l’avantage avec les animaux

une page de Rodrigo Garcia en l’honneur des 53 beaufs sur 100


Au moment où un pays décide majoritairement de s’enfoncer dans la brune nuit réactionnaire, livrée aux valets du fric, et sans tenir compte de 5 ans de mises en garde, de combats quotidiens sur des élémentaires de l’humanité, malgré la casse organisée côté éducation et art, forcément notre travail ici prendra une inflexion. On prépare la carapace, et forcément on redéploie ce qu’on sera amené à faire. A écouter, petite vengeance anticipée par l’insolence, cet extrait de Rodrigo Garcia, comme une petite chanson d’au revoir. Et si le plus difficile était ce déni majoritairement infligé à l’intelligence ? Dédié à ceux qui nous embarquent dans la nuit, même s’ils doivent êtres rares à venir par ici.

 


Rodrigo Garcia | l’avantage avec les animaux, c’est qu’ils t’aiment sans poser de questions

 

des gens qui en ont tellement
là dans le cerveau entre les oreilles
ça leur claque quand ils marchent

*

j’ai de ces idées qui me passent par la tête pas une pas deux pas trois
mais cent c’est ma mère qui me disait
t’as de ces idées qui te passent par la tête et surtout
que je garde en tête
et elle se marrait
elle se marrait

*

il te prend une envie de jeter ton portefeuille à la mer
partir faire une balade en voiture jusqu’à plus rien dans le réservoir
puis continuer à pied et rien à dire à personne pas parler

*

je vais te dire ce que j’entends pas gagner le gros lot
entrer là dans un bistrot
qu’on me serve sur une nappe en papier une simple nappe en papier
assiette et deux couverts
qu’on me serve le langage
tout entier le langage et moi je le mange

*

ce truc étrange qui fait que plus les idées sont sales plus
les mots sont brillants
moi c’est le contraire, des sales mots
sur des idées lumineuses

*

ni voyages aux antipodes ou en Chine
ni rapports sexuels surprenants
ni livres de Robert Walser
ni conversations intenses
bouteilles d’apéro quasi vides et musique de fond
des assiettes sales sur la table basse et des coups de fil d’une heure
les chaussettes qui remuent devant la télé sans le son

*

je hais les généralisations je hais
les gens qui généralisent
les grandes idées et le ton sérieux tout ça
qui use la salive

*

polos Ralph Lauren cachez vos bourrelets
dans votre polo Ralph Lauren je ne supporte pas
les mots polo Ralph Lauren chemise Lacoste et puis quoi
je connais même pas les autres marques

*

toute nouvelle vie fait peur
avant je lui disais que
je ne savais pas ce que c’est que l’amour
elle me disait
tu te raccroches à des phrases toutes faites
sans y croire

*

piquer une ambulance à la casse
la repeindre en orange fluo
la pousser à douze la gueule repeinte en noir
comme ça dans toutes les rues piétonnes de la ville
en faisant la sirène avec la bouche

*

c’est ça la littérature
rejeter la faute sur les autres
imaginer quand même
ce qui va te tomber dessus
tout ça aussi douloureux que
remuer le passé
et jamais le temps de se mettre vraiment au travail
pour changer

*

depuis ce matin partout où je suis passé
j’ai recensé les couples compté les couples
dans la rue à la télé dans les publicités
tu te dis forcément il y a des faux couples
chacun ensuite qui rentre chez soi
reforme son couple social, l’authentique
le couple pour les voisins d’en face
moi quand je vois un couple j’ai l’impression de le prendre en flagrant délit
surpris le faux couple
et chaque élément du faux couple formant vrai couple social
et vice versa
bon tu évalues à combien, quinze vingt trente pour cents
et combien de pour cents ceux là-dedans pris dans trois couples
ceux qui cumulent
deux aventures par trimestre
couples éphémères ils appellent ça des rencontres
tu comptes quatre fois par an ou jusqu’à septembre
ça t’en fait combien des accouplements
tout le monde le sait que l’homme et la femme ne s’entendent pas
façon angoissante vertigineuse dépravée déprimante
de former et déformer des couples
déformer les deux personnes qui sont devant toi jusqu’à ce qu’elles aient
l’apparence d’un couple

*

un slow pour se remuer le cul
un rock pour se remuer le cul
un blues pour se remuer le cul
un tango pour se remuer le cul
j’ai toujours été paresseux si paresseux

*

ces étudiants qui veulent passer pour des serveurs
du genre à connaître tout Saint-Exupéry par coeur
et chez eux le Petit Prince en poster avec la phrase
“ l’essentiel est invisible pour les yeux ” moi je dis
l’essentiel est visible à six kilomètres

*

regarde
quand j’ai eu mon premier enfant je me suis acheté six livres
l’art d’être maman
et je prenais un feutre rose fluo
l’après-midi tranquille sur mon lit je soulignais surlignais
en rose fluo tout le livre ligne à ligne
et comment je ferais quand il serait là l’enfant
je me demandais
finalement je l’ai plus ouvert le livre j’ai fait
à l’instinct

*

moi j’ai été à la FNAC j’ai regardé
rayons chiens tu peux trouver des livres un pour chaque race de chien
comment élever un labrador un bull-dog un setter irlandais un boxer un rottweiler
mais pas un seul bouquin différent
pour les différents types d’enfants

*

je fais des paris j’achète des tickets je joue tout seul
et pareil je vais manger tout seul je choisis
le plus beau restaurant
j’entre et je claque tout mon fric
ils me disent : “ tu claques tout ton fric dans les restaurants ”
oui et alors
si ça me fait du bien moi je dis
“ il faut se faire plaisir tant qu’on est vivant ”

 

© Rodrigo Garcia, Les Solitaires Intempestifs - traduction Christilla Vasserot


cette page avait été proposée en février 2005 dans ma rubrique "la page du dimanche" avec la note suivante :

comme la plupart des auteurs, quand je lis un livre je recopie des phrases, j’en ai partout dans mes carnets, cahiers, et même comme ça dans l’ordi — parfois on recopie exactement, d’autres fois, selon ce que je me souviens du jour où j’avais lu ce texte étonnant de Rodrigo, qu’on aime comme un jeune frangin qui passerait son temps à faire des bêtises, j’avais plutôt réimprovisé sur ses phrases, et donc mes excuses très humbles à Christilla Vasserot, sa traductrice

mais, dans ces phrases, la façon de Rodrigo Garcia de filer son image, d’attraper un petit bout d’humain en silhouette, cela vous décale vous-même, on veut comprendre avec la main ce qui se passe pour que la phrase vous fasse ça...

par exemple, le passage ci-dessus sur l’ambulance, chez Rodrigo c’est :

je vais piquer une ambulance / à la casse, je vais la repeindre / en orange fluo / et des dizaines de Noirs / vont la pousser sur les Champs-Élysées / en hurlant / Une ambulance récupérée / à la casse / Et des Noirs pour la pousser...

ce qui n’a rien à voir bien entendu avec ce que j’avais recopié (et non traduit, ni rewrité, autre chose) — ce qui nous rassemble, de toute façon, c’est que le livre est publié aux Solitaires Intempestifs par François Berreur, merci "FB" de nous forcer ainsi à collision bénéfique

ou encore, le passage sur le langage, dans le texte exact de Rodrigo Garcia dans la traduction de Christilla Vasserot :

Voici ce que j’entends par gagner le gros lot : / me servir, rien que pour moi, / sur une table recouverte d’une nappe en papier, / le langage / je mange le langage / avec un couteau, une cuiller, une fourchette, / et je fais / des trous / avec les mains / sur la nappe en papier...


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 6 mai 2007
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