H.P. Lovecraft | Les rats dans les murs

si vous entendez quelque chose gratter dans vos murs, vous saurez ce que c’est pour toujours


Histoire mineure de Lovecraft, mais quel jeu intéressant entre Amérique et Europe, et tout le rêve d’une vieille demeure avec mystère. Quant à l’ouverture souterraine sur gouffre, elle est récurrente (voir Horreur à Red Hook).

Des jeux avec Edgar Poe, et l’invention au passage d’une langue imaginaire, on a tous les ingrédients de la lecture qui va droit jusqu’à la fin, pleine force.

Écrit en août 1923, The rats in the wall paraît dans Weird Tales en mars 1924.

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Lovecraft, histoires complètes | Les rats dans les murs


Le 16 juillet 1923, après le départ du dernier ouvrier, j’emménageai dans le prieuré d’Exham. La restauration avait été une tâche formidable, tant il restait peu sur les vieilles fondations désertées, qu’une coquille vide de ruines ; mais parce qu’il s’agissait du lieu de mes ancêtres, aucune dépense ne m’avait découragé. Le lieu n’avait pas été habité depuis le règne de Jacques Premier, quand une tragédie d’une intensité hideuse, d’une nature même largement inexpliquée, avait abattu le maître, cinq de ses enfants, plusieurs domestiques et placé sur le troisième fils, mon géniteur en droite ligne et le seul survivant de cette lignée abhorrée, un monde de terreur et de suspicion. Avec ce jugement qui le dénonçait comme meurtrier, la propriété avait été rendue à la couronne, et l’accusé n’avait fait aucune tentative pour se disculper ou tenter de la reconquérir. Effondré par un sentiment d’horreur plus lourd que la conscience ou la loi, et n’exprimant que le souhait irrationnel de bannir le vieux bâtiment de sa vue et de sa mémoire, Walter De la Poer, onzième baron d’Exham, émigra en Virginie et y fonda la famille qui, au siècle suivant, fut connue sous le nom de Delapore.

Le prieuré d’Exham était resté à l’abandon, même ayant agrandi plus tard le patrimoine de la famille Norrys, et très étudié à cause de son architecture particulièrement composite ; une architecture incluant des tours gothiques sur une infrastructure saxonne ou romane, dont les fondations elles-mêmes relevaient d’une strate plus ancienne, ou du mélange de ces strates, romaines, druidiques ou même originairement cymriques, si la légende est vraie. Ces fondations étaient d’une particularité bien curieuse, émergeant sur tout un côté du calcaire solide du précipice, depuis le bord duquel le prieuré dominait une vallée désolée, cinq kilomètres à l’ouest du village d’Anchester. Si les architectes et les archéologues se passionnaient à étudier cette étrange relique des siècles enfuis, les gens du pays la haïssaient. Ils l’avaient haïe des siècles auparavant, quand mes ancêtres vivaient ici, et ils la haïssaient maintenant, toute percluse du lichen et du moisi de l’abandon. Je n’étais pas depuis deux jours à Anchester que je savais arriver à une maison maudite. Et maintenant les ouvriers avaient fait resurgir le prieuré d’Exham, avaient anéanti les traces de sa fondation.

Les données essentielles concernant mes ancêtres, je les ai toujours sues, comme le fait que mon premier aïeul américain était arrivé dans les colonies porté par d’étranges auspices. Mais, des détails, j’étais resté pleinement dans l’ignorance, tant cette politique de réserve était ancrée chez les Delapore. Contrairement à nos voisins planteurs, nous fanfaronnions rarement sur nos ancêtres qui auraient fait les croisades, ou autres héros du Moyen Âge ou de la Renaissance ; et pas d’autre tradition évoquée chez nous, que ce qui avait pu être recueilli d’une enveloppe scellée laissée avant la Guerre Civile par chaque chef de famille à son fils aîné, pour une lecture posthume. La gloire qui nous était si chère à propos de tout ce qui avait été fait depuis notre émigration, la gloire d’une famille fière et honorable, cela devait se limiter à notre histoire en Virginie.

Avec la guerre, nos possessions et notre fortune s’évanouirent, et toute notre existence bascula avec l’incendie de Carfax, là où nous vivions sur les rives de la rivière James. Mon grand-père, devenu très âgé, était mort dans l’incendie, et avec lui l’enveloppe qui recelait et nous transmettait notre passé. Je me souviens encore aujourd’hui de cet incendie, tel que je le vis du haut de mes sept ans, avec les soldats fédéraux qui criaient, les femmes qui hurlaient, et les nègres gémissant et priant. Mon père était dans l’armée qui défendait Richmond, et nous avons dû accomplir bien des formalités pour que ma mère et moi puissions le rejoindre à travers les lignes militaires. Quand la guerre se termina, nous déménageâmes au nord, d’où venait ma mère ; et peu à peu je grandis pour devenir un jeune homme, puis un homme mûr, et conquérir ma part de solide fortune yankee. Ni mon père ni moi n’avons jamais su ce que l’enveloppe héréditaire recelait, et comme je faisais mon trou dans la grisaille des affaires du Massachusetts, je perdis tout intérêt aux mystères qui hantaient d’évidence, loin en arrière, l’arbre généalogique familial. En aurais-je suspecté la nature, combien j’aurais été heureux d’abandonner le prieuré d’Exham à ses lichens, ses chauve-souris et ses toiles d’araignée !

Mon père mourut en 1904, mais sans aucun message à me laisser, ou à mon seul fils, Alfred, orphelin de mère et âgé de dix ans. C’est cet enfant qui renversa le sort concernant les informations familiales. Parce que, quand bien même je n’avais pu lui transmettre que quelques anecdotes ou plaisanteries sur notre passé, il m’envoya par lettre quelques-unes des légendes ancestrales, et passionnantes, quand la dernière guerre le mena en 1917 jusqu’à l’Angleterre, en tant qu’officier d’aviation. Un ami de mon fils, le capitaine Edward Norrys, du Corps royal d’aviation, avait vécu près du lieu d’origine de la famille à Anchester, et lui raconta ces superstitions paysannes dont bien peu de romanciers auraient pu égaler la sauvagerie et le surprenant : apparemment, les Delapore avaient une histoire haute en couleur, mais aussi bien sinistre. Norrys lui-même, bien sûr, ne les prenait pas au sérieux ; mais elles amusèrent mon fils et lui fournissaient du matériau pour m’écrire. Ce sont ces légendes qui firent définitivement bifurquer mon intérêt vers mon héritage transatlantique, et m’induisirent cette résolution d’acheter et et restaurer le siège de l’origine familial, que Norrys avait montré à Alfred dans son abandon pittoresque, lui proposant de le lui faire acheter dans des conditions éminemment raisonnables, puisque son propre oncle en était l’actuel propriétaire.

J’achetai le prieuré d’Exham en 1918, mais fus détourné dans l’immédiat de mes plans de restauration quand mon fils me revint mutilé, et invalide. Pendant les deux ans qu’il lui restait à vivre, je ne pensai à rien d’autre qu’à ses soins, et confiai à mes associés la direction de mes affaires. En 1921, je me retrouvai vide et sans but, un patron à la retraite et non plus dans sa première jeunesse. Je me résolus, pour me détourner de mes souvenirs, à consacrer le restant de mes jours à ma nouvelle acquisition. J’y fus entraîné par le capitaine Norrys, maintenant un aimable et grassouillet jeune homme, qui avait été si proche de mon fils, et m’assurait de son assistance dans les plans à établir et les détails qui me guideraient dans la restauration à venir. Le prieuré d’Exham lui-même, je le découvris sans émotion, un mélange de ruines médiévales chancelantes couvertes de mousses et criblées de nids de corbeaux, périlleusement perché sur son précipice, vidé de ses planchers, charpentes et de tout apparat intérieur hors les murs de pierre des vieilles tours disjointes.

Tandis que je reconstituai progressivement les plans de l’édifice tel qu’il était lorsque mes ancêtres l’avaient abandonné il y a trois siècles, je commençai à recruter des ouvriers pour sa reconstruction. Chaque fois, j’étais obligé de quitter les environs immédiats, tellement les habitants d’Anchester avaient cette peur et cette haine presque incroyables du lieu. Ce sentiment était si grand qu’ils arrivaient parfois à le faire partager à mes travailleurs du dehors, causant d’innombrables défections ; et une telle ampleur que cela incluait à la fois le prieuré et ses anciens propriétaires.

Mon fils m’avait dit qu’on l’avait évité durant sa visite, simplement parce qu’il était un De la Poer, et je me retrouvais moi-même dans une situation de subtil ostracisme pour la même raison, jusqu’à ce que je puisse convaincre les paysans de combien j’en savais peu sur mon héritage. Même alors, ils me détestaient d’une façon sourdement menaçante, et tout ce que j’ai pu recueillir des récits du village ce fut par la médiation de Norrys. Ce que les gens ne pouvaient pardonner, peut-être, c’est que j’étais venu restaurer un symbole qu’ils abhorraient tant – puisque, rationnellement ou pas, ils considéraient le prieuré d’Exham comme rien moins qu’un repère de démons et de loup-garous.

Rassemblant les contes que Norrys avait recueillis pour moi, et les compilant avec les rapports des nombreux savants qui avaient étudié les ruines, j’en avais déduit que le prieuré d’Exham occupait le site d’un temple préhistorique ; une construction druidique ou d’avant les druides, probablement contemporaine de Stonehenge. Des rites indescriptibles avaient été célébrés ici, peu en doutaient ; et il y avait des récits pas très plaisants de comment ces rites avaient été reconduits dans l’adoration de Cybèle, telle qu’introduite par les Romains. Des inscriptions encore visibles dans la crypte révélaient des lettres aussi inévitables que « DIV... OPS... MAGNA. MAT... », signe de la Magna Mater dont l’adoration noire avaient été vainement interdite aux citoyens romains. Anchester avait été le siège de la troisième légion d’Auguste, comme beaucoup de ruines en attestaient, et on racontait que le splendide temple de Cybèle était grouillant d’adorateurs qui se rassemblaient pour des cérémonies innommables à la requête d’un prêtre phrygien. Les anciens contes ajoutaient que la chute de la vieille religion n’avait pas mis fin aux orgies dans le temple, et que les prêtres chargés de la nouvelle croyance vivaient de la même façon. De la même façon, on racontait que ces rites n’avaient pas disparu avec l’empire romain, et qu’en bonne partie les Saxons s’étaient contentés de reprendre ce qui subsistait dans le temple, lui donnant les grandes lignes de ce qui, par conséquent, survivait, en faisant le centre d’un culte qui se prolongerait toute la moitié de la Heptarchie. Vers l’an mille, le lieu est mentionné dans une chronique comme étant un important prieuré bâti de pierre et hébergeant un ordre monastique étrange et puissant, entouré de vastes champs où nul n’était besoin de murs pour tenir la populace effrayée à distance. Même les Danois n’osèrent le détruire, bien qu’après la conquête normande il déclina vertigineusement ; et il n’y eut aucun obstacle ni empêchement lorsque Henri III en fit don à mon ancêtre Gilbert De la Poer, premier baron d’Exham.

De ma famille avant cette date il n’y a pas la moindre archive, mais quelque chose de bizarre a dû se passer alors. Dans une chronique de 1307, il est fait référence à un De la Poer qui aurait été « maudit de Dieu », alors que les légendes du village ne rapportent rien qui serait lié à une peur démoniaque ou quelque affolement à propos du château construit sur les fondations de l’ancien temple et prieuré. Ce qu’on racontait au coin de la cheminée relevait de la description la plus macabre, rendue encore plus morbide par cette réserve effrayée et ce flou évasif. Ils présentaient mes ancêtres comme une race de démons héréditaires à côté desquels Gilles de Retz et le marquis de Sade auraient semblé de gentils compagnons, et on soupçonnait leur implication dans chaque disparition occasionnelle de villageois depuis bien des générations.

Les pires personnages, apparemment, étaient les barons et leurs héritiers directs ; du moins, le pire de la rumeur les concernait. Si l’un des héritiers présentait des inclinations plus bénéfiques, disaient-ils, il mourait prématurément et mystérieusement pour faire place à un greffon plus typique. Il semblait exister un culte interne à la famille, sous l’autorité du seigneur de la branche, et le plus souvent réservé à quelques-uns de ses membres. Le tempérament, plutôt que la ligne généalogique, était d’évidence la base de ce culte, puisqu’ils y admirent parfois ceux qui s’étaient mariés dans la famille. Lady Margaret Trevor, de Cornouailles, épouse de Godfrey, le second fils du cinquième baron, devint le fléau préféré des enfants partout dans le pays, et l’héroïne démoniaque d’une vieille ballade particulièrement horrible, qui continue de se propager aux environs de la frontière galloise. Présente dans cette ballade, aussi, même si ce n’est pas pour illustrer la même histoire, la fable hideuse de Lady Mary De la Poer, qui peu après son mariage avec le compte de Shrewfield fut assassinée par lui et sa mère, les deux meurtriers étant absouts et bénis par le prêtre auquel ils avaient confessé ce qu’ils n’osaient pas répéter au monde.

Ces fables et ballades, typiques des superstitions les plus rudimentaires, me dégoûtaient profondément. Leur persistance, et qu’elles aient été appliquées à une lignée aussi longue de mes ancêtres, était vraiment agaçant. Et l’imputation d’habitudes monstrueuses me renvoyait au souvenir mal plaisant du scandale connu d’un de mes plus proches aïeux – le cas de mon cousin, le jeune Randolph Delapore, de Carfax, qui partit vivre chez les nègres et devint un sorcier vaudou après son retour de la guerre mexicaine.

J’étais beaucoup moins impressionné par les vagues rumeurs sur les gémissements et hurlements dans les landes de la vallée balayée par le vent sous la falaise de calcaire ; ni par celles qui concernaient les odeurs nauséabondes du cimetière après les pluies de printemps, ni de la mouvante et grinçante chose blanche sur laquelle le cheval de Sir John Clave avait marché une nuit dans un champ isolé ; ni du domestique devenu fou à cause de ce qu’il avait vu dans le prieuré à la pleine lumière du jour. Ces histoires étaient rebattues dans la moindre histoire de fantôme, et à cette époque j’étais d’un scepticisme prononcé. Les histoires concernant des paysans disparus pouvaient moins facilement se contourner, même si non significatives à échelle des normes médiévales. La curiosité indiscrète signifiait la mort, et plus d’une tête tranchée avait été publiquement exhibée sur les remparts – maintenant détruits – du prieuré d’Exham.

Quelques-uns de ces récits étaient pittoresques à l’excès, et me faisaient souhaiter que j’en aie appris plus sur la mythologie comparée dans ma jeunesse. Il y avait par exemple la croyance qu’une légion de diables à ailes de chauve-souris veillait chaque nuit sur un sabbat de sorcières au prieuré – une légion dont l’entretien pouvait expliquer l’abondance disproportionnée de légumineuses grossières moissonnées dans les vastes champs attenants. Et le plus frappant de tout, il y avait cette dramatique épopée à propos de rats – une armée galopante de vermine obscène qui avait jailli du château trois mois après la tragédie qui en avait causé l’abandon – la maigre, alerte, vorace armée qui avait tout balayé devant elle et dévoré les basses-cours, les chiens, chats, cochons, moutons et même deux infortunés humains avant que sa furie s’épuise. Autour de cette inoubliable horde de rongeurs s’établit tout un cycle indépendant de mythes, pour se répandre dans les maisons du village et apporter la malédiction et l’horreur à sa suite.

Tel était le folklore qui m’assaillit, tandis que je menais à son terme, avec ma plus vieille obstination, la tâche de restauration de la maison de mes ancêtres. On ne doit pas penser pour autant que ces contes formaient mon principal souci psychologique. D’un autre côté, j’étais constamment félicité et encouragé par le capitaine Norrys et par les archéologues qui m’entouraient et m’aidaient. Quand le chantier fut fini, deux ans après son commencement, je vis les grandes pièces, les murs à lambris, les plafonds voûtés, les fenêtres à meneaux, les larges escaliers avec une fierté qui compensait largement la dépense prodigieuse de la restauration. Toutes les finesses du Moyen Âge étaient astucieusement reproduites. Le haut-lieu de mes pères était achevé, et maintenant je cherchais à racheter enfin la réputation locale de la lignée dont j’étais l’aboutissement. Je voulais résider là en permanence, et prouver qu’un De la Poer (j’avais adopté de nouveau l’orthographe originale du nom) n’avait pas à être considéré comme un ennemi. Mon confort était peut-être augmenté par le fait que, bien que le prieuré d’Exham ait daté du Moyen Âge, son intérieur était en vérité parfaitement neuf et débarrassé de toute vermine et toute trace des vieux fantômes.

Comme je l’ai dit, j’emménageai le 16 juillet 1923. Ma maisonnée se constituait de sept domestiques et de neuf chats, espèce qui m’est particulièrement chère. Mon plus vieux chat, Négro, avait sept ans et m’avait accompagné depuis ma maison de Boston, Massachusetts ; les autres, je les avais recueillis durant mon séjour dans la famille du capitaine Norrys, pendant la restauration du prieuré. Depuis quelques jours notre routine s’accomplissait avec une extrême tranquillité, mon emploi du temps consistant principalement à l’établissement des anciennes archives familiales. J’avais maintenant collecté quelques récits très circonstanciés de la tragédie finale et de la fuite de Walter De la Poer, dont je supposais que c’était le probable contenu des papiers héréditaires perdus dans l’incendie de Carfax. Il en résultait que mon ancêtre était accusé avec maintes raisons d’avoir tué dans leur sommeil tous les autres membres de sa maisonnée, à l’exception de quatre domestiques complices, à peu près deux semaines après une découverte choquante qui ébranla toute sa conduite, mais que, hors par déduction, il ne permit à personne de partager, hors les domestiques qui l’assistèrent puis s’enfuirent hors d’atteinte.

Ce massacre délibéré, qui inclut son père, trois frères et deux sœurs, fut largement excusé par les villageois, et traité avec un tel laxisme par la loi que celui qui l’avait perpétré s’enfuit en Virginie non pas déshonoré, mais indemne et sans se cacher ; le sentiment général, tel qu’on le murmurait, était qu’il avait purgé le pays d’une malédiction immémoriale. Quelle découverte avait provoqué un acte aussi terrible, je ne pouvais qu’à peine le conjecturer. Walter De la Poer devait connaître depuis des années les sinistres contes répandus sur sa famille, et ces histoires n’auraient su lui donner d’impulsion soudaine. Avait-il été témoin, à ce moment, de quelque ancien rite consternant, ou était-il tombé sur quelque effrayant symbole révélateur dans le prieuré ou son voisinage ? Il avait la réputation d’avoir été un adolescent timide et doux en Angleterre. En Virginie il ne semblait pas si dur ou amer qu’harassé et anxieux. On parlait de lui, dans le journal d’un autre gentleman-aventurier, Francis Harley de Bellevue, comme d’un homme d’une justice, d’un honneur et d’une délicatesse sans exemple.

Le 22 juillet se produisit le premier incident qui, bien que presque inaperçu à ce moment, présente une signification surnaturelle en relation avec les événements ultérieurs. Tellement simple d’ailleurs qu’on pourrait le considérer comme négligeable, et n’aurait pu certainement être remarqué sans ces circonstances ; on doit d’abord se remémorer qu’habitant un bâtiment pratiquement tout frais et neuf à l’exception de ses murs, environné par une équipe parfaitement composée de serviteurs, toute appréhension aurait été absurde, en dépit du lieu. Ce dont je me suis ensuite souvenu consiste essentiellement en ceci : mon vieux chat noir, dont je savais si bien les humeurs, était sans conteste sur le qui-vive et anxieux, à un point complètement disproportionné à son caractère naturel. Il errait de pièce en pièce, agité et perturbé, et reniflait en permanence les murs qui formaient la fondation de la structure gothique. Je me rends parfaitement compte de combien ceci est banal – comme inévitable, dans une histoire de fantômes, le chien qui chaque fois gronde avant que son maître ait vu surgir la silhouette drapée – et pourtant je ne peux pas le supprimer.

Le jour suivant, un domestique vint se plaindre que c’étaient tous les chats, dans la maison, qui étaient agités. Il entra dans mon bureau, une pièce à haut plafond au premier étage, côté ouest, avec des arches à arêtes vives, des panneaux de chêne sombre, et une fenêtre gothique à triple ouverture, surplombant la falaise de calcaire et sa vallée de désolation ; et même pendant qu’il me parlait, je voyais la silhouette de Négro flairant le long du mur côté ouest et grattant les panneaux neufs qui recouvraient la paroi de vieille pierre. Je dis à mon domestique que c’était probablement quelque mauvaise odeur singulière ou une émanation due aux vieilles fondations, imperceptible aux sens humains, mais affectant le délicat organe des chats, même à travers les panneaux de bois. Et ceci je le croyais fermement, et quand mon interlocuteur me suggéra la présence de souris ou de rats, je lui rétorquai qu’il n’y avait pas eu de rats ici depuis trois cents ans, et que même les mulots des champs environnants n’auraient pu grimper à ces hauts murs, et qu’on n’en avait jamais vu s’y égarer. L’après-midi, j’appelais le capitaine Norrys, et il m’assura que ce serait proprement incroyable que les mulots aient infecté le prieuré d’une façon aussi soudaine et sans précédent.

La nuit, je considérais selon mes habitudes un valet comme superflu, et je me retirai dans la chambre de la tour ouest que j’avais choisie pour moi, accessible depuis le bureau par un escalier de pierre et un bref couloir – le premier partiellement ancien, le second entièrement refait. La chambre était circulaire, très haute, et sans lambris, tendue d’une tapisserie que j’avais moi-même choisie à Londres. Vérifiant que Négro était avec moi, je fermai la lourde porte gothique et allumai ces ampoules électriques qui mimaient si intelligemment les bougeoirs, puis finalement éteignit la lumière et sombrai dans le lit sculpté à baldaquin, avec le vénérable chat à sa place accoutumée entre mes pieds. Je ne tirai pas les rideaux, mais regardai la fenêtre étroite côté nord à laquelle je faisais face. Il restait un soupçon de jour dans le ciel, qui silhouettait joliment le délicat tracé de la fenêtre.

Et quand le chat sursauta violemment de sa position tranquille, j’avais certainement glissé sans m’en apercevoir dans le sommeil, parce que je me souviens avec précision d’avoir à quitter un rêve étrange. Je le vis, dans cette faible lueur d’aurore, la tête tendue vers l’avant, les pattes de devant sur mes chevilles, et les griffes arrières sorties. Il regardait intensément un point sur le mur un peu à l’ouest de la fenêtre, un point où à mes yeux il n’y avait rien de spécial, mais sur lequel toute mon attention se braquait maintenant. Et, comme je regardais, je sus que Négro ne s’alarmait pas pour rien. Si la tapisserie avait vraiment bougé, je n’aurais su le dire. Je pensais que c’était le cas, très légèrement. Mais ce que je peux jurer, c’est que derrière j’entendis sourdement, mais distinctement des rats ou des souris détaler. En un instant, le chat avait sauté et agrippé la tapisserie suspendue, flanquant par terre le tissu avec son poids, mettant à nu le vieux et humide mur de pierre, rapiécé ici et là par les restaurateurs, et dénué de toute trace de rongeurs. Négro courait du haut en bas du plancher le long de ce coin de mur, griffant la tapisserie tombée et semblant vouloir insérer la patte dans l’espace entre le mur et le plancher de chêne. Il ne trouvait rien, et après un moment retourna avec lassitude vers sa place à mes pieds. Je n’avais pas bougé, mais je ne dormis plus de la nuit.

Le matin, j’interrogeai tous les domestiques, mais aucun d’eux n’avait rien remarqué d’anormal, sauf le cuisinier, qui se souvenait d’un chat, resté sur son rebord de fenêtre. Le chat avait gémi, à une heure indéterminée de la nuit, réveillant le cuisinier à temps pour l’apercevoir se précipiter avec détermination par la porte ouverte vers le bas des escaliers. Je laissai passer la sieste, et dans l’après-midi appelai le capitaine Norrys, qui aussitôt s’intéressa passionnément à ce que je disais. Ces incidents bizarres, si insignifiants mais si curieux, provoquaient son sens de l’imaginaire, et induisirent chez lui un flot de réminiscences quant aux histoires locales de fantômes. Nous étions sincèrement perplexes quant à la présence de rats, et Norrys me prêta quelques pièges et de la mort aux rats, que dès mon retour je fis placer par les domestiques à quelques lieux stratégiques.

Je me couchai de bonne heure, ayant vraiment besoin de dormir, mais fus écrasé de rêves de la plus horrible catégorie. Il me semblait regarder depuis une immense hauteur vers une grotte crépusculaire, remplie de saleté à hauteur de genoux, où un démoniaque porcher à barbe blanche conduisait avec ses aides un troupeau de quadrupèdes moisis et flasques dont la seule apparence me porta à un comble de répugnance. Et quand le porcher s’arrêta en somnolant dans sa tâche, une immense armée de rats tomba en pluie dans cet abîme puant et se mit à dévorer les bêtes aussi bien que l’homme qui les menait.

Je fus brusquement réveillé de cette vision terrifique par les mouvements de Négro, qui jusque-là dormait comme d’habitude entre mes pieds. Cette fois, je n’eus pas à m’interroger sur la source de ses sifflements et crachements, et la peur qui lui fit planter ses griffes dans mes chevilles, inconscient de leur effet ; parce que de tous côtés la chambre bruissait d’un bruit nauséeux – la vermine rampante de rats voraces et gigantesques. Il n’y avait plus de jour pour voir l’état de la tapisserie – dont j’avais fait replacer le morceau tombé – mais je n’étais pas assez effrayé pour que cela m’empêche d’allumer.

Quand les ampoules éclairèrent, je vis ce remuement hideux secouer toute la tapisserie, comme dans le but d’exécuter une singulière danse de mort. Cette agitation cessa presque instantanément, et le bruit aussi. Sautant du lit, je sondais la tapisserie avec le long manche d’une bassinoire qui se trouvait dans la cheminée. Il n’y avait rien que le mur de pierre rafistolé, et même le chat, malgré son acuité, avait cessé de ressentir les présences anormales. Quand j’examinai le piège circulaire qui avait été placé dans la pièce, je constatai que toutes les trappes avaient sauté, mais aucune trace de ce qui avait été attrapé et s’était enfui.

De dormir plus longtemps il n’était pas question. Aussi, allumant un flambeau, j’ouvris la porte et parcourus le couloir jusqu’à l’escalier qui descendait à mon bureau, Négro sur mes talons. Avant que nous ayons atteint les marches de pierre, cependant, le chat fila devant moi et disparut dans l’ancien passage. Descendant l’escalier moi-même, je fus soudain alerté par ces bruits dans la grande pièce au-dessous, des sons dont il n’y avait pas à se méprendre de la nature. Les panneaux de chêne étaient grouillants de rats, galopants, fourmillants, tandis que Négro leur courait après avec une la furie d’un chasseur déconcerté. Arrivant à l’étage, j’allumai la lumière, qui ne fit pas cette fois cesser le bruit. Les rats continuaient leur fête, et cette débandade, avec une telle force et évidence que je pus finalement découvrir la direction de leurs mouvements. Ces créatures, en nombre apparemment inextinguible, accomplissaient une prodigieuse migration, qui les menait d’inconcevables hauteurs à quelque concevable, ou inconcevable profondeur.

J’entendis alors des pas dans le couloir, et au même instant deux domestiques ouvrirent la porte massive. Ils inspectaient la maison pour trouver la source d’une perturbation qui avait provoqué pour tous les chats un état féroce jusqu’à la panique et les avait fait plonger précipitamment de tous les étages et se regrouper en miaulant devant la porte fermée de la crypte. Je leur demandai s’ils avaient entendu des rats, ils répondirent par la négative. Et quand je me retournai pour leur indiquer les bruits dans les panneaux, je m’aperçus que le bruit avait cessé. Avec les deux hommes, je descendis à cette porte de la crypte, mais les chats s’étaient désormais dispersés. Je me résolus à explorer les caves du sous-sol dès ce jour, mais dans l’immédiat j’inspectai seulement les pièges. Tous avaient sauté, mais aucun n’avait rien capturé. Me rassurant du fait que personne n’avait entendu les rats, à part moi et les chats, je restai assis dans mon bureau jusqu’au matin ; pensant profondément, me remémorant toutes les bribes de légendes que j’avais exhumées concernant le bâtiment et ses habitants.

Je dormis un peu dans l’après-midi, confortablement allongé dans ce fauteuil d’inspiration médiévale de ma bibliothèque que mon plan de rénovation du mobilier ne pouvait bannir. Plus tard je téléphonai au capitaine Harris qui me rejoignit, et nous entreprîmes tous deux d’explorer les caves. Pour n’y rien trouver de fâcheux, hors l’émotion que nous ne pûmes réprimer, sachant que cette voûte avait été construite par des mains romaines. Toutes les basses arches et les piliers massifs étaient romains – non pas le romanesque tardif des Saxons incompétents, mais le classicisme harmonieux et sévère du temps des César. Bien sûr, les murs regorgeaient des inscriptions familières aux archéologues qui avaient si fréquemment exploré l’endroit, des choses comme : « P.GETAE. PROP... TEMP... DONA... » ou « L. PRAEC... VS... PONTIFI... ATYS... »

La référence à Atys me fit frissonner, parce que j’avais lu Catulle et en savais un peu des rites hideux du dieu oriental, dont l’adoration s’était mêlée à celle de Cybèle. Norrys et moi, à la lueur de nos lampes, dé cidèrent de décrypter ces dessins étranges et mi-effacés sur certains blocs de pierre irréguliers d’une pierre utilisée en général pour les autels, mais nous pûmes rien en tirer. Nous nous souvenions qu’une des figures, une sorte de soleil rayé, était considérée par les savants pour impliquer une origine non-romaine, suggérant que ces autels avaient dû être adoptés par les prêtres romains depuis quelque temple encore plus vieux et probablement autochtone au même endroit. Sur l’un de ces blocs restaient des taches marron qui me donnèrent à penser. La plus grande, au centre de la pièce, avait des motifs sur sa face supérieure qui montraient son lien avec le feu – probablement des offrandes par le feu.

Voici ce qui nous entourait dans la crypte devant la porte de laquelle les chats avaient gémi, ce qui nous détermina, Norrys et moi, à y passer la nuit. Les domestiques nous apportèrent des lits de camp, et nous leur demandâmes de ne pas s’inquiéter d’une éventuelle agitation nocturne des chats, tandis que nous admettions avec nous Négro, aussi bien pour son aide que par bon compagnonnage. Nous décidâmes de garder la grande porte de chêne – une réplique moderne avec des fentes pour la ventilation – fermement close ; et, ainsi préparés, nous nous y enfermâmes avec des lampes allumées pour attendre ce qui pouvait se produire.

La voûte était très haute dans ces fondations du prieuré, et sans aucun doute bien en dessous du niveau des falaises proéminentes surplombant la vallée dévastée. Qu’elle ait été le but des hordes inexplicables de rats je n’en pouvais douter, mais pourquoi, je ne savais le dire. Comme nous nous reposions là, à attendre, je laissai ma veille se mêler par moments à des rêves impalpablement formés, desquels les mouvements brusques du chat dans mes pieds me ramenaient vite. Ces rêves n’étaient pas agréables, mais aussi horribles que celui que j’avais eu la nuit précédente. Je vis à nouveau la grotte crépusculaire, et le porcher avec ses innommables quadrupèdes moisis se vautrant dans la crasse, et comme je les regardais, ils me semblèrent bien plus près et plus distincts – si distincts que je pouvais presque en découvrir les traits. Et quand j’observai les formes flasques de l’un d’eux, je me réveillai avec un tel cri que Négro sauta en l’air, tandis que le capitaine Norrys, qui ne s’était pas endormi, riait considérablement. Norrys aurait ri encore plus – ou peut-être moins s’il avait su ce qui m’avait fait crier. Mais je ne m’en suis souvenu moi-même que plus tard. L’horreur ultime paralyse souvent la mémoire d’une façon sans pitié.

Norrys m’éveilla quand le phénomène commença. Du même rêve effrayant je fus extrait par sa main qui me secoua doucement, tandis qu’il m’exhortait à écouter les chats. Bien sûr, c’était facile à entendre, puisque de l’autre côté de la porte close, au pied de l’escalier de pierre, c’était un véritable cauchemar de sifflements et crachements félins, tandis que Négro, sans se préoccuper de ses semblables dehors, courait tout excité le long des murs de pierre nue, dans lesquels j’entendais la même Babel de rats s’enfuyant qui m’avait si troublé la nuit précédente.

Une terreur aiguë grandissait en moi maintenant, parce que c’étaient des anomalies dont rien des lois ordinaires ne pouvait rendre compte. Ces rats, si ce n’étaient pas des créatures d’une folie que moi seul et mes chats partageaient, creusaient leurs passages et terriers dans des murs romains que j’avais pensé être en blocs solides de calcaire... à moins peut-être que l’action des eaux y ruisselant depuis plus de dix-sept siècles y ait aménagé de tortueux tunnels que les rongeurs avaient rendu plus amples et dégagés... Mais même ainsi, l’horreur spectrale n’était pas moins pire : parce que si cette vermine vivait ici, pourquoi Norrys n’entendait pas leur dégoûtant tapage ? Pourquoi me pressait-il de regarder Négro et d’écouter les chats au dehors, et pourquoi en était-il aux vagues et extravagantes conjectures sur ce qui avait pu les provoquer ?

Le temps qu’il me fallut pour lui expliquer, aussi rationnellement que je pus, ce que je pensais avoir entendu, mon ouïe m’apporta l’ultime et disparaissante impression de la débandade ; elle avait fait retraite encore plus bas, bien en dessous la plus profonde des caves jusqu’à ce qu’il semble que ce soit dans la falaise elle-même, plus bas, que s’enfonçaient les rats. Norrys n’était pas aussi sceptique que je l’avais craint, mais au lieu de cela semblait profondément ébranlé. Il me fit remarquer que les chats au dehors avaient cessé leur manège, comme à considérer que les rats s’étaient perdus ; tandis que Négro eut un sursaut d’inquiétude renouvelée, et griffait frénétiquement sous la base de la large pierre d’autel au centre de la crypte, qui était plus près du lit de camp de Norrys que du mien.

Ma peur de l’inconnu devint à ce point très grande. Quelque chose d’ahurissant s’était produit, et je m’aperçus que le capitaine Norrys, un homme jeune, sain, et certainement beaucoup plus matérialiste que j’étais, en était affecté autant que moi – peut-être pour avoir été toute sa vie en familiarité intime avec les légendes locales. Nous ne pouvions rien faire pour le moment, hors regarder mon vieux chat noir tandis qu’il griffait avec une ardeur décroissante la base de l’autel, s’arrêtant à l’occasion pour me regarder en miaulant de cette manière persuasive dont il usait quand il avait à me demander quelque faveur.

Norrys avait pris une lampe et s’était approché pour examiner l’endroit où Négro creusait ; s’agenouillant en silence et le décapant des lichens que les siècles avaient accumulé entre le massif bloc pré-romain et les dalles du sol. Il ne trouva rien, et s’apprêtait à revenir quand une circonstance triviale me fit frissonner, même si cela n’induisait par d’autre conséquence que ce que j’avais déjà imaginé. Je lui en fis part, et nous regardâmes tous deux cette manifestation imperceptible avec la fixité d’une découverte fascinante, et reconnaissance. C’était juste cela : la flamme de la lampe posée par terre près de l’autel était légèrement, mais avec certitude, agitée par un filet d’air que nous n’avions pas auparavant constaté, et qui provenait indubitablement de la crevasse d’entre le sol et l’autel, d’où Norrys avait dégagé le lichen.

Nous passâmes le reste de la nuit dans le plein éclairage de mon bureau, discutant nerveusement de ce que nous aurions à faire. La découverte qu’une cave plus profonde que la plus profonde cave que nous connaissions dans la couche romaine en soutenait les piles maudites – une cave ignorée des plus curieux des archéologues ces trois siècles – cela aurait suffi à nous exciter même sans son arrière-fond sinistre. Tel que c’était, la fascination fut double ; et nous nous interrompîmes dans le doute d’un abandon des recherches, et d’évacuer à jamais le prieuré et ses spéculations superstitieuses, ou de suivre notre inclination çà l’aventure et de faire face à quelque horreur qui nous attendrait dans les profondeurs inconnues. Au matin, nous avions élaboré un compromis, et décidâmes de partir pour Londres rassembler un groupe d’archéologues et de savants prêts à décrypter le mystère. Je ne dois pas oublier de mentionner qu’avant de quitter la crypte, nous avions vainement essayé de déplacer l’autel central que nous savions maintenant être l’orifice d’un nouveau puits de peur sans nom. De quel secret il ouvrait la porte, des hommes plus sages que nous auraient à le trouver.

Pendant plusieurs jours, le capitaine Norrys et moi-même nous présentâmes à Londres les faits, les conjectures, les anecdotes et légendes à cinq autorités éminentes, tous des hommes en qui on pouvait avoir confiance pour respecter toutes révélations familiales auxquelles mèneraient les explorations futures. Aucun d’entre eux ne se révéla tenté de se moquer, mais au contraire chacun nous témoigna un intérêt intense et authentiquement sympathique. Il n’est pas nécessaire de les nommer tous, mais je dois signaler parmi eux Sir William Brinton, dont les fouilles de Troie ont fait parler d’elles tout autour du monde en leur temps. Comme nous reprenions tous ensemble le train pour Anchester, je me sentais prêt aux révélations effrayantes dont nous étions au bord, une sensation que symbolisaient à la radio les lamentations de beaucoup d’Américains à la mort inattendue de notre président, de l’autre côté du monde.

Le soir du 7 août, nous revenions au prieuré d’Exham, où les domestiques m’assurèrent que rien d’inattendu ne s’était produit. Les chats, et même mon vieux Négro, étaient restés parfaitement tranquilles ; et pas un piège dans la maison n’avait été déclenché. Nous commençâmes l’exploration le jour suivant, ayant logé tous mes invités dans des chambres convenablement préparées. Je me couchai moi-même dans ma propre chambre de la tour, Négro en travers de mes pieds. Le sommeil vint rapidement, mais les rêves hideux m’assaillirent. C’était une vision de fête romaine comme celle de Trimalchio, avec une horreur dans un plateau d’argent. Puis revint cette chose récurrente et damnable avec son porcher et son infâme troupeau dans la grotte crépusculaire. Mais, quand je me réveillai, c’était la pleine lumière du jour, et les bruits ordinaires de la maison tout autour. Les rats, vivants ou fantômes, ne m’avaient pas dérangé et Négro dormait calmement. Quand je descendis, je découvris la même tranquillité qu’on était en droit d’attendre partout ; une condition par laquelle un des savants que nous avions rassemblés, un homme nommé Thornton, considérait comme psychique – conduit plutôt absurdement au fait que je n’avais fait que voir des choses que certaines forces obscures souhaitaient me montrer.

Tout était prêt, et à 11 heures du matin notre groupe de sept hommes, portant de puissantes torches électriques et des outils d’excavation, descendit à la crypte et nous en refermâmes au verrou la porte sur nous. Négro nous accompagnait, parce que nos spécialistes n’avaient pas trouvé de quoi remettre en cause son excitabilité, et étaient bien sûr soucieux qu’il soit présent dans le cas d’une obscure manifestation des rongeurs. Nous ne nous attardâmes que brièvement sur les inscriptions romaines et les figures indéchiffrables de l’autel, parce que trois des savants les avaient déjà vues, et en connaissaient toutes les caractéristiques. Notre première attention fut de suite pour l’autel central, et en moins d’une heure Sir William Brinton l’avait fait basculer en arrière, renversé par un système de contrepoids d’une sorte inconnue.

Et ce qui s’en révélait maintenant était d’une telle horreur qu’elle nous aurait submergés, si nous n’y avions pas été préparés. À travers une ouverture quasi carrée dans les dalles, rampant sur une volée de marches de pierre si prodigieusement pourries que c’était à peine plus qu’un plan incliné à leur centre, c’était un épouvantable étalage d’os humains ou semi-humains. Ceux qui avaient conservé leur état de squelettes témoignaient d’attitudes de peur panique, et tous portaient les marques de morsures de rongeurs. Les crânes ne dénotaient rien moins qu’une totale idiotie, ou crétinisme, ou des traits quasi primitifs. Au-dessus de l’ordure des marches s’enfonçait un passage qui semblait ciselé en pleine roche, et conduisant l’air. Ce courant d’air n’était pas un soudain et nauséabond afflux depuis une cave close, mais une brise vive avec même de la fraîcheur en elle. Nous ne nous arrêtâmes pas longtemps, mais commençâmes en tressaillant à dégager un passage en bas des marches. C’est alors que Sir William, examinant la taille des parois, fit la remarque bizarre que le passage, selon l’orientation des éclats, avait dû être taillé depuis le sous-sol.

Je dois être très circonspect maintenant, et choisir mes mots.

Après avoir déterré quelques marches parmi les os rongés, nous vîmes qu’il y avait de la lumière au-delà ; non pas une phosphorescence mystique, mais la lumière du jour qui ne pouvait filtrer que depuis quelques fissures inconnues dans la falaise qui surplombait la vallée dévastée. Que de telles fissures soient passées outre à l’attention du dehors n’était pas si incroyable, parce que son seulement cette vallée était entièrement inhabitée, mais la falaise si haute et abrupte que seul un aéronaute pouvait en étudier la paroi en détail. Quelques marches de plus, et nous eûmes la respiration littéralement coupée par ce que nous vîmes ; si littéralement que Thornton, notre spécialiste du psychique, s’évanouit à cet instant dans les bras de l’homme abasourdi qui le suivait. Norrys, son visage grassouillet devenu blême et flasque, cria de façon simplement inarticulée ; tandis que je pensais que ce que je faisais était de suffoquer ou étouffer, et que je me recouvrais les yeux. L’homme derrière moi – le seul de l’équipe qui fût plus vieux que moi – grommela un banal « Mon Dieu ! » dans la voix la plus cassée que j’aie jamais entendue. De sept hommes endurcis, seul Sir William Brinton sut contrôler son comportement ; une chose à vraiment l’en complimenter, parce qu’il conduisait l’expédition et avait été le premier auquel cela s’offrit.

C’était une grotte crépusculaire d’une hauteur énorme, s’étendant bien au-delà de ce que l’œil humain pouvait en voir ; un monde souterrain d’un mystère sans limite, empli de suggestion horrible. Il y avait des bâtiments et d’autres restes architecturaux – d’un regard effrayé je vis les formes sauvages de tumulus, un cercle sauvage de monolithes, la coupole basse d’une ruine romaine, une colonne gothique renversée, et une construction primitive de bois anglaise – mais tout ceci éclipsé par le désastreux spectacle que présentait la surface du sol. Des dizaines de mètres autour des marches s’étendait un enchevêtrement dément d’ossements humains, ou du moins aussi humains que ceux que nous avions trouvés sur les marches. Comme l’écume d’une mer, beaucoup d’éparpillés, mais d’autres au squelette parfaitement ou partiellement articulé ; et ceux-ci invariablement dans des postures d’un délire démoniaque, certains essayant de lutter contre quelque menace ou agrippant d’autres corps comme mus par une intention cannibale.

Quand le Dr. Trask, l’anthropologue, se pencha pour identifier les crânes, il trouva un mélange abâtardi qui le déconcerta parfaitement. Ils étaient pour la plupart antérieurs à l’homme de Piltdown dans l’échelle de l’évolution, mais dans tous les cas définitivement humanoïdes. Beaucoup étaient de plus haute évolution, et un très petit nombre de crânes ceux de types plus suprêmement et sensitivement développés. Tous les os étaient rongés, principalement par les rats, mais probablement par les autres des types mi-humains. Mélangés à eux, beaucoup de fins os de rats – les membres détachés de l’armée léthale qui mit fin à l’ancienne épopée.

Je m’émerveille que les membres de notre équipe puissent vivre et garder leur santé mentale après ce jour hideux de découverte. Ni Hoffmann ni Huysmans n’auraient pu concevoir une scène aussi sauvagement incroyable, aussi abjectement répugnante, ou plus gothiquement grotesque que cette grotte crépusculaire dans laquelle nous sept titubions, stupéfiés. À chaque pas nous butions sur une nouvelle révélation, essayant pour l’instant d’éviter de penser aux événements qui avaient dû prendre place ici il y a trois cents ans, ou mille ans, ou deux mille ans, ou dix mille ans. C’était l’antichambre de l’enfer, et le pauvre Thornton s’évanouit de nouveau quand Trask lui apprit que quelques-uns des squelettes devaient être ceux de quadrupèdes depuis les vingt dernières générations ou plus.

L’horreur enchérissait sur l’horreur quand nous commençâmes à examiner les restes architecturaux. Cette sorte de quadrupèdes – avec leurs recrues occasionnelles dans la classe des bipèdes – avaient été élevés dans des fosses de pierre, hors desquelles ils avaient dû être dépecés dans un dernier délire et l’approche des rats. On les avait entretenus en grands troupeaux, engraissés avec évidence par ces légumineuses grossières dont les restes pouvaient être reconnus dans des sortes de fermentations empoisonnées, au fond de grandes auges de pierre plus vieilles que Rome. Je savais maintenant pourquoi mes ancêtres cultivaient des champs aussi grands – plût au ciel que je puisse l’oublier ! La raison de ces troupeaux, je n’avais pas besoin de la demander.

Sir William, debout avec sa lampe-torche dans les ruines romaines, traduisait à voix haute le rituel le plus choquant que j’aie jamais connu ; et nous racontait le régime du culte antédiluvien que les prêtres de Cybèle rencontrèrent et fusionnèrent avec le leur. Norrys, habitué comme il était aux tranchées, n’arrivait plus à marcher droit quand il sortit des constructions anglaises. C’était un abattoir de boucherie et sa cuisine – il s’y était attendu –, mais c’était beaucoup trop que découvrir ici les ingrédients familiers aux Anglais, d’en lire les graffiti en anglais familier, les derniers datant de 1610. Je ne pus entrer dans cette construction – cette construction dont les activités démoniaques n’avaient été stoppées que par l’épée de mon ancêtre Walter De la Poer.

Ce que j’osai, ce fus d’entrer dans l’édifice bas-saxon, dont les portes de chêne s’étaient effondrées, et où je trouvais une terrible rangée de dix cellules de pierre avec des barreaux rouillés. Trois avaient des locataires, tous des squelettes développés, et sur l’os de l’annulaire de l’un d’eux je trouvai une alliance avec mon propre blason. Sir William trouva une cave avec des cellules bien plus anciennes sous la chapelle romaine, mais ces cellules étaient vides. Dessous était une crypte basse avec des coffres d’ossements alignés et rangés, certains sous des inscriptions parallèlement gravées en latin, grec, et dans la langue de Phrygie. Pendant ce temps, le Dr. Trask avait ouvert un des tumuli pré-historiques, où étaient sculptés des idéogrammes indéchiffrables. Parmi toute cette horreur, mon chat resta imperturbable. Un moment, je le vis monstrueusement perché sur une montagne d’ossements, et me demandait quels secrets pouvaient résider sous ses yeux jaunes.

Ayant grimpé d’un mince degré dans la compréhension des révélations effrayantes de ce lieu crépusculaire – un lieu aussi hideusement anticipé par mon rêve récurrent – nous reprîmes la descente apparemment sans fin dans cette caverne nocturne où aucune raie lumineuse de la falaise ne pouvait parvenir. Nous ne saurons jamais quels mondes stygiens sans lumière il y avait au-delà de la petite distance que nous avons parcourue, parce que nous décidâmes que de tels secrets n’étaient pas bons pour l’humanité. Mais il y avait assez pour nous captiver avec ce que nous avions sous la main, et nous n’avions pas été loin avant que nos lampes-torches nous montrent cette infinité maudire de fosses dans lesquels les rats avaient festoyé, et où l’absence soudaine d’approvisionnement avait conduit l’armée affamée des rongeurs à se retournée sur les troupeaux vivants de ces bêtes affamées, puis de s’échapper du prieuré dans cette orgie historique de dévastation que les paysans n’oublieraient jamais.

Dieu ! ces fosses noires de charogne, d’os brisés ou sciés, et de de crânes ouverts ! Ces gouffres engorgés d’os pithécanthropes, celtes, romains, et anglais de siècles profanes sans nombre ! Quelques-uns débordaient, et personne pour dire de quelle profondeur ils avaient été. D’autres ne révélaient pas leur fond à nos lampes, et peuplés d’imaginations sans nom. Que se passait-il, pensai-je, pour les rats infortunés qui basculaient dans de telles trappes au milieu de la noirceur de leur quête, dans cette macabre Tartarus ?

Quand mon pied glissa près d’une horrible faille béante, j’eus un instant de peur délirante. J’avais dû m’attarder un long moment, parce que je ne voyais plus personne de l’équipe, que le grassouillet capitaine Norrys. Alors me parvint un bruit de cette distance noire comme l’encre, sans bords, et lointaine que je pensais connaître ; et je vis mon vieux chat noir passer devant moi comme un dieu égyptien ailé, partant droit dans le ciel illimité de l’inconnu. Mais je n’étais pas si loin en arrière, dès la seconde suivante il n’y avait aucun doute. C’était l’indicible débandade de cette armée de rats, toujours en quête de nouvelles horreurs, et déterminée à me conduire ou même me réduire à ces grimaçantes cavernes du centre de la terre où Nyarlathotep, le dieu fou sans visage, hurle en aveugle sur les flûtes insensées de deux idiots amorphes.

Ma lampe-torche s’était éteinte, mais je courais toujours. J’entendais des voix, des miaulements et des échos, mais par-dessus tout grandissait doucement cette débandade impie, insidieuse ; doucement grandissant, grandissant, comme un cadavre rigide et bouffi flotte doucement sur ces rivières huileuses qui s’enfoncent sans fin sous des ponts d’onyx vers une mer sombre et putride. Quelque chose me secoua au-dedans, quelque chose de doux et charnu. Ce devait être les rats ; l’armée visqueuse, gélatineuse, vorace qui se nourrit de la mort comme du vif... Pourquoi les rats ne mangeraient pas un De la Poer tout comme un De la Poer mange les choses interdites ? La guerre avait mangé mon fils, qu’ils soient tous maudits... Et les Yankees en incendiant Carfax avaient brûlé mon aïeul Delapore et son secret... Non, non, je vous dit, je ne suis pas ce porcher démon dans la grotte crépusculaire ! Ce n’était pas le visage gras d’Édouard Norrys sur cette chose flasque et moisie ! Qui dit que je suis un De la Poer ? Il a survécu, mais mon fils est mort !... Est-ce qu’un Norrys peut s’approprier la terre d’un De la Poer ?... C’est du vaudou, je vous dis... ce serpent taché... Maudit sois-tu, Thornton, je t’apprendrai à t’évanouir à la vue de ce qu’a fait ma famille... Pue donc pour l’éternité, puant, je t’apprendrai à en jouir : voudrais-tu puer comme je pue ?... Magna Mater ! Magna Mater !... Atys... Dia ad aghaidh’s ad aodann... agus bas dunach ort ! Dhonas’s dholas ort, agust leat sa !... Ungl... ungl... rrrlh... chchch...

C’est ce qu’ils dirent que j’avais dit, quand ils me retrouvèrent dans l’obscurité, après trois heures ; m’avaient trouvé tapi, accroupi dans le noir sur le corps grassouillet et mi-mangé du capitaine Norrys, avec mon propre chat me déchirant et me griffant à la gorge. Maintenant ils ont rasé le prieuré d’Exham, m’ont séparé de mon Négro, et m’ont enfermé dans cette pièce à barreaux de Hanwell avec des chuchotis effrayés sur mon hérédité et mes expériences. Thornton est dans la pièce voisine, mais ils m’empêchent de lui parler. Ils tentent avec évidence de supprimer l’essentiel des faits concernant le prieuré. Quand je parle du pauvre Norrys, ils m’accusent d’une chose affreuse, mais ils doivent bien savoir que je ne l’ai pas commise. Ils doivent savoir que c’étaient les rats ; les rats glissants et grouillants dont la débandade ne me laissera jamais dormir ; les rats démoniaques qui courent derrière les cloisons de cette pièce et m’ont attiré vers les pires horreurs que j’ai jamais connues ; les rats qu’ils n’arriveront jamais à entendre ; les rats, les rats dans les murs.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 octobre 2015
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