Ensba, 3 : Artaud

Beaux Arts Paris, cours littérature


Photo : le passage rituel à la médiathèque, concentration, vibrations propices. Un très beau rayon des oeuvres graphiques d’Artaud, autoportraits, manuscrits préparés, j’espère que vous êtes allé voir. Et puis mon ami l’appariteur ouvre la porte de l’amphi du Mûrier : parler avec lui c’est recevoir 30 ans d’histoire de votre école, et pas mal d’acidité, mais d’amitié, de secrets aussi, dans son regard sur ce qui s’y fait et ceux qui y passent...

Maintenant, le cours. J’amène de longs compagnonnages (Artaud, une relecture constante depuis quasiment mon premier livre en 1982), mais l’obligation d’en parler contraint à une solide révision intérieure. Pour Artaud, en tout cas, j’en avais sérieusement besoin : aussi parce que mêlée à sa figure éditoriale, aux différents schémas de lecture qui se le sont tour à tour appropriés. De ces compagnonnages, Gaïta Leboissetier me laisse en confiance décider : je n’amène pas les mêmes noms et repères que Pierre Bergounioux l’an dernier (on se sait assez par coeur, tous les deux, pour savoir de qui et comment parle l’autre !) et l’auteur qui planchera l’an prochan en proposera d’autres : je ne saurais pas parler poésie, par exemple, quand bien même Rimbaud ou Baudelaire sont souvent présents dans le cours...

Côé Artaud, dans ma préparation, l’étonnement principal à suivre la gestation et le rythme des écrits de 1919 à 1926, du sanatorium suisse à la publication du Pèse-Nerfs. Cela m’ancre dans l’idée que le Pèse-Nerfs est un cercle majeur, qui enclôt l’oeuvre, même si jusqu’en 1948 elle tissera autour des mêmes figures des cercles d’ampliation grandissante. Et c’était mon reproche à la récente édition Quarto (outil de travail indispensable, je le recommande) de coincer tout le Pèse-Nerfs en 10 pages perdues dans l’immensité du reste, alors que ce texte est en vis-à-vis de toute ligne ou toute page écrite par Artaud. D’où la nécessité de le lire plutôt dans l’édition poche Gallimard/Poésie.

Symétriquement, penser autrement ces douze ans pendant lesquels il tourne au moins 2 films par an, et l’équilibre que cela demande... L’intensité, la brièveté d’Artaud, la référence au cri peuvent tromper sur la durée du chemin parcouru, des idées mûries, affrontées.

C’est aussi la première fois que je lisais à voix haute, devant témoins, Van Gogh ou le suicidé de la société, cela aussi, la gestion de l’écriture de ce texte avec ses 5 post-scriptums successifs, ont déplacé ma propre lecture.

D’où le fait que j’arrive au "cours" avec une certaine tension, comme si j’avais à partager plutôt ce qui me demeurait énigme, qu’à transmettre quoi que ce soit.

En tout cas, ce voyage de deux heures en bateau de parole, adossé au mur, c’est aussi une belle expérience pour puiser dans les réserves intérieures. Et il vous traîne, pendant 36 heures au moins ensuite, tout ce que vous auriez dû dire et que vous n’avez pas dit.

La semaine prochaine, et parce que ce concept de temps me paraît de plus en plus central, c’est Kafka que nous suivrons. On est samedi soir, j’ai donc 3 soirs pour me réenfoncer dans son Journal et les autres textes... Ci-dessous, en guise de préparation, une suite de textes ultra-courts : vous connaissiez ?

Pour la deuxième partie, surprise de se retrouver dans le parfait silence, trente-cinq minutes durant, avec 42 silhouettes penchées en train d’écrire, les mots d’Artaud devant les yeux. Moi qui exige toujours, depuis 10 ans, que mes ateliers d’écriture ne dépassent pas l’effectif de 18 ou 20... Mais il nous faut continuer sur cette voie. Bien sûr, continuons à lire vos textes : je les installe sur une page sans lien (je vous transmettrai adresse via mail), mais à partager l’écriture en temps réel, on a une base commune pour la sentir, la palper, et c’est une bestiole vivante, sauvage, qu’on sent nous résister ou dont l’ombre surgit... Donc mardi on recommence.

Merci à Marc Pataut d’être resté avec nous tout au long du cours et de l’atelier. Cela m’aide à trouver mes repères, et c’est comme le reste : sans amitié, on ne peut rien construire.

Connaissez-vous, du travail de Marc, l’exceptionnelle série sur le Cornillon ? Voir ici Ceux du terrain avec comme par hasard un texte de Jean-François Chevrier...


Franz Kafka / ultra-courts

Je ne connais pas le contenu

Je n’ai pas la clé

Je ne crois pas les bruits

Tout cela est compréhensible

Car je suis moi-même tout cela.

Franz Kafka

Abandonne !

C’était de très bonne heure le matin, les rues étaient propres et vides, je m’en allais à la gare. En comparant une pendule avec ma montre, je vis qu’il était déjà beaucoup plus tard que je n’avais cru ; il fallait me dépêcher ; l’effroi que me causa cette découverte me fit hésiter sur mon chemin, je ne m’y connaissais pas encore bien dans cette ville ; il y avait heureusement un agent de police à proximité, je courus vers lui et lui demandai hors d’haleine mon chemin. Il se mit à me sourire et me dit : « C’est de moi que tu veux apprendre ton chemin ? - Oui, lui dis-je, puisque je ne peux pas le trouver tout seul. - Abandonne, abandonne ! » dit-il en se détournant de moi d’un geste large, comme font les gens qui ont envie de rire en toute liberté.

Le carrefour

Je suis assis depuis des années au grand carrefour, mais je devrai quitter ma place demain, parce que le nouvel empereur arrive. Je ne me mêle à rien de ce qui se passe autour de moi, tant par principe que par répugnance. Il y a bien longtemps que j’ai cessé de mendier ; les vieux passants me donnent quelque chose par habitude, par fidélité, parce qu’ils me connaissent, les nouveaux venus suivent leur exemple. J’ai une petite corbeille, posée à côté de moi, dans laquelle chacun jette ce qu’il juge bon de donner. Mais c’est justement parce que je m’occupe de personne, parce que je garde une âme et un regard sereins au milieu du tapage et de l’absurdité de la rue, que je comprends mieux que quiconque tout ce qui concerne ma position, mes exigences justifiées. C’est pourquoi ce matin, quand un agent de police, qui me connaît naturellement, mais que, tout aussi naturellement, je n’avais pas encore remarqué, quand cet agent de police s’est arrêté devant moi et m’a dit : « C’est demain l’arrivée de l’empereur, ne t’avise pas d’oser venir ici », je lui ai répondu par cette question : « Quel âge as-tu ? »

Prométhée

Quatre légendes nous rapportent l’histoire de Prométhée : selon la première, il fut enchaîné sur le Caucase parce qu’il avait trahi les dieux pour les hommes, et les dieux lui envoyèrent des aigles, qui lui dévorèrent son foie toujours renaissant.

Selon la deuxième, Prométhée, fuyant dans sa douleur les becs qui le déchiquetaient, s’enfonça de plus en plus profondément à l’intérieur du rocher jusqu’à ne plus faire qu’un avec lui.

Selon la troisième, sa trahison fut oubliée au cours des millénaires, les dieux oublièrent, les aigles se fatiguèrent, et, fatiguée, la plaie se referma.

Restait l’inexplicable roc. - La légende tente d’expliquer l’inexplicable. Comme elle naît d’un fond de vérité, il lui faut bien retourner à l’inexplicable.

Un charrette

Une charrette de paysans chargée de trois hommes montait lentement une côte dans l’obscurité. Un inconnu se dirigea vers eux et les appela. Après un bref échange de paroles, il apparut que l’inconnu demandait si on pouvait le prendre. On lui prépara une place et on l’aida à monter. C’est seulement quand la voiture se fut remise en route qu’on lui demanda : « Vous venez de la direction opposée et vous y retournez ? - Oui, dit l’inconnu. J’allais d’abord dans votre direction, mais ensuite j’ai fait demi-tour parce qu’il a fait nuit plus tôt que je ne m’y attendais. »


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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 février 2005
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