livres qui vous ont fait | Queequeg, Achab et la baleine blanche

Moby Dick comme fable de toujours


Deux années de grandes lectures découvertes, dans le flou du souvenir, ce sont la 4ème et la 3ème. Des heures, des heures, et puis le vélo ou l’espace imaginaire qu’était le garage et sa cour pour les prolonger et se les assimiler. Ce n’est pas un travail de raison, plutôt de rêverie.

Il y a des chocs violents, comme Steinbeck ou Stendhal, qui viennent par les livres de prix (choisis par le prof de français, et supprimés en mai 68). Il y a les anciens livres de prix de l’École normale d’instituteurs de Luçon attribués à ma mère, avec leurs reliures cartonnées rouges, mais c’est comme ça que j’aurai accès à mes premiers Dickens et Tolstoï. Et puis il y a les livres qui traînent à la maison, dont je n’ai jamais l’impression qu’ils soient neufs, ni que j’aie vraiment de certitude sur leur origine. C’est en détaillant tout cela en tant que source que je m’aperçois bien appartenir à une histoire de la lecture en elle-même plus ancienne que moi.

Je revois le Moby Dick comme un poche très épais, à la couverture illustrée, mais peut-être je me trompe. Ce qui est inaltérable dans la mémoire, ce sont les illustrations internes : les tatouages de Queequeg (et l’idée même du tatouage, à cette époque où c’était une sorte de témoignage lointain, en rien banalisé), le canot avec ses rameurs et son harponneur à l’assaut d’immenses vagues, enfin le même jeté en l’air par la queue de la fameuse baleine.

Quant au récit, quelle étrangeté : à quel moment Melville nous laisserait-il croire qu’il parle réellement d’une chasse à la baleine et non pas de notre folie intérieure, de l’impossibilité de raisonner chacun de son destin propre, ou de comment un aveuglement ne peut que se reproduire lui-même, quand bien même il se casse à répétition sur le réel ?

On lit Moby Dick en entier comme seul le Don Quichotte peut être lu, mais on peut lire Moby DIck à 14 ans et comprendre, tandis qu’il faut plusieurs lectures et plus tardives pour que le Quichottte vous enferme dans ces labyrinthes qui sont la littérature même.

Fin avril 2010, à Narragansett et sans pouvoir y atteindre, j’ai réellement aperçu Nantucket : la littérature est une île inaccessible posée sur le monde, avec l’éternité des vagues de Narragansett et l’étrangeté de cet hôtel déglingué planté droit sur la mer comme seuls en Amérique ils savent faire. Quel lien de ce Melville-ci avec celui de Bartleby ?

Quand j’ai recommencé à lire pour de vrai, vers 79-80, c’est un des livres que j’ai racheté le plus immédiatement pour retrouver ces grandes sensations de lecture adolescente (je n’ai jamais cessé par contre de lire Stendhal au moins une fois par an). Je fréquentais les bouquinistes parisiens, je me souviens, vers l’avenue de Turenne, d’une officine à demi-souterraine, qui achetait à Drouot et revendait en vrac pour les autres bouquineux mais laissait les particuliers farfouiller. Donc une édition telle que j’aurais pu me la procurer à l’âge de ma découverte, son épaisseur et son grain. J’ai une énorme bibliothèque jusque dans mon téléphone (et j’en use), mais Moby Dick (dont je dispose aussi en epub) c’est un pavé matériel, une construction en tant qu’objet : les définitions du début en attestent, ce n’est pas un roman. La baleine comme animal et comme mythe surgit de la Bible qui est livre dicté par une voix du dehors sur de la pierre.

Et quelle ouverture pour toutes les formes qui y viennent jouer, comme ces épigraphes de Rabelais et Montaigne, ou ce choeur de matelots dont un Français.

L’édition fait partie du tirage original de mai 1941, il faut imaginer Marguerite Duras chargée à la Préfecture de signer les quantités de papier autorisées, et mesure à cette aune la collection catholique de Gallimard collaborationniste en dos de couverture. Je l’avais payée 35 francs, c’est marqué.

Il y a quelques années, la nécessaire revisite de la traduction Giono (avec Lucien Jacques et Joan Smith dont le nom s’éclipse trop souvent près du sien) a été faite avec brio : le matériel critique de la nouvelle édition Pléiade est fabuleux. Oserai-je dire que je lis tout cet apport pour rêver encore mieux au livre, puis que je reviens le lire dans ma vieille version ?

 

photos seront refaites dans les 48h, désolé pour flou et éclairage


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 24 avril 2014
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