque pas. On voit une silhouette, et au-dessus ou devant presque la silhouette deux yeux, un regard qui fait lien avec le livre qu’on cherche, les yeux tirant le corps à la suite des livres, et ce regard lui est toujours jeune : bien mystérieuse la lecture, qui nous remet toujours à l’âge des premières magies, comme de courir toujours après sa première peur ou son premier émerveillement, à tel conte fantastique de Verne ou de Poe.

Deux adolescentes que j’ai connues l’an dernier en atelier d’écriture au collège. Comme elles ont grandi... On s’échange les nouvelles, et puis je demande ce qu’elles font ici aujourd’hui. Réponse : recherche de documentation sur un métier qu’on pourrait faire plus tard. Lequel ? Infirmière pour une, puéricultrice pour l’autre. Je m’étonne qu’elles sortent de la salle jeunesse, au lieu d’aller voir salle adulte : « Parce que ça fait des années qu’on y vient, on est habituées. Mais maintenant on va voir aussi de l’autre côté. Un peu. »

Et c’est mille détails qui font de ce bâtiment le contraire d’un hôpital ou d’une station de métro, la profusion peut-être, mais qui n’apparaît jamais comme telle, parce que disparaissant aussitôt qu’on laisse le regard redevenir global : qui voit ou regarde la clé d’appartement perdue par un enfant, le cordon vert c’était pour qu’il la garde autour du cou, maintenant elle est posée sur l’ordinateur de prêt.

Et à qui dit au revoir ce grand barbu grisonnant, un livre d’art et un gros roman sous l’autre bras (qu’a-t-il emprunté, je ne le saurai pas et quelle importance : ici on prend, on essaye, et chez soi on entre dans le livre ou pas, on voit si on accroche).

Et celle qui a un bonnet dans ses cheveux tenus en arrière, et celle qui porte au contraire un noeud argenté, lisent-elles les mêmes livres ? Et celui qui se sépare de ses deux enfants dans l’entrée, lui à gauche vers les nouveautés, eux à droite vers les albums, le père les regarde et eux ne se retournent même pas.

Il y a le rayon en large écriture, on dit pour ceux qui voient mal, c’est aussi pour ceux qui lisent seulement quand c’est gros, mais ce n’est pas affaire d’oeil : je n’y ai vu personne ce jour-là, peut-être vient-on plus discrètement, aux heures calmes de la semaine.

Et le panneau des demandes et réponses : des petites fiches vertes de suggestion d’achat qu’on dépose dans une boîte en bois (j’en compte vingt-cinq cette fin de semaine), et qui sont punaisées la semaine suivante avec réponse manuscrite des bibliothécaires. Demande : Jim Morrison, poèmes. Réponse : nous avons déjà ce livre, vous pouvez le réserver. Demande : Paul Virilio, Esthétique de la Disparition. Réponse : la bibliothèque fera l’acquisition de ce livre. Demande : Revue agricole L’Agriculture, « filières avicoles ». Réponse : revue trop spécialisée pour notre public. Demande : Des hommes qui ne communiquent pas. Réponse : nous avons déjà d’autres livres sur ce sujet.

Ou bien les dépliants proposés par la bibliothèque, imprimés jolis : on en distribue deux : Terres d’aventure et Romans à la mer. Le premier ouvre par une phrase de Rimbaud : « Je rêvais croisades, voyages de découvertes... je croyais à tous les enchantements... » et propose Cendrars ou Fenimore Cooper, Tolkien et Kipling. L’autre emprunte à Lautréamont son : « Je te salue, vieil océan ! » pour proposer Lord Jim de Conrad (et Typhon page suivante, comme on aurait pu proposer aussi Pour demain, Au coeur des ténèbres ou La folie Almeyer : avez-vous lu Conrad ?), et Henri de Monfreid, et Sindbad le marin, et Moby Dick. Les deux dépliants, sur fond photographique de vague et de désert, n’affirmant qu’une chose : lire, c’est aussi relire, les grands livres ont peut y revenir, et, s’ils sont assez grands pour qu’on les découvre très jeune, ils sont assez solides pour être lus à toute époque de la vie. Et si, pour moi qui connaît désormais le nom et le visage de chacun de ceux de l’équipe, ici à la bibliothèque municipale, m’étonnait aussi le fait que ces dépliants ne soient pas signés ?

Au coin presse et magazines toutes les places assises sont prises, et certains lisent debout, appuyés sur les rayonnages de bois. Il suffit de lever le présentoir, et les anciens numéros sont là en pile, pour le droit aussi de s’en tenir à la surface de toutes choses du monde dans son cours, et celui-ci dans son fauteuil qui a son imperméable sur les genoux, il a les mains croisées dessus, regarde ceux qui montent l’escalier et ceux qui passent, d’un livre à l’autre sur les rayons, comme d’être remorqués par le nez. Ou simplement bien d’être là, parce que c’est calme et propre, qu’on ne vous demande pas de compte, et qu’autour de soi sont les images et les mots, et la tranquillité bruissante des autres.

Derrière, deux grilles noires couvrent l’étrave du rayonnage, avec des supports transparents pour mettre en suspension les livres, au-dessus, à hauteur de genou, d’une table blanche avec trois livres debout et un autre couché. Cela fait sept livres comme sur une île, une mini exposition sans catalogue ni réclame, la partie souterraine de ce dialogue muet. Les trois livres exposés sont de même format, un livre est aussi un objet qu’on choisit parce qu’il est beau. Des photos de Dakar, d’Abidjan et de Namibie, où le noir et blanc impose sa magie. Avec un écriteau : ces livres sont à votre disposition, vous pouvez les emprunter. Et voilà les noms Kagimi, Kinshasa, Cabo Verde, Ousmane Sow, et la langue s’ouvre à toutes langues qui ici Bobigny ont fourni à l’exil, laisse enfin venir des mots qui nourrissent en retour les nôtres, c’est la table des lettres au corps noir, et moi sinon je n’aurais pas, grâce à Denis Haron Karco, né à Daloa, Côte d’Ivoire, en 1966, connu ces cinquante-six visages des fous d’Abidjan, la violence de celui aux mains déformées et aux ongles poussés trop longs, et ceux qui marchent seuls au bord des routes à camion. Les livres offrent si près, tout près, toute la violence et l’amour du monde, et ce qu’on doit à une bibliothèque c’est cela : vous avoir emmené, quand on ne s’y attendait pas, parce qu’il s’agissait de passer huit heures ici, dans la journée ordinaire des livres, à tout un pan du monde qu’on ne savait pas et qui s’abat brutalement sur vous, pourtant offrant en même temps l’antidote, parce qu’un a eu le courage de faire de cette violence un livre, et que la beauté et le silence du livre c’est déjà résister, comme de se savoir maintenant, et qu’on ne connaîtra probablement jamais, un ami là-bas au bout du monde, une photographe né en 1966 et qui sait la manière d’aller photographier la pire des solitudes, au long des camions sur les routes poussiéreuses, de ceux qui n’ont plus raison. Et qu’un des bibliothécaires de Bobigny, Seine Saint-Denis (je ne sais pas lequel ou laquelle parmi l’équipe), prit de son temps pour accrocher le livre sur support transparent, juste là où on vient lire France-Football ou l’Équipe, dans le soleil d’hiver des verrières.

 

Z comme Zweig : la gardienne des livres

Il y a eu le signal d’aéroport, et la lente éviction, comme on sépare un liquide d’un autre, des lecteurs, la queue aux banques de prêt. Puis plus personne, sauf l’homme de l’accueil qui enfin a pu se lever et procède à des opérations compliquées de mise sous alarme. La gardienne, qui passait l’aspirateur le matin, est revenue dans le hall. Moi, je suis là à compléter mon bloc-notes. Les lumières se sont soudainement éteintes, et le silence, après l’énorme rumeur continue de l’après-midi, semble bourdonner encore.
« Presque huit cents dans la journée, dit l’homme de l’accueil à la gardienne. Tu te souviens le jour où on passé les mille ? »

Sur la rampe de bois blanche, le glissement de deux livres, ramenés par un retardataire. Au bas de la rampe il y a le bruit plus sourd de leur chute dans le bac, sur une couverture repliée. C’est La condition humaine, de Malraux, et un album jeunesse illustré par Jean Claverie.

La gardienne me dit qu’elle est là depuis bientôt deux ans, agent logé. Je demande ce que ça fait, de vivre dans autant de livres : « C’est ce qu’on se dit au début, qu’il faudrait une vie pour tout lire. »

Je demande si, au contraire, trop de livres, tous ces livres, n’éloigne pas des livres et de l’envie lire : « Mais chez moi aussi, j’ai plein de livres. Des livres de collection, des livres d’histoire. Aussi des livres sur le terroir, sur le Périgord. »

Je demande si, à vingt mètres, dans le grand théâtre opaque, il y a aussi un agent logé, et s’il peut avoir la même relation avec sa maison : « On ne les connaît pas. Ils ne dépendent pas de la ville. » Et madame P. continue : « De toute façon, c’est bien séparé. Quand on frappe à ma porte, il y a une raison. Dans les heures d’ouverture, c’est rare que je sois de ce côté. Plutôt, c’est quand je passe l’aspirateur, le matin, que je vois les livres. Ou bien le soir, quand je passe pour ma ronde. Je m’arrête pour regarder, et feuilleter. Là, comme ça, debout. On fait toujours des découvertes. »

Et elle ajoute : « On ne peut pas résister. »

Je demande à madame P. si, dans ce cas, elle emmène le livre directement chez elle ou si elle les lit sur place : « Mais je les emprunte comme tout le monde, aux heures d’ouverture, avec ma carte. » Question : le dernier livre qu’elle a lu, non pas des siens propres, mais de la bibliothèque. Réponse immédiate : « L’Ivresse de la métamorphose, de Stephan Zweig. Comment ça se prononce, Zweig, au fait, je ne sais pas ? »

Et c’est le soir, et moi je repasse devant la bibliothèque encore éclairée mais déserte. J’ai été mettre au propre mon carnet dans le bistrot du rond-point, entre Karl-Marx et Rimbaud, dans le vacarme des voitures en route pour le samedi soir. La bibliothèque, les livres en relief derrière ses vitres, est déserte et semble maintenant immense. La gardienne des livres, je l’aperçois, elle passe entre les rayonnages, remet en ordre des livres sur les tables, maintenant remet en ordre les journaux empilés dans le coin magazine. Elle m’aperçoit et me fait un signe de la main.

Capitaine du navire dans la nuit recommencée des livres (Le Navire Night, c’était le titre d’un film de Marguerite Duras, celle dont la photo est là-haut dans les bureaux, j’en parlerai à madame P.).

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 juin 2006
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