outils du roman | 5, mettre son dialogue en bocal

outils du roman, 5 | approche du dialogue par son inscription dans une continuité narrative, à partir de Claude Simon



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Reprenons chaque fois depuis le début : ce parcours n’est pas une introduction à l’écriture créative (mais vous en disposez via la version numérique de Tous les mots sont adultes dans le dossier téléchargement du site), mais vise à développer un point particulier, que je n’avais pas moi-même abordé de cette façon jusqu’ici : une maîtrise accrue des paramètres qui interviennent simultanément dans la fiction narrative, en les considérant séparément.

Il ne s’agit donc pas de développer un roman, à chacun sa démarche personnelle (et même si, parmi ces « outils », certains viseront explicitement à organiser la construction d’une fiction), mais d’amplifier des fonctionnements narratifs, chacun son tour.

Dans les contributions reçues aux premières propositions (je rappelle aussi que chacun les prend dans l’ordre et le timing qui lui convient, c’est un parcours, c’est juste que début septembre on bouclera tel quel), chacun peut mesurer comment la fonction dialogique est insérée organiquement dans la prise d’écriture fictionnelle.

J’ai toujours souvenir d’un manuel de français (pour la classe de 3ème je crois, mais c’est vieux) qui commençait son approche du dialogue par « le dialogue est la forme la plus simple de la parole écrite », et je suis bien persuadé du contraire. C’est le chant le plus fragile, le plus aérien, le plus suspendu, et si on n’en est pas conscient tout tombe.

Je crois aussi, quels que soient les exercices qu’on peut proposer pour l’approche du dialogue, que rien ne vaudra de rouvrir La chartreuse de Parme et regarder, non en lecteur mais en auteur, comment Stendhal travaille le passage de la fiction au dialogue, comment toujours le dialogue est dissymétrique et déplace son centre de gravité, même dans la même scène dialoguée, d’un personnage à l’autre. Et, surtout des surtout, comment jamais une réplique est une réponse à la précédente, mais comment le temps mental du personnage qui écoute a continué de courir pendant la réplique du personnage qui parle, de même que notre temps mental de lecteur, et que la réplique qui vient en réponse est un prolongement, une bifurcation, une coupure mais jamais ce défaut le plus rédhibitoire quand on approche le dialogue de façon spontanée, qui est de modéliser quoi qu’on en ait la transcription d’un dialogue réel.

C’est dans cet univers qu’il faut entrer. Les pistes ne manquent pas. Une de mes préférées, exercice que je considère presque obligatoire, c’est le dialogue avec un seul qui parle tel que l’illustre pour moi le bref mais extraordinaire Rencontres avec Samuel Beckett de Charles Juliet. Mais cela recoupe aussi l’enseignement de Malt Olbren dans son Creative writing no-guide, avec chez lui l’insolence d’un dialogue où personne ne parle (voir aussi son adresse à l’absent).

En donnant pour titre à cette cinquième proposition mettre du dialogue en bocal c’est juste une allusion de saison, ce qu’on cueille de beau et fout frais, et qui sera rangé dans une étagère pour la saison d’hiver, rien de chimique ni d’expérimental. Littéralement : disposer de blocs-texte qui incluent du dialogue dans leur continuité et leur frontière.

Concrètement : pas la peine de m’envoyer le plus beau texte en réponse, s’il est lesté de tirets et de reprises dialoguées. Le défi ou l’enjeu, c’est d’enfermer de la parole dialoguée dans la continuité d’un texte narratif : c’est cette continuité même, le travail de reconstruire l’instance dialoguée dans l’intérieur d’un moment narratif, qui va nous mettre physiquement au contact, dans le temps d’écrire, avec le rythme et l’élision propres au dialogue, et changer ce qui reste de rapport spontané à la phrase dialoguée.

Je vous proposerai pour cela, parmi bien d’autres choix possibles, un texte de Claude Simon, paru en revue en 1959 dans les Lettres nouvelles de Maurice Nadeau et non repris dans ses romans. Il a pour titre Mot à mot et c’est Patrick Rebollar qui a rassemblé sur le web cette incroyable mine d’or des textes de Claude Simon parus en revue. Je mets le fichier global mis en forme à disposition dans le dossier téléchargement, mais pour des questions de droit ce sera juste pour la durée de cet atelier, donc à télécharger pour votre usage individuel, mais sans attendre trop (vous y retrouverez facilement l’intégralité de Mot à mot).

Voici le premier des deux passages que j’extrais de ce texte.

Le premier de ces extraits se présente sous forme de monologue, mais un monologue transcrivant une conversation antérieure avec un autre personnage. Ce que je nomme continuité narrative ici c’est le monologue, ce que je nomme instance dialoguée c’est la parole rapportée et enchâssée du personnage hors champ :

« ...alors nous nous sommes mis à une petite table, et alors arrive ce pauvre type qui a une mine effroyable, la vésicule, dit-il, à part ça il a la tête typique du tuberculeux, alors nous nous mettons à parler vésicule, foie, et coetera, et tout à coup nous nous apercevons que tout le monde nous regarde : « Alors, dit Geneviève, vous alors au moins vous ne vous cachez pas pour flirter ! » (passez-moi la sauce piquante voulez-vous, ça aidera peut-être ce vieux coq baptisé poule à se laisser manger, merci), oui : en réalité, elle traînait derrière elle une espèce de bonhomme qui l'avait entreprise et qui ne la lâchait pas, parce que naturellement... Si, c'était très bien : pas somptueux, mais très bien ; c'était un traiteur de Périgueux qui leur avait tout fait : vous savez : poulet froid, salade russe, rosbeef... Oh oui : en abondance ! Bref quand tous les gens ont été là, chacun avec sa petite assiette, vous pensez bien qu'ils n'ont eu qu'une idée : trouver un coin pour s'asseoir, alors la moitié s'est installée sur la terrasse, vous savez : le long de la balustrade, l'autre sur les escaliers (mais c'est de la sauce piquante que vous m'avez donnée ! Enfin je veux dire : terriblement piquante. Ça emporte la bouche cette histoire-là, vous auriez dû me prévenir, j'en ai mis quatre cuillerées !), oui : sur quoi est arrivée une espèce de poule, enfin pas exactement, vous voyez ce que je veux dire : avec une peau d'orange, de gros yeux bleus très beaux et une robe exquise de chez Dior, parce qu'il paraît qu'elle ne s'habille que chez Dior, c'est lui qui paye, il a de quoi, il paraît qu'il décore toutes les boutiques de la rue Saint-Honoré, mais très chic, tu sais, disant par exemple à Pascal : « J'ai de l'argent en ce moment, est-ce que tu veux que je t'en prête ? », et, naturellement, tu te doutes bien que l'autre, toujours très Corse, beaucoup d'allure, a refusé. Très chic d'ailleurs aussi : dans une Frégate bleue, montre-bracelet en or, chemise de soie..., alors il nous a tous invités à dîner, mais tu sais : c'est extrêmement surfait, ces restaurants : j'ai pris des quenelles de brochet, eh bien, c'étaient des quenelles à l'eau de brochet, tout juste... Et les prix ! Tu sais ce que j'ai payé ou plutôt ce que Daniel a payé pour moi à l'Hôtel d'O... : trois mille six pour une petite chambre ! Convenable, mais enfin, avec une salle de bains bien sûr, mais qu'il fallait chercher au bout du couloir. Seulement il est comme ça : en sortant, il dit à la fille qui tenait le vestiaire : « Tiens, il me semble qu'il y a longtemps que je ne t'ai pas donné de pourboire à toi ? », et alors il lui file un billet de cinq mille. Tel que. Eh bien tu diras ce que tu voudras mais un homme comme ça... Moi, voilà : un homme, ça m'est égal qu'il ne soit pas beau, ou même pas fort, ou même pas en bonne santé : mais ce que je veux c'est qu'il soit intelligent et qu'il ait un minimum de distinction, oui : un minimum de distinction et de finesse parce que...

Le deuxième extrait de Claude Simon, pris au même texte (Mot à mot se présente sous forme de quatre fragments séparés, et dans le Jardin des Plantes notamment on a des mises en scène très similaires), est un état limite de l’exercice que je propose, puisque le narrateur est assis dans un fauteuil (voir le « fauteuil à oreilles » de Arbres à abattre de Thomas Bernhard qui aurait pu aussi servir de point de départ), et il n’y aura qu’une seule phrase rapportée à témoigner (une phrase morte, en plus, une phrase seulement illustrative d’un registre mort de discours) de la conversation qui continue. Mais, entre ces deux limites : le premier texte qui se présente sous forme monologuée enchâssant une conversation hors champ, le deuxième texte tout entier sur l’ambiance et le temps (presque à rejoindre le dialogue avec personne qui parle de Malt Olbren), vous avez les frontières où vous inscrire.

Voici le deuxième extrait de Claude Simon :

Par la fenêtre on peut voir les façades ocre des maisons, le ciel trop bleu, opaque, tendu derrière comme la toile de fond d'un théâtre. Ils sont trois dans le bureau. C'est le maigre qui parle : « Notre Maison, dit-il, a compris qu'à l'heure actuelle c'est à la qualité que l'on doit attacher toute son attention. Notre directeur de Paris est un homme jeune, dynamique... », et tandis que se succèdent les phrases péremptoires, naïves, je regarde son visage ravagé, encadré de cheveux blancs qui retombent de chaque côté du front, partagés par une raie médiane, ses mains sèches qui me tendent un carton-réclame où, sur un fond de vignes et de montagnes au-devant desquelles on peut voir, en grisaille, la statue équestre d'un général coiffé d'un képi, se détache, oblique, une bouteille aux reflets figurés avec précision et dont l'étiquette reproduit fidèlement les mêmes vignobles, les mêmes montagnes et la même statue équestre.

Ils m'ont assis dans un profond fauteuil de cuir aux dimensions démesurées et ont avancé un cendrier à pied. Le type continue de parler : le blanc de son col immaculé tranche sur le ton terreux de sa peau. Une table supporte des rangées de fioles-échantillons étiquetées et, aux murs, on peut voir d'autres exemplaires du même carton-réclame qu'il m'a présenté.

Du dehors parvient le bruit du trafic. Sous les ombres légères des jeunes platanes qui bordent la place, le long des cafés, stationnent deux ou trois autobus aux couleurs criardes (vert et rouge, sang de boeuf, bleu-roi), portant en lettres d'enseignes les noms des villages qu'ils desservent, et dans la lumière poussiéreuse se succèdent les camions, les charrettes roses (la teinte que prend la peinture rouge primitive sous la couche poudreuse de poussière ou de boue séchée), les Citroën noires des courtiers, les fantomatiques caravanes de chevaux osseux, conduits par des gitans qui font claquer des fouets aux manches torsadés, passant devant les affiches de cinéma, les visages des actrices d'Hollywood renversés, pâmés, sous les baisers, se reflétant dans les glaces des vitrines où les mannequins aux gestes irréels, aux sourires irréels, vêtus de robes irréelles, se tiennent immobiles.

Je me demande ce que le type maigre pense des phrases qu'il continue à débiter. C'est-à-dire s'il les croit réellement convaincantes, s'il cherche à suivre ou à deviner l'effet produit sur moi par cette sorte de parade verbeuse qui se sert de termes de réclame et de prospectus (aussi irréelle que les visages d'actrices irréellement blondes, les mannequins, les pimpants vignobles et la glorieuse statue équestre du général reproduite sur l'étiquette) et qui se déploie, puérile, abondante et vide, comme un injurieux démenti à ce visage dont elle sort, soucieux, acharné, au sérieux même du bureau meublé à l'américaine. Ou peut-être n'en pense-t-il rien. Peut-être tout cela constitue-t-il en quelque sorte un rite, comme la vaine parade des paons étalant en éventail leur queue chamarrée, peut-être est-ce comme en Orient, une obligatoire cérémonie au cours de laquelle, avant d'entamer le fond de toute négociation, s'échangent interminablement des propos emphatiques et louangeurs. L'attitude des deux autres semblerait l'indiquer : le jeune aux cheveux en brosse, au pull-over bariolé, qui, de temps en temps renchérit machinalement ; le troisième personnage, gras et placide derrière son bureau et qui fait penser à quelque chanoine assis dans une des stalles du choeur, assistant l'officiant de sa présence muette, attendant sans impatience et sans foi que se termine la célébration d'un office fastidieux et familier.

Où je ne vous aiderai pas : le choix de la scène à écrire. Si vous sentez déjà, dans vos premières contributions, que vous définissez un territoire, une histoire, alors d’abord y revenir, et l’étendre avec cette proposition. Si ce n’est pas le cas, se concentrer sur cette double musique que proposent les deux extraits de Claude Simon, et chercher dans votre mémoire récente des instants similaires : l’important n’est pas la conversation elle-même, qui ne sera que suggérée, mais le dispositif qui la produit.

Mais la conviction qu’en s’attaquant au dialogue par la face nord, on touche à toute la possibilité narrative.

Si vous ne me croyez pas, reprenez Proust n’importe où, et cherchez ce que dit le narrateur à ses interlocuteurs, pour qu’ils lui en répondant autant…


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 juillet 2014
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