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les contributions au cycle été 2017, personnages, 3ème proposition d’atelier d’écriture en ligne


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contributions closes, merci aux    56  personnages en 1 seule phrase.

 présentation et sommaire du cycle été 2017

 la proposition 3, avec vidéo et textes supports

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 rappel : les contributions reçues sont mises en ligne par ordre chronologique de réception, et un groupe Facebook est disponible pour échanges, discussions, interactions entre contributeurs ;

 envoi des textes par réponse depuis la lettre d’info, fichiers joints au format .doc .docx .pages .odt (mais pas .pdf ni dans le corps de l’e-mail) – toujours rappeler en fin du doc la signature souhaitée, ainsi que l’url du site ou blog s’il y a !

 ne vous laissez pas avoir par la musique des autres, prenez du risque, faite que chaque contribution ait sa musique rien qu’à vous, rien qu’à elle !

 aucun problème pour se joindre à nous en cours de route : voir le pass Tiers Livre pour contribuer (et nota habituel : accès ouvert à étudiants écriture EnsaPC ou UCP, pas besoin du pass...).

.... et super merci à tous ! FB.

 [1] Milène T.

Ça s’était fait d’un coup, les oreilles s’étaient bouchées, d’une seconde à l’autre le monde ne lui avait plus renvoyé aucun écho, et peut-être sans le savoir avait-il déjà deviné, la seconde juste après la seconde d’avant, la première seconde de la surdité, peut-être oui avait-il deviné, que désormais le monde comme une seule nappe, puisque sans les bruits, c’est le temps qui ne passe pas, et le monde pourrait bien n’être plus qu’une seule phrase, celle qu’on n’entendra pas, et s’il avait eu peur ?bien sûr, et les doigts fourrés aux oreilles, dedans dehors, comme on pince la peau pour vérifier si c’est du rêve ou du réel, il avait bien entendu, bien entendu !, plié les oreilles en tous sens, et secoué la tête, si c’était de l’eau, qu’il y avait dans l’oreille ?, si c’était du coton ?, celui dans l’oreiller, qui serait venu se fourrer là ?, en deux petites boules égales et au plus intime du visage, dans les oreilles, et puisqu’il ne les enlève pas la nuit, ses oreilles, qu’il les porte toujours sur lui, elles qui traînent après sa tête, et peut-être alors oui, ce pouvait être seulement ça, du coton inoffensif, qu’il faudrait aller retirer au coton tige, en inclinant légèrement l’outil de façon à débloquer la touffe, et en trouvant bien l’axe qui permettrait de, sans blesser, dégager le trou, avoir une prise sur la boule d’ouate, et une fois décollée il aurait suffi de tirer, par le bout, et tout serait sorti d’un coup, et à nouveau le monde, sa femme, son fils, les voitures, la ville, la musique, les oiseaux, les camions, la télé, la radio, les mots des autres et les siens, mais les siens même n’avaient plus sonné ce matin, qu’il entendait comme du dedans, et l’entreprise au coton-tige avait échoué, il avait fallu secouer la tête, encore, et rendu fou, rendu furieux, impuissant comme jamais, ses oreilles bêtes au bout des doigts, bêtes sous ses cheveux, qui le gêneraient sans cesse désormais, dès lors qu’il voudrait accéder à cette partie de lui devenue infirme, devenue, et d’une seconde à l’autre, inopérante, inutile, d’une seconde à l’autre des excroissances vulgaires, la chose ne s’était pas faite à la longue, à laquelle il aurait pu s’habituer, pour doucement rejoindre cette partie du monde en muet, des choses qui toujours se taisent mais qu’on voit parler, et si la descente avait été douce peut-être aurait il finalement trouvé un confort, dans cette irresponsabilité où il se trouverait des bruits du monde, dans cette ignorance forcée, cette indifférence accordée, mais ses oreilles d’un seul coup, sans transition, sans même la transition d’une ponctuation, qui aurait pu l’aider, le conduire avec plus de tranquillité vers l’absence, la perte de contact, ses oreilles d’un coup, et les deux, pas l’une puis l’autre, moitié sourd la chose aurait été adoucie, mais ses oreilles d’un coup, d’une seconde à l’autre, en un matin, et cela qu’il avait dit au médecin, quand celui-ci lui avait demandé si un choc, monsieur un choc ? récemment, un choc ?, et il avait lu sur les lèvres, le mot très court, le mot dont, il s’en souvenait encore, la sonorité reproduisait le phénomène même, choc, choc, choc, et oui il avait dit, oui, avec un peu trop de hâte, ou peut-être l’avait-il doublé, peut-être était-ce un oui-oui, et même si on aurait sans doute pas pu reconnaître ce matin-là sa voix, tant il était apeuré, et devant négocier avec cette surdité nouvelle qui le déracinait de lui-même, et comment se raccrocher à l’homme qu’il était, qu’il avait coutume d’être, l’homme auquel il s’était fait à la voix, et c’est avec une voix étrange, une voix d’ailleurs, une voix comme venue de pas lui, qu’il avait répondu au médecin, pour assigner à cette surdité absurde, cette même pas maladie, cette juste nouvelle chose qui lui était arrivée, au matin, comme la dent de lait qu’on perd, cette chose bête de se réveiller et de ne plus rien entendre, comme on se lève parfois avec un bouton nouveau au nez, et la nuit pour seule coupable, puisque répétant rageusement qu’hier le bouton n’était pas là, hier encore il entendait, hier encore il avait écouté à la radio son morceau préféré, et la révolte naît moins du bouton que de son jaillissement arbitraire, et de ce qu’hier encore il n’y était pas, que le visage était tranquille, que les oreilles marchaient, qu’elles fonctionnaient, qu’on n’aurait même pu rien soupçonner, qu’on n’aurait même pas pensé à soupçonner, et pas pensé d’ailleurs aux oreilles du tout, qui étaient d’habitude, d’ordinaire, avant la seconde d’après la seconde de juste avant la surdité, qui étaient donc comme deux bijoux auxquels on ne pense pas, et qu’on ne pense même pas à aller voir, qu’on laisse sous cheveux, à peine si le matin dans le miroir, mais oui-oui, avait-il dit au médecin, oui-oui, et qu’il a pris sa retraite il y a une semaine, et pendant que le mot sortait de la bouche, qu’il avait vu sortir, qu’il avait vu prendre corps hors de ses propres lèvres, et sans l’entendre, mais dont les lettres, les lettres ou autre chose, la forme, l’odeur, quelque chose en tous cas de ce mot-là, retraite, s’était formé devant lui, dans l’espace entre son visage à lui et celui du médecin, et au-dessus du bureau, et puis c’étaient des larmes immenses qui avaient jailli, des sanglots à le secouer, et le visage de sa femme devant lui, lorsque, rentrant pour la dernière fois du travail, il l’avait vue, et comme il s’était senti, les yeux qu’elle avait eus pour lui, et sa voix, c’était la voix de sa femme qui était sortie pas pareille, la voix qu’il avait pas reconnue parce que la voix ne le reconnaissait pas, qui s’adressait à lui comme à quelqu’un qu’on connaît pas, et la retraite à porter comme un habit nouveau, et qui nous va pas, la voix de sa femme, qu’il avait plus voulu entendre alors, jamais, et par la solution peut-être la plus radicale, par ce retrait décisif, par cette défense imparable, d’être devenu, d’une seconde à l’autre, sourd, sourd comme un vieux, sourd comme un pot.

 [2] Marion Lafage

En entrant dans le studio, il sait l’atmosphère électrifiée par le trac qu’il va y trouver par le fait même d’entrer, d’y faire son entrée de son pas allègre et déterminé, lui, le chorégraphe-directeur du centre régional de la danse, tant attendu et redouté, qui cherche à travers l’audition du jour à recruter pour sa future création finale un et une soliste – avant de se retirer pour de bon et de partir pour un tour du monde en voilier ; les critères de sélection qui président à son choix sont toujours les mêmes – ils n’ont au cours de sa carrière jamais varié d’un iota – mais ils s’exacerbent ici et maintenant car c’est, oui, la dernière fois qu’il procèdera, peut-être un peu plus solennellement que d’habitude, à cette sélection draconienne –scène d’élimination successive par bien des aspects inhumaine - tous les danseurs présents le savent, le maximum qu’ils pourront présenter de leurs capacités exceptionnelles sera de toute façon insuffisant – tout ne dépend pas d’eux, en dernière instance le critère demeure essentiellement subjectif : le et la solistes devront correspondre non pas à une idée préétablie présente dans la tête du chorégraphe au moment où il les regardera pendant la barre puis au milieu, mais à ce qui va surgir précisément du regard initial, inaugural qu’il va poser sur eux dès les premières minutes et qui instaurera – ou pas – une relation instantanément privilégiée, tenant à une aura, un caractère – à la fois indomptable et susceptible d’accepter le pacte fondateur : l’interprétation inédite d’un corps-artiste, une interprétation dansée, l’incarnation d’une création au plus près de l’ineffable – la révélation de la graphie d’un corps : ce qui sera, dans le même temps, physiologiquement et musicalement donné à voir.

 [3] Gracia Bejjani

Fallait te taire ; le garder pour toi, ton secret mouillé et chaud ; le dissimuler entre tes jambes, serrer les cuisses ; le ravaler à l’intérieur, bien profond ; presser fort, ne pas relâcher ; poursuivre, chemin aligné aux pas de ta mère, comme si de rien n’était ; tu aurais dû ; apprendre à faire comme si ; « faire comme si », moins spontané que la parole, plus compliqué que la politesse ; comme si de rien n’était : savoir se soustraire ; escamoter le réel, celui-là même qui s’impose à ton corps ; tu aurais dû ; surprise par des sanglots qui te dénoncent, quand tu te voudrais absence ; tu ne sais pas te retenir ; ça hurle ta détresse ; ça fait ce que ça veut, parfois ; tu l’apprends aussi ; que ça, toi, ce n’est pas comme tu veux ; que ça se fait sans toi, sans ton accord ; ce toi qui pleure en toi, malgré toi ; et ça vous arrête sur le trottoir ; et ça vous arrête net et les passants aussi qui se retournent ; et toi qui te désignes ; toi qui parles peu ; ça te déverse, liquide, larmes sans ponctuation ; liquide aussi dans ta peau ; quoi encore, te demande ta mère ; elle se retourne en te secouant ; ses gestes rythment la question ; elle sait déjà ; elle le sait comme une chienne qui sent, sans besoin de renifler ; elle ne fait qu’inspecter en touchant de ses doigts brusques ton sexe ; passer sa main droite sur le pantalon mouillé entre tes cuisses qui tremblotent ; pantalon rouge, coton côtelé ; neuf et tu en étais fière ce matin ; toi à moitié rouge, visible de loin ; captive du soleil cru ; des odeurs fleuries de cette rue écœurante de douceur ; tu aurais dû te taire, te protéger comme un secret ; devenir ton secret, ne pas être sa honte ; il serait simple de faire, s’il n’y avait « le faire comme si », parfois ; s’il n’y avait « le faire sans toi », souvent ; la vie se complique ainsi, trop ou pas assez de toi ; des mains te soulèvent du sol, t’agitent sans égard ; ta maman est vigoureuse, elle est en colère ; elle t’ébroue, comme les coussins de leur poussière ; elle secoue ; tu entends sa voix dans le creux de tes oreilles ; qui murmure ; dureté qui t’accuse ; elle t’expose ; toi, spectacle de rue ; toute mouillée encore, elle dit ; jusqu’à quand dis, ta maman dit ; le ton est couteau, cisèle ta joue et tes paupières du souffle chaud de sa bouche contre ta peau ; tout contre ; ta maman ; tes yeux se referment pour échapper au goût métallique de sa voix ; ses mots ne s’adressent pas à toi quand ils te questionnent ; ils parlent de toi aux autres, ils parlent d’elle ; combien il est dur d’élever une fille qui pisse encore sur elle ; à 7 ans ; au lit et dans la journée ; tu ne sais pas te retenir ; ni les larmes ni le reste ; la rue transpire ; ta mère t’a reposée au sol ; baisse ton beau pantalon rouge ; couleur plus intense entre les jambes ; le vent, frais contre ta culotte mouillée ; peau hérissée, piquante comme le plaisir, acidulée comme la douleur ; et toi exposée ; peau rigidifiée sur les os ; derrière vous, des hommes ; des femmes ; tu es visible ; dans la rue, les inconnus ; ils regardent, tu ne vérifies pas ; certains, de biais ; au sol, les foulées soulèvent la poussière dans les sillons de leur passage ; tu te sens épiée ; vue ; ta culotte à fleurs, vue ; la raie de tes fesses creusée par le tissu mouillé ; vue ; la pudeur, maman ; la honte ; il ne faut pas, maman ; ça se voit, ce n’est pas bien, maman ; tu n’oses pas dire, tu es en faute ; ta bouche mâche ces mots, d’autres déboulent ; ni les cracher ni les avaler ; les conserver contre le gosier ; s’obstruer la gorge de langage inutile ; tu pleures pour respirer malgré tout ; c’est toujours pareil avec toi, ta maman dit ; eh ben tant pis pour cette fois-ci, elle lance ; et continue de secouer ; combien de temps faut-il être agité pour sécher ; docile, ta queue de cheval accompagne la cadence ; échapper à la honte dans les mouvements de ta chevelure ; t’y fondre ; devenir cheveux qui se rabattent sur les épaules ; à chaque décollement, amorces d’ailes au bas du cou ; sensation d’envol qui te console ; tu te laisserais happée par le ciel, à l’instar des morts qui s’y élèvent ; c’est tout ce que tu sais des morts, ça monte au ciel ; la voix de ta mère revient ; te replante dans la rue de la honte ; tant pis, ma fille, on ne va pas rentrer à la maison pour te changer, elle dit ; que ça te serve de leçon ; qui sait, tu cesseras peut-être, comme ça, elle poursuit ; le pantalon adhère à ta peau ; tu ne pleures plus ; regardes le bout de tes chaussures ; plus courageuses que toi, elles battent le sol de ta rage tue ; marcher, cuisses denses ; corps à cet endroit ramassé ; tu ne veux rien voir alentour ; ta main cherche celle de ta mère, celle-là même qui a fourragé ton dedans ; faire comme si de rien n’était ; tu le pourrais, si elle te donne ses doigts ; sa paume, de ton odeur empreinte ; puis laisser retomber ta main, ne pas tester son amour ; comme si tu n’avais besoin de rien ; faire serment de silence, sur une semaine au moins ; punir le monde en te taisant ; et la vie et toi ; ta mère regarde droit devant ; tu ne peux deviner ses pensées ; elle ne discerne pas les tiennes ; ni elle, ni personne ; tu rêves d’un sexe en forme de pensées ; bien enfoui, muet et de toi seule perçu.

 [4] NatLab

évidemment, elle aurait voulu rester seule un peu plus longtemps, assise à la terrasse du café pour se vider la tête sur le temps du midi : elle a besoin de ne plus voir ses collègues quelques quarts d’heure, c’est comme ça, elle les apprécie mais elle aime rester seule, ne pas se forcer à parler, à tenir une conversation, laisser ses pensées vagabonder, mais elle s’est assise à côté d’une table déjà occupée, cet homme la désire, alors qu’elle n’a rien fait pour le séduire, elle s’est juste assise et a posé son sac-à-main à sa droite, a vérifié qu’aucun message n’apparaissait sur son mobile, oui, s’est peut-être recoiffée distraitement en lissant ses cheveux blonds, et il est là, à côté, qui l’imagine déjà nue dans ses bras, qui se voit caresser le galbe du sein, lécher sa peau légèrement salée, lui effleurer la nuque, elle le voit dans son regard, ce qui le dévore, son envie d’être étendu à côté d’elle, c’est comme une flamme électrique au fond de ses yeux qui oscille tandis que sa bouche dit autre chose, dit les formules polies, les formules apprises, les formules civilisées, sa pupille d’un noir dilaté profond cherche, elle, à l’absorber toute entière, chaque battement de cil l’attire à lui, elle sent le fil tendu, elle est ferrée, elle se cabre, se débat, se tait, répond vaguement, fait mine de s’ennuyer alors qu’en réalité il lui plaît aussi, elle pose sa main sur la bordure métallique de la table, sent le métal chauffé par le soleil, le serveur qui arrive la sauve quelques secondes, un café s’il-vous-plaît, c’est sûr il voudra payer l’addition, la ville autour d’eux est écrasée de chaleur, elle cherche du regard quelqu’un qu’elle connaîtrait, pour pouvoir amener un tiers dans leur couple, histoire de temporiser un peu ce désir qu’elle sent monter en lui, mais en elle aussi, plus tard ils feront peut-être un bout de chemin ensemble, il se promèneront doucement sur le quai de la Maine, verront quelques films qui ne lui plairont pas, à elle, quelques pièces de théâtre qui lui déplairont, à lui, mais un moment ensemble au restaurant et tout redeviendra harmonieux, et puis il y aura un jour où il n’en pourra plus de l’emmener dans son appartement étroit, rempli de rayonnages poussiéreux, de meubles bon marchés et de poils de chat, en aura assez qu’elle retrouve dans les coins des chaussettes en boule oubliées, il aura une envie de changement, de neuf, de propre, alors qu’elle ça ne la dérangeait pas, au contraire, ce nouvel espace lui apportait un autre air dans sa vie, et il lui demandera inéluctablement d’aller chez elle, mais chez elle il y a sa mère, sa mère à qui elle a proposé de s’installer avec elle quand elle est tombée, se cassant le col du fémur, que faire d’autre ? leur vie de couple alors deviendra bigrement compliquée, il s’agira de faire l’amour sans faire de bruit, la cloison est si fine, et la mère qui l’appellera à tout moment de la nuit, alors elle suce le bout de son doigt avant de le coller sur les grains de sucre éparpillés sur la table, et hoche la tête, évidemment

 [5] Jérémie Elyerm

et ce gamin, ballon de foot dans les bras, dit à sa mère qu’il descend qu’il l’attend en bas, que sûr ils vont rater le bus, elle, le nez dans les placards sans poignées - toutes elles pètent les poignées des placards premiers prix, reste la pointe de vis qui te raye le front, la paume des mains, le bout des doigts et déchire tes sapes - à préparer le sac d’affaires avec les serviettes, la bouteille d’eau, les gâteaux, quelques jeux et la crème solaire lui crie fort qu’elle arrive, qu’il n’a qu’à descendre, n’ayant entendu qu’une bribe de ses mots saisis à l’arrache (lui sait qu’elle passera par les cases salle de bain, toilettes puis vérifiera dans le sac à main craquelé la présence des clefs, des cartes de transport et de la monnaie pour acheter le ticket spécial du bus plage, elle, gagnera du temps - avant il restait en haut avec elle, tout le temps de la préparation, reste pas dans mes pattes qu’elle lui disait, il s’accrochait à ses jambes, il la collait partout, dans sa chambre, dans la salle de bain, assis sur le rebord de la baignoire, tachetée de points de rouille gros comme des pièces de dix francs, je sais pas si tu les a connues, il la regardait avec délice et elle lui demandait si le maquillage ça allait, toujours elle lui demandait et lui, le cou et la tête tendus vers son visage offert il adorait ce moment et répondait toujours que ça allait, et même aux toilettes, elle laissait la porte ouverte quand elle pissait et lui, il passait devant, jouait devant, faisait le guignol pour l’amuser) et bam la porte qui claque dans un bruit sec, dopé à la cage d’escalier, il dévale les quatre étages en sautant, en frappant le ballon contre les marches, contre les murs et parfois contre une ou deux portes alvéolées, toujours les mêmes, celles des emmerdeurs qui lui disent d’aller jouer ailleurs quand il est en bas avec les autres, tiens, une s’ouvre, trop tard, le môme a déjà quitté le palier (un jour il va le choper, il va se le faire, rumine le connard du deuxième, répandant comme une ombre, dans le volume frais de l’intérieur de l’immeuble, l’odeur chaude et moite et crasse d’un mélange tabac froid, pisse de chat, volets fermés), le voilà en bas des lilas, inscrit en lettres mosaïques sur le fronton de son entrée, il voit les poubelles, le sapin aux racines nues, le banc aux lattes de bois, le bac à sable, la haie et à droite, en ligne de fuite, la barre d’immeuble bouquet de béton

 [6] Philippe Sahuc

Le carrelage, c’est dur et il ne peut même pas souhaiter « que Dieu le fasse mou », l’agenouillé, parce que du carrelage mou, les gens n’en voudraient pas, il perdrait son métier, il redeviendrait Jassime qui cherche, comme ils disent tous avec leur façon traînante qu’ils ont ici pour prononcer son nom et ça, revenir au point de départ où on cherche comment on va pouvoir se caser, c’est vraiment une horreur de penser à ça, d’ailleurs il suffit de se dandiner un peu d’un genou sur l’autre et c’est un peu moins dur, ça vient avec la pratique du métier de savoir faire ça, ce petit dandinement, minuscule au point qu’aucun outil de carreleur n’en perd l’équilibre, il s’est peut-être même entraîné longtemps avant de faire le métier, Jassime, du temps où il était Djassim pour tout le monde, où il a fait ses premières prières avec les hommes du village, le jour où ils rentraient du maquis où ils étaient peshmerge, ceux qui affrontent la mort, il était fier d’être avec eux mais ça coinçait un peu dans les genoux au bout d’un moment alors c’est comme ça qu’il a appris le dandinement et c’est comme ça aujourd’hui encore parce qu’il ne faut pas se relever tout de suite, il y a encore un bout de salle de bains à poser, Jean-Pierre le patron voudrait terminer vite pour passer à un autre chantier mais quand même, dès que la salle de bains est finie, il va pouvoir en finir pour aujourd’hui, Jassime, comme l’appelle le patron –d’ailleurs comme tous les autres- et partir à son propre chantier, celui de sa maison, celle qu’il construit à temps perdu, à genou consolé car là-bas, il faut se remettre à genoux et carreler encore mais là, c’est pour la bonne cause, Djassim, un jour il pourra accueillir là-bas ses parents et ce sera la grande revanche, la grande revanche du jour où il a fallu quitter précipitamment la grande maison de l’enfance, en laissant la plupart des vêtements, les bijoux des femmes, les outils et les armes des hommes qui étaient là parce qu’il fallait fuir le nuage, ça paraît doux un nuage mais parfois, quand tu te trouves dessous c’est très dur, tu tombes mort et ceux qui sont du bon côté du vent te voient tomber raide de nuage chimique et ils deviennent vite des réfugiés et tout ça à cause du dictateur à grosses moustaches alors celui-là, vraiment, que son âme soit maudite, que Dieu ne le pose jamais ailleurs que dans la case des trop grands méchants mais aussi que les gens d’ici arrêtent de dire que Jassime est arabe, le dictateur était un fieffé arabe, lui Djassim-Jassime, réfugié ou pas, il est kurde comme toute sa famille et ils sont tous prêts à ce qu’on transforme leurs noms si cela pouvait ne plus sonner autant arabe aux oreilles d’ici et cela n’empêchera pas de continuer à prier comme les musulmans, donc aussi les arabes, bien sûr, d’ailleurs ils ne sont peut-être pas tous mauvais, il en a rencontré sur les premiers chantiers, Jassime, qui étaient même carrément sympathiques mais maintenant il a son patron à ouvrier unique, il s’accroche, il n’est pas trop mal traité à condition de ne pas trop se plaindre de la dureté du carrelage, de travailler le temps qu’il faut et heureusement que le patron est vieux, c’est lui qui se fatigue le plus vite, et d’ailleurs c’est pas la mort qu’on affronte ici avant de courir à la vraie maison, celle bientôt des parents et des futurs enfants alors, oh, Dieu fasse qu’il courre vite !

 [7] François Duport

toi, quand tu la vois, tu ne sais pas quoi faire, juste lui prendre la main et attendre ; elle ? elle continue : suivre les chiffres, point à point, l’un après l’autre, tirer un trait avec son crayon de bois, hésiter, relier le chiffre suivant, enchainer les petits traits, se perdre sur le bord de la page, attendre que le temps passe, reprendre au dernier point et tirer un trait de plus, se ratatiner dans son coin à scruter le papier imprimé, ne pas savoir ce que c’est (chaque page du cahier est composé d’un nuage de points, jusqu’à 1828 vante la brochure dans un bref texte introductif), au début, elle suivait la consigne, n’en oublier aucun, maintenant le trait disparaît, la forme s’évapore, des nuages de chiffres restent orphelins, inachevées ; sa concentration est aléatoire, son corps fléchit, elle s’assoupit au-dessus du cahier ouvert, tête baissée, cheveux blancs défaits, bouche entr’ouverte, chassant une mouche de la main, comme un mauvais rêve : que reste-t-il de ses souvenirs ? des idées en vrac, la vieillesse, une pensée en miette, le patch posé le matin sur l’épaule dont elle a oublié l’existence, des médicaments par poignée, la maladie qui s’installe depuis des années, le mari qui voit sa femme partir à la dérive, le cerveau en apnée proche de l’asphyxie, le cortex qui se recroqueville, l’hippocampe, cheval fou, qui dégringole marche après marche, les mots qui s’effacent, la langue qui s’appauvrit, le silence qui s’impose face au vocabulaire restreint, la mort sociale comme pâle reflet du monde extérieur, bientôt la mort tout court ; et puis le bruit d’un gargouillis, le réveil, brutal, entre deux siestes, un sourire dans une bouche édentée surmontée d’une paire d’yeux bleus translucide dans un visage fait de ravines et de rides, elle reprend mollement le dessin sans un mot, avec un nouveau point, indépassable horizon entre le lit et la table ; tu le sais bien, toi : un geste désigne les choses, un doigt pointé indique un besoin immédiat, un raclement de fond de gorge est un rappel à l’ordre, insistant, avec de la dureté dans le regard, tout d’un bloc pour imposer sa mauvaise humeur, attendant d’être servi dans l’instant, alors tu lui dis : « oui, maman, j’ai compris, je t’amène un verre d’eau, il fait si chaud aujourd’hui », puis elle reviens dans le train-train quotidien qui insupporte son mari ; son mari ? il est sorti, comme souvent, pour ne plus subir le huis clos de la maladie dont il ne veut plus prononcer le nom, « cette saloperie » qu’il dit quand il se fâche contre les clés oubliées sous un coussin, les lunettes cachées de peur d’être volée, les épluchures de poire dissimulées dans un placard, la merde sur la lunette des toilettes, la culotte sale à changer, la déchéance du corps, la jalousie maladive, alors il n’en peut plus, sort dans le jardin, va faire des courses au supermarché, bricole dans le garage, reste actif, parle à son psychiatre, échange avec d’autres « aidants » comme ils se nomment, appelle ses enfants au secours, retarde le moment pour rentrer et ne pas être avec sa femme ; mais il revient toujours, toujours il revient, par devoir, par amour, pour leurs soixante ans de vie commune, intime, faite de haut et de bas, pour l’au-delà aussi, il lui propose de jouer aux cartes, à la crapette, pour lui faire plaisir, elle a toujours aimé ça, même si, lui, il n’a jamais aimé ça, même si elle ne connaît plus les règles, même si les règles sont devenues fantaisistes au fil des parties, même si la vie n’a plus de sens, même si le jeu n’en vaut plus la chandelle, il se désole de ne plus avoir de conversation avec elle, prend soin de son quotidien et la regarde sourire, parle à sa place dans un long monologue où il pose les questions tout en donnant les réponses, dans un va-et-vient monotone, « c’est dur, mais c’est ma femme » comme il dit dans un état de résignation grandissante ; depuis toujours elle se plaignait de perdre la mémoire, personne ne s’en inquiétait, c’était léger comme la vieillesse débutante dans la fleur de l’âge où chacun a le droit à ses faiblesses, cela ne durait jamais longtemps, elle s’occupait de ses petits enfants des vacances, faisait la cuisine à ses enfants du week-end, de son mari à chaque instant, tu te souviens des prémisses, elle accusait ton enfant de voler tout à un tas de choses : crayons, lego, cartes, tablettes, babioles… elle disait ça jusqu’à fouiller dans ta valise quand tu venais leur rendre visite pour vérifier que rien ne manquait, cela provoquait des tensions, tu la rejetais et puis tu revenais ; et puis il y a eu les premiers examens avec des résultats incertains, le temps faisait son œuvre, on se voilait la face, et puis d’autres encore, arrivèrent les premiers traitements et l’apprentissage de la maladie entre déni et réalité, des exercices pour entrainer son cerveau, des allers-retours à Lille dans un service spécialisé pour vérifier l’avancée de la maladie, les premiers après-midi à l’hôpital de jour, la longue glissade vers un nouveau quotidien, à cette époque-là, elle était consciente de la progression du mal, oui, tu t’en souviens, c’était il y a cinq ans à peine, peut-être un peu plus, elle savait qu’elle perdait la tête, tu voyais bien à son visage qu’elle en souffrait de ne pas savoir à quoi se raccrocher, de connaître la trajectoire finale, de comprendre la ligne de fuite, inéluctable, de passer de conscience à inconscience, elle ne pleurait pas, n’en parlait pas, souriait, embrasser comme elle le faisait avant, comme elle le fait encore aujourd’hui, chaque matin, même si elle a des doutes sur qui tu es, elle vient vers toi et pause un baiser sur le front, un signe de tendresse tout en riant comme une mauvaise blague, ou propose sa joue, ou caresse la tienne, dans un geste de tendresse infini ; à chaque fois tu es mal à l’aise comme si ce mouvement concentrait toute la violence animale de sa mémoire, comme si ce baiser était le dernier lambeau de sa conscience, comme si par ce geste elle gardait le lien avec le moment magique de l’enfance, de l’amour, de la conception et de la grossesse, comme si par ce geste, la mémoire restait définitivement intacte, le rituel dure toute la matinée, elle s’approche en souriant puis t’embrasse, elle oublie et recommence quelques heures plus tard, et te dis : « t’as bien dormi ? » avant de s’installer dans sa chaise, ou un fauteuil, et reprendre son cahier à dessins ; à table se joue une nouvelle comédie, tu te souviens, enfant, elle t’obligeait à manger une ratatouille de sa composition, acide, des endives au four sans saveur, de la laitue cuite accompagnée de lardons, des artichauts à la vapeur ou des pommes de terre en robe de chambre, désormais c’est elle qui fait l’enfant, repoussant sur le rebord de l’assiette les aliments de couleur verte, triant avec les doigts, trainant devant son assiette comme quand enfant tu refusais de manger, au final elle relègue au fond de sa poche dans un mouchoir en papier les aliments qu’elle refuse de manger laissant devant elle une assiette vide en fin de repas ; tu l’as quitté ce matin pour reprendre un train, retourner à ton quotidien, tu sais bien que la prochaine fois elle sera un peu absente, qu’elle ne te reconnaitra pas et dira à son mari : « c’est qui ce monsieur ? », à moins que l’histoire aille en s’accélérant et qu’elle ne reconnaisse plus non plus l’homme qui chaque soir se couche à ses côtés, qu’il soit obligé de la mettre dans une maison spécialisée et que tu sois obligé d’écourter la visite, refermant doucement la porte derrière toi, car elle sera trop fatiguée ;

 [8] B F

Il avait dit « y’aura des prunes, faudra aller les cueillir » et puis il était parti, comme ça, sans plus en dire, que les prunes et l’abandon, reviendrait-il ? ; elle ne savait pas, se doutait que non, mais les prunes murissaient et elle ne pouvait pas, non elle ne pouvait pas aller les cueillir, parce qu’il l’avait dit et que ce qu’il avait dit, c’était j’aimerais mieux ne pas dans sa tête, parce qu’il l’avait abandonnée là, avec les prunes et les autres trucs à arroser, un jardin il avait dit, je vais faire un jardin, tu verras, on fera comme nos grands parents, totale autonomie vivrière, elle savait pas ce que ça voulait dire, vivrière, elle avait regardé sur internet, vivrière c’était ’agriculture orientée vers une totale autonomie’, alors elle n’irait plus au marché, voir les copines qu’elle y retrouvait, piocher dans le stock des livres à l’entrée de la halle, là où il y avait une étagère spéciale où les gens déposaient et prenaient des bouquins voyageurs, on faisait son marché et on revenait avec le panier lourd de ce qu’on avait eu jadis envie de lire et puis pas le temps, on rapportait les livres et d’autres aussi qu’on avait lus un jour et plus envie de relire plus tard, plus le marché, c’était juste pas possible, parce qu’il y a des choses que non, des moments où non, des raisons que non, toutes les raisons que non, qu’il ne soit pas parti, qu’il n’y ait plus de prunes, ni de salades ni de haricots, ni d’autres plantes vivrières comme il disait, ni de musique dans la maison quand elle rentrait du marché, ni de bruits de tondeuses au moment où elle elle aurait préféré le calme, le calme elle l’avait, là où il était il ne pourrait pas savoir que les prunes, non, que les salades, non, et sans doute il s’en fichait, qu’elle ne sache pas, ne puisse pas, ne veuille pas, ne lui restait plus qu’à aller acheter quelques carottes au marché, pour elle seule.

 [9] Alex Fern

voilà c’qu’il lui dira, que ça plaise ou non, c’est comme ça, c’est comme ça, qu’il dit, peut pas toujours se faire avoir, peut pas toujours baisser la tête-courber l’échine comme ils disent, il marche, fait noir dans c’couloir, tiens j’fais des rimes qu’il dit, trop longtemps qu’ça dure, marre de c’train-train, hé toi-là bouscule pas, ça va ouais, qu’il dit, les gens sont dingues parfois j’te jure, rien qui va et celle-là, non mais quelle allure elle a allurella ella ella, ça y est il divague, me rendra fou ce type, un jour il lui dira, il lui dira c’qu’il pense, y’ verra bien qui j’suis, qu’il pense, fatigué, mal aux pieds, il a mal aux pieds à force de marcher, et c’couloir qui n’en finit pas, non mais r’gardez-les tous ces cons, font tous comme moi, faut pas croire, il murmure entre ses dents, pourquoi que j’cours comme ça, y’a pas l’feu, j’fais tout comme eux, qu’il dit dans sa tête, laisse-les courir, arrête un peu, pose-toi là, tiens r’garde là, peinard, il regarde là, il est peinard c’ui-là avec sa guitare, ’f’rait mieux d’se taire, il passe devant l’assis à la guitare, f’rait mieux d’te taire, qu’il lui dit, joue mal, peinard, ouais, qu’il dit, mais mal, il ronge sa colère tout près du gars à la guitare, faut pas que j’m’arrête, va me d’mander une pièce, j’l’ai pas, même pas une pièce, alors pour lui pas, même pas, il sirote son amertume, non mais j’peux pas, peux pas m’arrêter, peut-être aurait-il voulu se poser, s’asseoir à côté et puis parler peut-être, et puis non, personne, parler à personne, va d’ l’avant qu’y disent, pointe ton doigt droit devant, mais devant y’a quoi, y’a quoi, y’a c’con-là qui lui dit qu’ça va pas, qu’ça peut plus continuer comme ça, qu’y’en a marre, déficits, dividendes, productivité, charges, tout se mélange dans sa tête qui bouillonne de rage, y’en a marre, ouais, c’est moi qui en ai marre, mon pote, pas toi, et pis tiens, j’te la donne pas ma démission, j’te la jette à la gueule, pis j’me casse, tu m’verras plus, finit, plus jamais, qu’il lui dira, et bien fort encore, que tout le monde entende, d’puis quand qu’on m’cause comme ça d’abord, vingt ans de boîte et tu m’insultes, qu’il dira, il a envie de hurler, mais il marche, furieux, il a encore le lait d’sa mère au bout du pif et y m’crie d’ssus, y m’chie d’ssus, qu’il dira à tous ses collègues, et bien fort, que tout le monde en profite, tu sais pas qui j’suis, pardon madame, quoi, oui, j’parle tout seul, et alors, j’vais fermer ma gueule pis c’est tout, il se tait, il écume, il marche droit devant lui, pis tout ces gens qui puent, fait chaud dans l’métro, sont tous mouillés, tout qui pue, et celle-là, pas fière allure avec ses sacs, t’as fait tes commissions, mamie, qu’il pense mais ne dit pas, ne parle pas comme ça, pourrait être sa mère, il voit bien qu’elle est vieille, qu’elle a du mal à marcher avec cette superposition de chaussons chaussures rafistolés ficelés comme de grosses saucisses, il esquisse un sourire, tu vas où ’tit’ mère, hein, où tu vas pauv’ petit bout de femme avec tes gros bagages, il finirait bien comme elle, tiens, s’il se laissait aller, mais il va, droit devant, devant lui y’a rien, mais il marche, il faut marcher, et marcher droit, c’est c’qu’on lui a appris, depuis tout petit, du boulot j’en trouverai, il n’est pas manchot, il n’a pas le bac, mais l’expérience, ça compte l’expérience, la vrai, les responsabilités, l’atelier, enfin, bon, y’en n’a plus, tout rasé, vont tout fermer, qu’il dit, vont pas m’faire chialer quand-même, merde, v’là qu’ça coule tout seul, même pas d’mouchoir, fait chier, et tout ceux-là qui courent, on ne sait où, et qui le bousculent, pourquoi qu’y m’bousculent, hein, peut pas r’garder où y va c’ui-là, envie d’arrêter, il a envie d’arrêter là, pis qu’ils s’arrêtent tous, là, tout d’un coup, comme pour une photo, tout arrêter, les gens, le métro, la lumière, tout, et puis les regarder, les garder, pour lui, tout pour lui, un à un il les voit, les visages et les corps, les odeurs, les couleurs, pour la première fois, les yeux, leurs yeux, leurs regards, leur absence de regard, il n’y a que lui qui verrait leur regard, que j’plonge dedans, que j’m’y perde, savoir c’qu’il y a dedans, dans l’regard, dans l’absence de regard, dans leurs yeux, celui-là, tiens, il ne l’avait pas vu celui-là, qu’il est grand, grande tige, pas comme les autres, pas qu’il est grand, mais pas pareil, des grands, y’en a, y’en a tant, mais pas comme lui, qu’est pas plus grand, mais pas pareil, il semblait subjugué par ce personnage, comme devant une soudaine apparition, un artiste qu’on dirait, un du seizième sûrement, y’ porte bien, l’élégance qu’on dirait, mais pas pareil, qu’est-ce qu’il fout là, pas dans l’taxi, mais ici dans tout ce déballage de viandes emmaillotées qu’arrêtent pas d’s’agiter, il observe le visage tout lisse, les cheveux souples comme de la soie, la bouche dessinée comme celle d’une jeune femme et puis les yeux, le regard, son regard, si doux, si calme, on dirait qu’y’m’regarde, me r’garde pas, j’suis pas là, transparent que j’suis, il le fixe, j’veux pas qu’tu m’vois, il le regarde c’est sûr, j’vais lui claquer l’ beignet s’y continue, il voudrait s’approcher mais ne peut pas, pourquoi que j’reste là à l’mirer comme un con, faut que j’marche, il doit reprendre sa route dans ce couloir interminable, quitter cette image insolite, j’ai du l’rêver, il rêve en marchant, ça fait passer le temps, il se rassure, il marche, et ce couloir tout droit tout long qu’on n’en voit pas le bout, pas la fin, la faim, faut que j’mange, pas bouffé depuis hier soir, qu’il dit, à cause de ce type, il se remet à baragouiner, c’te saloperie qui s’prend pour dieu-l’père-le-fils-et-l’saint-esprit, d’l’esprit, il en n’a pas, y’a qu’les sous qui l’intéressent, la rentabilité comme y dit, pis tout l’monde qui l’dit maintenant, même au poste, il parle fort les gens se retournent sur lui timidement à son passage, fait chier c’te crapule, pas comme son père, lui c’était un monsieur, un vrai, savait c’que c’est que l’boulot, y v’nait pas avec la ferrari-décapot’-prend-les-clés-range-moi-ça, non, il n’en peut plus de marcher, le fils, lui, ce con, le mépris y’a qu’ce serpent-là dans sa bouche, passe la vieille femme aux cabas, qu’est-ce qu’il fait là, à l’arrêt, il l’avait pourtant dépassé tout à l’heure en marchant d’un pas plutôt alerte, et pis v’là que j’suis là, depuis quand, merde, j’m’en était même pas rendu compte, j’deviens dingue, il dit qu’il devient dingue, comme s’il sortait d’un comas, elle arrive la pauvre vieille, il l’aiderait bien, mais il ne la connaît pas, comment fait-elle avec tout ces vêtements superposés sur elle, c’est à peine si on distingue son visage encapuchonné de cache-nez de laine, qu’est-ce qu’elle fout avec tout ça su’l’dos, qu’il dit, p’t être qu’elle a été belle dans l’temps, y’a des restes qu’elle enfouit dans ses fringues, elle passe devant lui, il est plaqué au mur comme un cloporte, il la laisse passer, avec ses sacs on dirait une abeille aux pattes chargées de pollen, c’est qu’elle a du en butiner des souvenirs pour les charger là-dedans, elle pue, elle aussi, pis p’têt’ que moi aussi j’pue, peut-être que lui aussi il pue pour les autres pas pour lui, pas pour moi, j’le sens pas, peux pas savoir, faut que j’marche, il doit marcher, ne plus penser ne plus rêver, marcher, dans ce couloir sans fin, avancer vers un point, un point final, comme après une phrase, quand elles s’arrête, quand est-ce qu’elle s’arrête, demande l’enfant à la maîtresse, quand il y a un point, et pis c’est tout, mais ce n’est pas tout, et ça recommence, il rêve d’océan et de palmiers, comme sur cette affiche publicitaire, sur l’autre quai, j’veux entrer dans l’image et me fracasser la gueule contre le mur, la poupée j’peux pas la toucher, l’soleil peut pas m’chauffer, la mer elle peut pas m’noyer, se noyer, en voilà une idée, c’est dans ce couloir qu’il se noie, étouffé dans cette nasse d’humanoïdes, comme dans un océan de sargasses, mais sous les sargasses qu’est-ce qu’il y a, quoi en dessous, quoi dedans, dedans la mer, dedans la mort, l’amer, la mer,

 [10] Christiane Deligny

« Faire leur deuil (comme on dit) leur est bien difficile après cette épreuve », ça elle le répète, la pipelette, à qui veut bien l’écouter, et elle raconte, encore et encore, cet événement qui l’enchante : ce matin-là, de noir vêtus, les X (« vous me connaissez, discrète comme la tombe, je tairai leurs noms ») se sont rendus au funérarium - vous savez, celui situé à l’ouest de Toulouse... pas celui que longe le périphérique nord, ah, celui-là, c’est incroyable, ce même jour, il a été ravagé par un incendie, les employés ont pu évacuer in extremis trois défunts, in extremis, c’est dit ainsi dans l’article de La Dépêche, in extremis ils ont évités à ces malheureux de disparaître dans des flammes qui n’étaient pas encore celles de l’enfer -, bref les X sont entrés dans le hall d’accueil pour dire un dernier adieu à la défunte, la mère de Pierre, enfin de X - je dois faire attention, je tiens, comme toujours, à la plus grande réserve, c’est difficile pour moi, ce sont des amis de longue date - et là, la chaleur étant déjà lourde, ils se sont rafraîchis à la fontaine d’eau, profitant de la climatisation reposante, avant de demander à l’hôtesse d’accueil de les conduire vers la chambre mortuaire de Mme X ; la femme l’a suivie d’un pas décidé, son mari traînait derrière elle et elle le sermonnait : « c’est ta mère pourtant, un peu de courage » et lui, j’en suis certaine, en son for intérieur, ronchonnait : « ma mère, elle m’a enquiquinée toute sa vie, elle continue » et, mon dieu, il ne croyait pas si bien dire, ce n’était pas fini, les contrariétés à cause d’elle ! donc il renâclait – c’est un trait de son caractère, bougon, bien que brave homme - , il renâclait à entrer dans la chambre, pourtant faut dire qu’elle est agréable, la chambre (je le sais pour avoir longuement rendu hommage à ma vieille amie en ce lieu : quelle tristesse, maintenant on ne veille plus ses morts chez eux, finies les veillées funèbres où l’on égrainait les souvenirs), agréable, un vrai salon, éclairage modulable, ambiance musicale, des fleurs... y aurait pas le cercueil ce serait un lieu plaisant... et le couvercle qui n’attend plus qu’à être visé, ça fait froid dans le dos... alors – comme me l’a expliqué une voisine qui venait voir une de ses proches – alors, elle a demandé à ce que le couvercle soit soulevé, elle voulait jeter un dernier regard à sa belle-mère, elle ne l’aimait pas, cette femme acariâtre, grincheuse, elle voulait peut-être s’assurer qu’elle était bien morte – et elle tranquille enfin ? elle va enfin pouvoir respirer - et là elle retient son souffle, écoute le bruit léger du glissement du couvercle sur le cercueil, écoute l’hymne à la joie qui l’accompagne, et soudain pousse un cri strident ; c’est incroyable, m’a dit mon informatrice, qu’une si petite femme puisse hurler si fort, une folle ? elle ne supporte pas de voir pour la dernière fois le visage figé de la défunte ? trop de mauvais souvenirs surgissent ? la voilà qui s’agrippe au bras de son mari dont le regard s’est détourné, il ne veut pas voir sa mère, lui dire un dernier adieu, et surpris par le chagrin excessif de sa femme, il se tourne vers elle qui a retrouvé son souffle, elle répète inlassablement « ce n’est pas elle, ce n’est pas elle, c’est quoi ça ? une méchante blague ? » et lui veut comprendre, il regarde, se fige, hagard, il gémit : « ce n’est pas ma mère, ce n’est pas ma mère, ce n’est pas... » et elle se rue sur l’agent funéraire alerté par cette cacophonie « c’est quoi ça, c’est quoi ? » et lui : « votre défunt, madame » et elle : « mon défunt, comme vous dites, n’est pas un jeune homme, c’est une vieille dame, vous la voyez, vous, la vieille dame ? tu la vois, toi, ta mère ? » et l’autre : « vous êtes sûre ? » il bafouille, elle hurle, l’homme pleure, se lamente : « maman, maman » comme s’il la perdait à tout jamais, comme si elle n’avait jamais existé... l’athanée, ce matin-là, ne fut pas lieu de recueillement et de paix, la mise en bière, le départ vers le cimetière douloureux. Et certains ont avec soulagement éclusé une bière à la fin de la cérémonie... à la mémoire de la défunte.

 [11] Claudine Dozoul

Il quitte la rue à 38° et se rafraîchit dans le grand hall d’accueil de l’hôpital, là où tout le monde attend quelqu’un, où les regards ricochent sur les derniers arrivés, là où il décide qu’aujourd’hui est le jour J et où il prend l’escalier qui mène au cabinet du docteur F., long, l’escalier est long, 8, 9, 10, « aussi long que le chemin qu’emprunte la mémoire quand elle se perd dans la suite des nombres » se dit-il en assignant un nombre à chaque marche, ce qui le renvoie à l’écriture de la biographie qu’il espère pouvoir terminer avant les élections, et pourquoi les élections ?, juste parce que c’est une date qui n’a rien à voir avec la maladie et la maladie il en a marre, et aussi peut-être pour empêcher le docteur F de se présenter à ces élections, un peu de décence en ce bas monde !, 11, 12, 13, et là, en cet instant particulier de fin de journée quand la lumière du jour s’éteint et celle des lampadaires n’est pas encore opérationnelle, il écrase rageusement ses semelles sur la dernière marche du premier palier en priant presque silencieusement que le docteur soit seul, seul sans assistantes, seul sans patient, seul sans interlocuteur au bout du fil, seul comme on peut l’être devant un choix violent à mettre en œuvre, seul comme cette fenêtre au-dessus du pallier qui laisse couler un filet de lumière si timide qu’il en est pathétique, seul quoi ! 16, 17, il sent, avant de voir, parfum de fleurs qui enrobe celui du propre, il sent et lève les yeux, 18, 19, 20, une infirmière en blouse blanche, mais elle n’est pas belle, mais elle n’est pas souriante, mais elle n’est que l’objet lambda d’un protocole de soin, et il n’en peut plus, 21, 22, 23 ils se croisent, elle, descendant, légère et court vêtue, lui, montant, lourd de sa mission , il grogne un salut, la main crispée dans sa poche, c’est la dernière personne qui l’aura vu, il le sait et ça lui est égal, parce que de toute façon ce qu’il va faire ça ne peut pas apporter du pire, seulement du soulagement, il y a si longtemps qu’il attend, longtemps avant la maladie, et d’ailleurs cette maladie c’est ce qui lui a permis de retrouver le docteur F., 24, 25, 26, deuxième pallier, il s’arrête, ferme les yeux, inspire goulument une bouffée d’air climatisé et reprend son ascension comme on grimpe vers la félicité, le regard ailleurs, le sourire flottant sur des lèvres décolorées par la chimio thérapie, et c’est là, à la 30ème marche du long escalier aseptisé alors qu’il caresse l’arme dans sa poche, que lui vient l’idée du titre de la biographie du docteur F, soyons simple, se dit-il, simple et efficace : « le docteur qui aimait trop les enfants »

 [12] Anouk Sullivan

apprendre des choses sur ce lieu ? qu’en avait-il besoin ? il en savait assez, il était né tout près de la frontière, ses arrières grands-parents, de Mexico, avaient fait passer son grand-père encore tout petiot, il ne devait jamais l’oublier, alors ce n’était pas honorer sa descendance que de devenir garde-frontière après tant d’années d’études payées à la sueur du front de sa mère– mais lui voulait savoir ce qu’était une frontière et ça ne s’apprend pas dans les livres ni sur les bancs d’école - il voulait connaître le goût de cette terre sèche même si autour du mur, la vie sentait la caillasse de la mort, même s’il avait déjà compris que le mur- frontière, c’était parce qu’il y avait des hommes au fusil qui clamaient que « good fences make good neighbors » - les bons murs font de bons voisins- sans doute pour dire cela fallait-il oublier les cadavres au pied du mur ou les mains inertes agrippées à la barrière, mais lui, son fusil de garde-frontière, il ne le chargeait jamais -comment aurait-il pu ?- il avait le même sang dans les veines que ceux qui tentaient de traverser, et quand ils étaient arrêtés, il essayait de leur faire entendre, dans leur langue, qu’ils étaient mieux chez eux, que c’était bien pour ça qu’on les y ramenait et quand ça tournait mal, comme ce jour où devant ses yeux impuissants, son chef garde-frontière avait surpris un Salvadorien caché dans un champ de laitues, l’avait poursuivi , trainé près du canal et jeté par dessus bord –sachant pertinemment qu’aucun de ces gens-là ne savait nager– il avait des doutes sur le sens de ce vers récité à l’école : « good fences make good neighbors »- dans la nuit, il en avait rêvé de ce cadavre qui flottait (bien sûr, le cauchemar s’était répété) et pour l’oublier, chaque fois, il superposait sur ce corps celui d’un autre homme qui, pour fuir, avait sauté dans le canal du Colorado d’où il l’avait sauvé de ses propres mains -aucun de ces gens-là ne savait nager - ou encore il faisait surgir sur l’écran de ses paupières le visage de cet autre homme qu’il avait surpris dans un buisson, et qui hurlait Hay mucha desperación en suppliant de ne pas être reconduit chez lui parce qu’il voulait juste travailler, travailler du côté du mur où il y avait de l’herbe verte -ce sont les lapins qu’on a le droit de chasser mais les Hommes, ils veulent juste se nourrir - lui, en réponse, avait simplement trouvé à dire qu’il ne fallait pas traverser en cette saison, sous le soleil de plomb, qu’une autre fois peut–être, il aurait plus de chance, que dire d’autre ? que faire ? chaque matin quand il endossait son costume de garde-frontière, il le brossait pour épousseter la poussière de la nuit et se réconforter, comme l’aurait fait un ami en lui tapotant l’épaule afin de lui redonner courage et peut-être le féliciter d’avoir aidé un gros gamin -les pantalons en bas des fesses, la braguette ouverte (fermeture cassée), la chemise en lambeaux sur les épaules, trempé de sueur dans le feu du désert- de lui avoir donné de l’eau alors que le gamin hurlait qu’il allait mourir , no puedo, mais si tu peux, no puedes de verdad ? ay oficial – à 18 ans pour vendre de l’héroïne en Oregon- perdu son copain- mort, ce gros gosse venait du même endroit que là où avait vécu son grand-père, là où il pleuvait dans la jungle verdoyante, là où les gens n’imaginaient pas que la mort puisse roder le long d’un mur, sur cette terre bouillonnante de chaleur volcanique- et à chaque fois qu’il saisissait ce qu’on attendait d’un bon garde frontière, il faisait entendre sa voix pour qu’on ne piétine plus le contenu des sacs laissés derrière par les fuyards, qu’on n’y pisse plus dessus ou n’y mette plus le feu –et s’il lui arrivait de pisser sur les sacs, de les brûler, c’était pour ne plus en rêver, pour faire taire la voix de la femme hurlant que son fils avait été tué , pour rester… garde-frontière…juste le temps d’apprendre ce qu’on y garde… en ce lieu

 [13] Dominique Paillard

c’est vrai, il voulait juste s’occuper de son père ; c’est vrai, il n’est pas rentré au terme de sa permission de trois heures ; c’est vrai, il s’est évadé, s’est retrouvé en cavale pendant trois semaines pour combler ce désir-là d’accompagner son père jusqu’à la fin, c’est vrai ; et il y avait en plus cette peur au creux du ventre, bien présente, lancinante, cette peur de perdre un être cher et l’angoisse de ne pas être présent pour recueillir son dernier souffle, puis dans cette forme inconsciente qui caractérise ces moments d’égarements, oublier pourquoi la vie vous a privé de liberté et, juste après ce moment de folie, divulguer dans un réel qui resurgit pourquoi ce jour-là il peinait à tenir le volant de la voiture, pourquoi la police était présente à ce carrefour, pourquoi il a été interpelé et comment il a fait pour griller ce stop, comment il a embouti la voiture en se garant, comment il n’a pas su décliner son nom du premier coup, il a bafouillé, fait le choix de donner deux fausses identités parce qu’il ne savait plus, ou parce qu’il connaissait trop bien l’issue, mais surtout parce qu’il voulait s’occuper de son père malade – ça, il l’a déjà dit et il va le redire parce que dans cette petite pièce du poste de police, il n’a qu’une idée en tête et cette idée c’est son père – son père, cet homme qui ne sait pas, ne sait plus ou ne veut plus savoir que son fils est en cavale à cause de lui et qu’il n’est pas rentré à la maison d’arrêt parce que cette maladie va finir par l’emporter, mais à quel moment ? on ne sait pas, et tout en formulant cette question, le fils se renferme, se bloque dans l’idée qu’il est contraint à retourner sous les verrous, car son objectif est d’être présent auprès de son père souffrant, il tient à s’occuper de cet homme au devenir incertain – décidemment, tout revient en boucle ! –, il tient à chérir ses derniers moments même si le temps doit durer une éternité, même si il doit y consacrer toute sa vie ou presque ; il veut être présent et ce geste a un prix : conduire sans permis, griller un feu rouge et emboutir une voiture en se garant sur le bas côté de la route comme l’ont exigé les policiers qui n’étaient pas là pour lui au départ, mais qui finalement l’ont embarqué au poste de police, lui le fils fidèle, le fils rebelle, le fils qui voulait se rendre utile au moins une fois dans sa vie, assumer librement son choix qui était de rester auprès de son père mourant parce qu’il voulait être là tout simplement – et il le dit encore, le revendique énergiquement – et à cet instant où tout semble perdu, où tout semble joué, il demande poliment aux policiers un Doliprane, car à ce moment précis, il réalise qu’il a mal à la tête, que cette situation est insupportable, incontrôlable, il n’en peut plus, il ne veut pas retourner derrière les barreaux tant que son père est vivant, il demande à reporter sa peine, il rêve de redevenir le bon fils, celui qui prend en considération les ancêtres, qui soigne, chérit, protège et pourtant, le voilà pris au piège, il obéit finalement aux policiers, lui le fils qui a trahi, celui qui n’a pas su se tenir, celui qui a créé des tensions dans le clan familial, celui qui était absent, absent du quotidien, qui paye aujourd’hui pour les conséquences de ses actes, qui veut se racheter, tirer un trait sur le passé, oublier son ardoise au centre de détention, mais est-ce possible quand la police respecte les décisions de justice, quand elle rappelle qu’il est inconcevable de circuler librement hors des murs pénitentiaires, dans la ville paisible, dans l’appartement du futur défunt, dans la chambre de toutes les souffrances ? alors, à ce stade de la nuit, se demander pourquoi le fait de vouloir accompagner son père jusqu’à la fin mérite-t-il une sanction supplémentaire de deux mois ? et ça, c’est son avocat qui le dit… parce que au-delà de cette nuit profonde de juin

 [14] Françoise Durif

mais voilà, celui-là n’a jamais réussi à atteindre l’autre côté… l’autoroute est encombrée dans les deux sens et dans le flux des véhicules qui soulèvent des gerbes d’eau, un motocycliste vêtu de noir porte des chaussures jaunes, sur la gauche une forêt de pylônes avec des rosiers en fleurs qui débordent d’une palissade mais sur les façades des immeubles, rares sont les fenêtres ouvertes, par cette chaleur ! une femme dans une 308 a l’air de parler seule, un air de clarinette avec par-dessus, un ténor, craquements, aspérités du son, les radios se brouillent par intermittence, il semble toujours qu’il y ait moins de voitures de l’autre côté, comme si le flot coulait toujours dans le même sens vers le même endroit et en même temps, le même jour, mais plus loin , sur les voies de gauche, les voitures sont bloquées aussi, on imagine les enfants surexcités, les parents épuisés, et puis direction Orléans, voilà le soleil qui, brusquement, aveugle et à travers la vitre, la chaleur est immédiatement trop forte, mais une nouvelle zone de pluie arrive et ça a été juste avant que l’homme ne s’élance en courant, ça a duré un éclair, pour traverser les voies de l’autoroute, des bouquets de feux arrières rouges ont fleuris, warnings orange, des coups de frein partout, tout autour, les conducteurs donnaient des coups de volant tout en tentant d’esquiver les chocs qui pouvaient se produire à tous moments et en maintenant leurs trajectoires !… heureusement toutes les voitures ont pu l’éviter et s’éviter les unes les autres sans créer d’accident mais le pire, c’est que le type, un grand africain, avait le sourire ! comme l’air de jouer une bonne blague à tous ceux qui ouvraient des yeux terrifiés, les index tournant sur leurs tempes – mais, mais…ça va pas, non ?! - tandis que lui, avec ses bras, ses jambes immenses, les gestes qu’il faisait comme s’il avançait à travers une course d’obstacles en zigzaguant dans la marée mouvante des bolides, en gesticulant à travers le manège à l’odeur de gomme un peu chaude et de macadam tiède et surtout, sans jamais cessé de sourire… de toutes ses dents très blanches, avec toute cette joie ! fanfare sauvage qui jaillissait de sa bouche grande ouverte ! … quel fou… faut-être fou pour faire ça ! … qu’est-ce qui lui a pris à ce type ?... traverser comme ça l’autoroute en courant, et c’est écrit partout dans les journaux, on voit ça de temps en temps à la TV, avec même la dernière photo que l’un de ces types, à la chute de son appareil la prise de vue s’est déclenchée toute seule et on voit un morceau de chaussée avec un pointillé blanc sur le macadam, comme dans les films, les piétons meurent en traversant les autoroutes, l’accident s’est encore produit lundi vers cinq heures trente selon la police et les pompiers, ça a causé de fortes perturbations après que les trois véhicules soient entrés en collision et le Samu n’a pas réussi à ranimer le piéton, tandis que les deux passagers de l’une des voitures accidentées n’ont été que légèrement blessés et la circulation momentanément limitée à une voie sur le tronçon, il a perdu la vie après avoir été fauché par un fourgon et, selon les premières constatations, le jeune homme circulait à bord d’un utilitaire en direction de L, il se serait arrêté sur la bande d’arrêt d’urgence, on ignore pour quelle raison, ni pourquoi il a entrepris de traverser le terre-plein central et les deux fois deux voies en enjambant les barrières de sécurité, on sait que le choc a été violent, qu’il avait commencé à traverser quand il s’est fait heurter, car le conducteur du véhicule qui l’a percuté en pleine nuit n’a absolument pas eu le temps de freiner ni de l’éviter, l’identification de la victime s’annonce difficile car « l’homme à la peau foncée » n’avait aucun papier sur lui et les investigations se poursuivent encore à l’heure qu’il est afin de savoir pour quelles raisons on prend ce risque insensé, sans doute a-t-il voulu traverser à la manière de Frogger, célèbre personnage-grenouille des jeux vidéo des années quatre-vingt – on sait qu’il était fan de ces jeux - et c’est vrai que ça peut être grisant de se lancer comme ça, sans filet, et de nuit en plus, en courant dans l’espace laissé entre des voitures lancées à plus de cent km à l’heure, les véhicules emmêlés qui dansaient dans la circulation et pas un seul choc, seulement quelques coups d’avertisseurs mais, ensuite, il s’est remis à pleuvoir, de grosses gouttes bruyantes mélangées à de la grêle ont claqué, rien qu’un instant très bref, sur les carrosseries, et les feux des autres véhicules se sont brouillés dans les rétroviseurs, au travers des vitres, bien avant que les essuie-glaces balaient les pare-brises il avait disparu, emporté vers l’arrière d’où l’on ne distinguait plus rien à cause de la grêle et l’averse, et tout - la rencontre, le sourire, la pluie - s’était évanoui, comme en rêve, complètement absorbé par la circulation où les voitures continuaient de tanguer légèrement en se frôlant, freinant et s’évitant et la pluie qui avait tout brouillé, tout, même le souvenir, la fulgurance de ce qui venait d’arriver, sur le bord de la route maintenant il y avait des arbres alignés et certains avaient déjà des feuilles toutes jaunes, en plein été ! alors que l’eau n’avait pas manqué au printemps, des éoliennes tournaient lentement et c’était beau et, par les fenêtres ouvertes dans les autos toutes proches qui ré accéléraient, les autoradios diffusaient quelques notes d’un nocturne de Chopin au piano ou Sara perche ti amo ça dépendait des stations tandis que, sur le bas côté, une manche à air rouge et blanche s’était tendue en claquant comme du linge tout propre sous la fin de la pluie, giboulée brutale dont on distinguait encore la nuée sombre, inquiétante, dans les rétroviseurs juste un coup d’œil pendant que montait la vitesse, à l’arrière dans l’amas des véhicules.

 [15] Françoise Renaud

au téléphone on lui a dit qu’il fallait faire vite, qu’il y avait eu un accident — ah bon un accident ? — en fait elle n’a pas tout compris (on lui parlait en anglais et il y avait de la friture sur la ligne) sinon qu’il était question de lui, son fils, et qu’il ne fallait pas perdre de temps, sur le coup elle s’est sentie dépouillée et elle s’est mise à trembler, et depuis, ça ne la quitte pas ce tremblement de tout le corps et l’âme à l’envers, cette bousculade de questions coincées dans la gorge et ces mots, ces larmes au fond du ventre à propos du malheur qui se manifeste toujours au plus mauvais moment, qui de toute façon devait s’abattre un jour sur leurs têtes — elle l’avait toujours su — car rien n’avait marché comme il aurait fallu au sein de leur famille, rien, absolument rien, et ça ne datait pas d’hier, ça remontait même à loin, enfin voilà ce qui l’obsède quand elle traverse le hall de l’aéroport, s’efforçant de contrôler la cadence de ses pas, et lui en vérité — le fils — il n’a jamais supporté cet état des choses, à cause de ça qu’il est parti loin dès qu’il en a eu l’occasion, le plus loin possible d’eux, ses parents et son imbuvable tribu, avant que ça explose dans leurs têtes et dans leurs entrailles, et maintenant il est arrivé quelque chose de grave, peut-être même qu’il va y passer — ce qu’a sous-entendu le médecin au téléphone si on ne trouvait personne de compatible, enfin c’est ce qu’elle a cru comprendre, sur le moment elle était si bouleversée — et elle sait que ce n’est pas un hasard tout ça (malgré la climatisation son front est en sueur, et pas seulement le front, les aisselles aussi et le long du dos, elle sent que ça glisse entre ses omoplates, une sueur de fatigue et d’angoisse), et maintenant elle n’a pas le choix, tenir bon, trouver le courage de pousser sa valise, ici et maintenant elle doit se concentrer et se débrouiller au milieu des petits groupes de gens encombrés de bagages qui attendent devant le comptoir de la compagnie (ce qui est assez normal dans un aéroport au sol de couleur neutre tout comme le revêtement des parties murales), elle a refusé qu’on l’accompagne, l’événement ne concernait qu’elle, elle seule, parce qu’il s’agissait de son enfant n’est-ce pas ? et parce que le père avait renoncé à comprendre depuis longtemps, muré dans sa colère, toujours en guerre contre lui-même, c’était donc à elle de prendre les choses en main et de remonter à l’envers le chemin que le fils avait emprunté pour fuir tout ce qui s’était amassé de silence autour de leurs vies depuis le commencement — certains ont dit que c’était pas des façons de tout plaquer comme ça sur un coup de tête, d’abandonner père mère pays pour on ne sait quelles raisons, ou plutôt si, on savait mais on ne voulait pas le reconnaître —, bien sûr que c’était à elle d’entreprendre ce voyage jusqu’à rejoindre l’endroit où le pauvre corps est couché, corps qu’elle a porté nourri lavé, saisir sa main, la caresser — elle a tellement envie de croire que leurs chairs leurs sangs seront compatibles, comment envisager le contraire ? — alors qu’elle est au bord d’embarquer, assise sur une banquette en skaï, tentant de surmonter le chagrin qui l’envahit par vagues depuis qu’elle a appris la nouvelle… tellement envie de prononcer son nom… de serrer doucement ses doigts entre les siens pour lui dire « mon fils, mon amour, je suis là » et le sauver du pire… c’est fou comme elle a hâte, elle n’y tient plus, il faut qu’elle mesure de ses propres yeux comment tout s’est inscrit sur son visage vivant ou mort, mais pourquoi l’histoire des familles nous ruine-t-elle à ce point ? pourquoi faut-il qu’un truc horrible arrive — un drame —, pour trouver la force de défoncer les murs qui séparent et voir enfin la même face du monde ?

 [16] Philippe Castelneau

deux jeunes gens, un garçon, une fille, attraction réciproque, et puis quoi ? deux jeunes gens font l’amour et c’est sans conséquence, un jeu — elle dit que c’est un jeu —, seulement, lui, tout à coup dit qu’il l’aime, il dit « d’un amour fou », il dit : « l’amour est un jeu, peut-être, très bien ; parfois, c’est un jeu avec la mort » ; deux jeunes gens font l’amour et sont conduits dans un endroit admirable et bizarre que l’esprit n’arrive pas à appréhender, un lieu qui n’est pas ce qu’il prétend être, le lieu de l’étrange, le lieu de la révolution permanente, un lieu qu’ils ne connaissaient pas, un lieu qui les dépasse, où un damné surgit des ténèbres avant de retomber dans un fracas de mort dans le vide de la nuit ; ça n’est pas l’amour, c’est le sexe, l’afflux d’androgènes, l’augmentation du rythme cardiaque, ça cogne tellement là-dedans qu’on pourrait croire que ça va exploser et c’est le cerveau qui finalement explose — affolement des centres réflexes, récepteurs en feu, l’ouïe, la vue, la peau sont à vif, l’hypothalamus synthétise des neurohormones, lulibérine, corticolibérine ; les neurotransmetteurs — dopamine, endorphine, adrénaline — sont libérés dans l’espace synaptique au moment de l’arrivée du « potentiel action », l’influx nerveux, l’augmentation rapide et la chute tout aussi soudaine du potentiel électrique des cellules qui conduit à l’orgasme — plaisir et douleur intenses mêlés ; « viens, on sort », il dit et c’est sans discussion possible, ils sortent, ils marchent sans que jamais il ne lâche sa main ; il l’entraine jusqu’à sa voiture, elle se laisse faire, elle a peur, mais elle le suit quand même, ils s’assoient dans l’habitacle de la Ford beige, ils restent comme ça longtemps, assis sans rien faire, de longues minutes, des heures peut-être, le moteur éteint, la voiture garée dans la ruelle sous l’éclairage blafard du lampadaire, elle regarde son profil et c’est comme si elle le voyait pour la première fois, et il dit : « ça n’est pas moi que tu vois, c’est le réel ; tu n’as pas à avoir peur, c’est comme ça, c’est tout », et aussitôt il démarre, il roule doucement, la nuit leur appartient et demain le monde aura fini (ils savent tous les deux que ça finira mal), la voiture glisse le long des larges avenues jusqu’à quitter la ville et ils roulent encore, la ville derrière eux n’est déjà plus qu’une ondulation de lumières, comme un feu dans le lointain qui attire les marginaux, les désaxés, les plus pauvres des pauvres pour un sabbat où dansent des sorcières, un mirage : une ville imaginaire ; le monde, un monde imaginaire, et seul le mystère qui va leur être révélé peut les sortir de leur torpeur, les ramener à la vie, l’esprit libre enfin, enfin libéré de leurs corps, enveloppes froissées, déchirées, qu’on retrouvera plus tard échoués sur la berge des rêves

 [17] Marie-Noëlle Bertrand

Tours, Jardin Botanique, c’est le 14 juillet, il fait très chaud, de l’autre côté de la route, l’hôpital, le vieil homme est assis sur un banc, en blouse verte, à son poignet un bracelet avec son nom, dans le pli du coude un cathéter, ce matin l’infirmer lui a fait un prélèvement pour un bilan sanguin puis lui a mis des sangles pour la perfusion sinon il l’arrache, ça lui a redonné des forces ; quand ils ont eu le dos tourné, occupés qu’ils sont à courir dans tous les sens en ce jour férié où la pénurie de personnel se fait sentir plus encore qu’en temps dit normal, il pense qu’il fait trop chaud dans la chambre, qu’il est trop seul, qu’il va aller faire un tour pour s’aérer ; toujours des qui se croient utiles, un couple a appelé l’hôpital qui a prévenu la police -oui, il n’en est pas à son coup d’essai, et alors- et une femme, qui se promenait seule, à qui il a rappelé son père qui avait réussi à fuguer de l’EHPAD pour rejoindre la maison où il avait habité pendant plus de quarante ans, a alerté les pompiers ; maintenant, il est entouré de quatre pompiers et de quatre policiers, ils essaient de le persuader de retraverser la route en sens inverse, il ne dit rien mais résiste de tout son poids, il finit par se laisser convaincre, par céder, il se lève difficilement, son corps ne veut pas accomplir ce que son esprit n’a pas accepté, il se laisse pourtant conduire jusqu’à l’entrée où les pompiers l’allongent sur un brancard -tout ce cinéma pour traverser la route, pense-t-il- ni les pompiers ni la police n’ont le temps de le raccompagner à pied ; la prochaine fois qu’il voudra respirer l’air non empuanti des miasmes (in)hospitaliers, voir un morceau de ciel bleu autrement que dans le cadre d’une fenêtre et entendre chanter les oiseaux, il fera comme son vieil ami, il y a un an.

 [18] Cécile Camatte

Elle adore cuisiner pour ceux qui vont venir, pense à eux quand elle choisit les recettes, fait ensuite la liste de ce qu’il va falloir acquérir ; ses amis l’accompagnent en pensée quand elle fait les courses, elle entend quasiment leurs réflexions ; presque souffre-t-elle de quelques ralentissements ci et là dû à des échanges de paroles pendant qu’elle fréquente les temples des achats, qu’ils soient petits ou grands ; rentre ensuite chez elle et range, range, puis dérange, dérange et re-range ; s’organise pour le soir après s’être un peu posé et bu un quelque chose finalement ; a fait l’ordre dans lequel elle va préparer les choses pour pouvoir être à la fois aux petits soins de ses invités et également être le plus près possible auprès d’eux ; commence à découper les légumes, et ça résonne de minuscules petits bruits, tous différents, et ça sent bon de plus en plus quand tout commence à mijoter ou bien à cuire au four ; est dans son plaisir de l’accueil de plus en plus : la cuisine est le prétexte du moment, l’avant-moment, l’avant-partage, ou le premier partage d’abord avec elle-même : c’est finalement comme une lente et longue mise en beauté du moment à venir, et puis de la maison, de ce qu’elle va offrir ; et désormais d’ailleurs c’est le moment où la mise en beauté de la maison se fait nécessaire et le temps s’accélère peu à peu déjà cette heure-ci et mon dieu je ne me suis pas encore préparée vite vite que mettre faut-il se maquiller est ce que j’ai oublié quelque chose ça y est me voilà prête et ils sonnent à peine quelques minutes ensuite, timing parfait, la soirée peut commencer.

 [19] Béatrice D.

Elle était si mignonne enfant, avec sa petite bouche carmin, ses boucles brunes, ses yeux noisettes, mais un sale caractère déjà - sale caractère en fait, n’est pas le mot qui convient, elle était veule et fuyante, surtout fuyante, elle ne s’opposait jamais franchement à personne, ni grands ni petits, elle faisait les choses par en-dessous pour arriver à ses fins ; une drôle de gamine, pas bête, maligne, même très maligne, et manipulatrice - il faut être intelligent pour manipuler les autres - intelligente, elle l’est, aucun doute là-dessus ! pourquoi a t-elle tout lâché d’un seul coup ? pas sûr que quelqu’un l’ait vraiment compris, pas sûr qu’elle-même le sache… elle a disparu de la vie qu’on lui avait faite sans éclats : on ne l’a pas revue après ses trois semaines de vacances en Espagne… septembre… octobre… novembre… pas de nouvelles… elle était majeure, impossible de la faire rechercher par la police et ses parents n’avaient pas les moyens d’embaucher un détective privé… c’est un de ses anciens copains de lycée qui l’a reconnue de loin, assise sur un banc, entourée de plusieurs garçons et filles, comme elle, des zonards ; ils se promènent en bande avec leurs chiens, se déplacent de squat en squat ; dans la journée, ils ne font rien, être ensemble, ça suffit ; à quel moment y a t-il eu rupture ? qu’est-ce-qui l’a décidée à partir comme ça à la dérive, plus de maison, plus d’études, plus de travail, plus de comptes à rendre, plus de parents, plus d’amis, même son amoureux, elle l’a laissé derrière elle sans état d’âme préférant l’errance, la fraternité des gueux, la vie rude de ceux qui vivent dehors, le froid l’hiver, la consciencieuse compassion du samu social, les chapardages dans les magasins, la police, la mendicité – z’auriez pas une p’it’ pièce, M’dam’ ?, la phrase qu’elle répète en s’esclaffant, comme pour se moquer d’elle- même - et puis l’oisiveté, marcher toute la journée ou se caler avec les autres, autour d’un banc ombragé, au coin d’une rue commerçante ; aucune perspective devant soi, pas un regard en arrière ; ne pas se faire niquer, ils disent ; ce soir elle va dormir sous le porche du palais des sports, ça ne sera pas la première nuit, il a fallu s’imposer, les vieux poivrots du quartier s’étaient quasiment sédentarisés : les matelas toujours à la même place sous les arcades à l’abri de la pluie, enroulés la journée, les couvertures entassées dans le caddy de supermarché – non mais ! y croivent quoi… que leur place est réservée à vie… ? elle et sa bande ont réussi à virer les vieux matelas qui puaient l’urine et le mauvais vin pour installer leurs duvets à eux ; les vieux ont pas aimé, mais ils ne sont pas les plus forts, à leur âge ; elle rejette sa chevelure noire d’un mouvement de tête, c’est à ce geste que son copain de lycée l’a reconnue mais il n’est pas allé la saluer, il a eu peur, il a dit

 [20] Ista Pouss

Les travaux ont commencé dans la rue, celle où Jérôme s’est acheté un café de quartier, avec quelques économies, il y a quelques semaines à peine, rêvant créer un lieu animé, convivial, entre potes, fréquenté par des femmes avenantes mais pas vulgaires, enfin pas trop, quoi juste un sourire féminin le matin le reste on s’en fout un peu et puis c’est la vie de quartier un café quelques clients font tourner la boutique un petit coin de paradis dans la rue, dans la rue, dans la rue, maintenant complètement cassée si on veut enjamber le caniveau ? un pont de planches, si on veut longer le trottoir ? un chemin de terre que même un lapin ne voudrait pas, si on veut traverser la voie ? des flaques d’eau, pour se garer ? un trou, pour s’asseoir ? un tas de gravier, pour pisser des canalisations ! pour chier une bétonneuse !… la rage emplissait notre patron de café, café vide, quand, au bout de la dixième heure à patienter attendre le client, personne, personne ne s’était arrêté prendre une petite bière, un gentil sirop, seule, seule arrivait l’obscurité du soir de novembre qui emplissait graduellement le petit café invisible, Jérôme retardant le plus longtemps possible l’allumage de la salle car la ruine menaçait avec les factures difficiles à payer, et les tables et les chaises, immobiles, restaient silencieuses, gardant leurs secrets de statues d’ile de Pâques, dans la salle petit à petit emplie d’encre noire du soir sous les yeux du patron seul et heureux au moins qu’il puisse entendre sa musique tranquillement et pas noyée dans le bruit des camions, le choc des marteaux piqueurs qu’il y a dans la journée, toute la journée il reste sur son « pas de porte », sous sa « licence IV », son enseigne « Heineken » ridicule, à voir les passants patauger dans la caillasse et surtout qui évitent de passer dans la rue autant que possible, fuyant le chantier, disant ça ira mieux après, quand la rue sera neuve, toute brillante, toute propre, toute belle, qu’il fallait en passer par là mais que la mairie exagérait un peu, qu’elle pourrait aider un peu les commerçants, faciliter un peu le passage vers les boutiques, et la rage encore envahissait le patron Jérôme qui avait investi toutes ses économies sa trésorerie n’existait pas, il était aux abois, il était mort, il était tué, il n’avait pas eu le temps de se faire sa clientèle, chacun pouvait voir que son café était comme un petit bébé qui n’avait pas eu le temps de prendre son premier souffle ; l’encre noire du soir l’emplit encore, ce coup là Jérôme n’avait pas eu de chance.

 [21] Will

voilà ! qui aurait intéressé Alain Cavalier surtout s’il ne se souvenait pas du choc ! d’ailleurs est-ce qu’il y avait une scène de ce genre dans Lieux saints… ? non peut-être pas mais… peu importe lui il aurait été super dans ce petit film ! il connaissait pas ? faudrait qu’il vît ça parce que pendant… quoi ? une heure ? Cavalier lui parlait de sa fascination pour… le petit coin ! oui pendant une heure il passait en revue les scènes où sa caméra s’est posée sur le trône s’il voulait et toute sa filmographie y passait ! après Lire au cabinet d’Henry Miller leur Cavalier lui livrait une espèce de version ciné personnelle étonnante ! mais… pas de scène d’un type KO alors… imagine… OK ? allez on se la refaisait la scène en Cinémascope ! allez imaginons ! : un type — plongée à la verticale depuis le plafond —, on le voit en train de dormir, la tête sous l’oreiller, il se retourne, se retrouve de l’autre côté du lit, à la place de sa femme (qui n’est plus là), se remet l’oreiller sur la tête, se lève d’un bond et file, à la bourre ! quel con ! rien entendu ! quel con ! dans la cuisine — et, va savoir pourquoi, une fois la porte de la chambre passée, claquée, après le plafond (vue du détecteur d’incendie ?) je vois la caméra le suivre dans le dressing en sortant (façade à miroir coulissante, donnant sur un grand miroir, comme si le dressing, couloir plutôt long, était une étrange galerie de glaces, et de pénombre) de la penderie ! et le type, dans la cuisine — séquence 2 —, il ouvre une porte de placard ici, là un tiroir, sort un bol là, une cuiller là-bas, et la confiture, une tasse, le beurre, un autre bol et allume le grille-pain, un couteau, et le lait, et sort le pain de mie, et allume la cafetière, et puis et puis… ? tout irait un peu de travers… oui, ça pourrait virer comme dans Brazil quand le type se lève pour prendre son petit-déj’ mais… là ce ne serait pas la modernité bâtarde des machines et des machins qui partirait en vrille (et qui fait le drôle de la scène) mais… lui tout seul dans son affolement, ses gestes incohérents, à la manière peut-être d’un Jerry Lewis ou d’un Pierre Richard… ? — et on le suivrait caméra à l’épaule notre type qui cavale, et imagine alors la danse de saint gui du caméraman, dans le petit espace de ta cuisine, pour esquiver les mouvements du fou (parce qu’il est fou, c’est sûr, regarde comme le couteau manque de se traverser l’objectif), pour essayer de cadrer sur son visage mais… jamais, jamais on ne l’apercevrait distinctement, imagine ce combat, ce chaos exagéré qui s’installe dans la cuisine à mesure ou démesure que les objets volent sur la table, et ça donnerait un peu le tournis, comme pour préfigurer la suite parce que le type — séquence 3 — d’un coup on le voit se plier en deux, se tenir le ventre, en proie à une forte nausée il file aux toilettes, on le suit en bouffée de chaleur, vertige, jambes coupées, à genoux, mains agrippées à la cuvette, la tête sur le rebord — nouvelle plongée depuis le plafond, avec ce sifflement qui s’élance, s’étouffe, se relance sous les coups durs du cœur —, jeaaAnne ? — ououiiiI ? — ‘pêche-toi, faut s’hab’ller, ‘n est en r’tard, f’y aller… ‘ppel’ Loulou —, et zoom sur la cuvette, sur la tête, le crâne, pour une plongée dans la chevelure, le cuir même, au type, mais… cheveux noirs ou cheveux blancs, enchaînement avec fondu noir ou blanc… ? ou gris, tiens, vu ton poivre et sel… gris, pourquoi pas… ? et alors, en même temps, on entendrait le pas lourd de la petite dans l’escalier en bois, qui craque, se dérobe, on l’entendrait durant une minute… — séquence 4 — une minute oui, on le verrait aussi, le type — changement de plan, caméra fixe — depuis la table de la cuisine en désordre, dans le cadre de la porte à galandage grande ouverte, une minute, les pieds dépassant de la porte des toilettes, vers la gauche, et ceux, fugitifs, de la petite qui monte à droite (déchirant l’escalier) et puis — ellipses, fugitives, rendues visibles par un saut de luminosité — ceux du grand qui descend de l’escalier (il va dans la cuisine), ceux de la petite, et tout ça durant une minute — comme une minute de silence mais… on entendrait quand même les petits, qui commencent à jouer ou à se chamailler, leurs coups secs cette fois sur les marches en descendant — et pas de réelle synchronisation le son, les coups, les mots, on les entend en léger décalage avec l’image, ou dans une drôle de mêlée l’espace d’un instant —, et les enfants une fois dans la cuisine, derrière la caméra, on n’entend plus qu’eux, dans les rires et les cris avec les bruits du petit-déj, cliquetis de cuiller dans un bol, raclement de couteau sur la Cracotte… et… il est où papa ? et le type — séquence 5 — il se réveille… non il va se réveiller — dans un angle impossible on a d’abord un gros plan, et mise au point (saut d’image ou flou), dans la chevelure (avec un étrange lumière dessus, comme si elle provenait de la cuvette !), puis zoom arrière, recadrage au besoin, pour apercevoir aussi le front, le nez, l’arcade sourcilière ouverte, les premières gouttes de sang et… ce serait la même séquence, la même minute que précédemment ? en tout cas, le sang coule, et on voit la main du type surgir pour s’essuyer mais… évidemment, le sang s’étale sur tout le front et alors… la tête commence à bouger, à se redresser tant bien que mal — la caméra aussi, pour la suivre, par de brefs mouvements saccadés, ou petits recadrages successifs, automatiques et aléatoires, un peu comme l’a voulu Lars von Trier dans Le Direktor (quitte à manger la tête des acteurs !) —, et la main étale encore un peu plus de sang sur le visage d’un revers de main — on finirait par avoir le visage de profil mais… dans je ne sais quel contre-jour effaçant ses traits et accentuant les traces de sang et… disons rehaussant la nudité du visage, juste à ce moment-là où tu reprenais vainement tes esprits… avec peut-être ce quelque chose d’artificiel aussi, un côté… masque ? bref le type — séquence 6 — se redresse, assis et pas bouger sinon… il se traîne ensuite sur le derrière, Papa qu’est-ce t’as tu saignes !, il s’allonge sur le carrelage (et c’est frais), ‘ppelle mamie... — Mamie qui ? — Lulu… — et la scène se passe de son point de vue, au sol, en contre-plongée, avec le petit qui prend le téléphone, appelle, et la petite au second plan, attablée devant sa tasse de chocolat (avec une paille) qu’elle ne boira pas, immobile, et elle le fixe son papa au sol, Allô mam’… ? oui bonj… c’est pap’… — dis-lui qu’j’suis tombé… — Non il est tomb… — dis-lui qu’j’saigne… — Il saigne à l’… — qu’j’suis par terre… — Non il est pa… terre. — dis-lui d’venir…, et elle est là en une minute, et pendant cette minute qu’est-ce qu’on voit ? qu’est-ce qui peut se passer… ? le petit qui va s’attabler à côté de sa sœur et termine son bol de céréales croustillantes, et puis une Cracotte — et on entendrait bien ça, croquer, craquer et claquer dans la bouche, zoom sur le visage de la petite, impassible, fixant l’objectif, zoom avant lent embrassant la table en désordre, le paquet de céréales aux couleurs criardes d’on ne sait quel super héros en collants séparant le frère de la sœur, gros plan sur le visage de la petite jusqu’à ce que ses yeux se dérobent, sursautant quand la porte d’entrée claque… une fois et… — séquence 7 — deux fois, la porte elle claque deux fois mais… c’est le même claquement, et le second c’est du point de vue du type au sol — même si c’était aussi son point de vue le zoom sur le regard de la petite mais… comme détaché de soi ? —, avec la tête de mamie Lulu qui surgit du canapé (anthracite, rocailleux) à côté duquel il se trouve, une tête immobile l’espace d’un instant, et qui glisse sur la têtière, avance vite et se penche vers lui — on aurait à peine le temps de voir le corps (massif, ombreux) qui soutient la tête de mamie Lulu — séquence 8 —, ooOh ! oh la la ! et puis… elle l’enjambe, on entend son pas derrière sa tête à lui, elle ouvre un tiroir, le referme, et de l’eau coule, et puis… ses pas, et l’enjambement et puis… elle l’essuie avec un gant de toilette rouge (rouge bordeaux, et c’est frais, et humide), elle nettoie le sang sur le front, sur les joues — le gant presque à chaque coup mange largement le champ de vision —, et puis… elle repart dans la salle de bain essorer le gant, revient pour essuyer aussi le bras, et frotter la main, et la poitrine, et le ventre, et accroupie, et lui la regarde faire et puis… où va le gant, dans sa course, ou sa danse sur le poignet, la paume, le sternum, et le bas-ventre — parce qu’il est torse nu le type, au saut du lit —, et puis… en toile de fond qu’est-ce qu’on a ? à ton avis ? qu’est-ce qu’on voit, ostentatoire ? sa robe de chambre à grosses fleurs à mamie Lulu, et dessous évidemment, accroupie, mais… attention ! quitte à être un peu irréel ou expressionniste l’art du contre-jour, fait qu’on ne verrait rien, on devinerait si tu veux mais on ne verrait rien — j’avoue, ce type à terre, sonné, à moitié mort, qui en profite pour jeter sous les jupes de sa belle-mère, ça pourrait choquer mais… est-ce qu’il en a conscience ? oui, bien sûr, on va quand même pas le dédouaner si facilement de sa reprise de conscience pour cause de commotion mais… dans sa conscience en éveil ce qu’il voit, et le fascine même c’est… comme l’origine du monde parce que, oui, à ce moment-là il penserait à sa femme le type, qui n’est pas là, seulement ça, je suis d’accord avec toi, on ne peut pas le savoir, à moins d’une voix off on ne peut pas le filmer, tout ce qu’on peut voir c’est… ce sombre dessous — et le gant retiré du bas-ventre, l’objectif se fixerait là, sur les lignes charnues et ombreuses des cuisses sans horizon et puis… zoom plongeant dans ces profondeurs, comme David Lynch dans Mulholland Drive nous a plongés dans la boîte noire qu’on vient d’ouvrir… et le type, alors — nouvelle séquence, ellipse, dans un fondu enchainé du noir au blanc —, on le retrouve toujours allongé, la lumière d’une lampe d’examen en pleine figure (circulaire, l’aspect d’un œil) et presque aussitôt un voile bleu sur les yeux — et sur la caméra —, un voile d’une minute durant laquelle passent des ombres et des bruits, de frottement, de cliquetis, une respiration régulière, et le souffle continu d’un ordinateur, quelques bips, et puis… plus loin quelque chose qui roule, et des gens qui parlent, et ça s’en va déjà et… — nouvelle séquence, seconde ellipse, zoom arrière — et le type on voit sa peau, son dos, torse nu on aperçoit sa colonne, ses côtes, assis sur une table d’examen et puis… toute la chambre, tout le matériel et l’appareillage qui l’entoure, un étrange environnement de couleurs primaires et secondaires, en particulier l’écran du moniteur de surveillance multiparamétrique en face de lui, un peu à droite, avec sa déclinaison, sur fond noir, de chiffres et de lignes, de rouge, jaune, bleu, blanc, le cœur en vert, instables… ça va monsieur ? ça va ? et puis… dans un couloir, un long couloir jaune, sombre et vide, traversé d’autres couloirs dont on perçoit les lignes des murs d’autres couleurs (des pastels), et quelques personnes qui le coupent (du personnel, des visiteurs ?) — il est dans ce couloir, on le voit encore de dos, habillé maintenant (t-shirt noir, pantalon de jogging noir, tennis blanches à bandes fluo — une ombre en somme), devant le poste des infirmiers, c’est par là sur votre droite — la caméra le suit, glisse sur quelques pas, et s’arrête devant le poste illuminé qu’il traverse, disparaissant au coin du mur, et puis… on se retrouve dans les toilettes, l’objectif erre pour nous faire découvrir le lieu, la porte et les cloisons blanches, le plafond blanc, la cuvette blanche, et une porte claque, on sort, et on aperçoit cette ombre en train de se laver les mains, on est toujours dans son dos, on s’avance un peu, il relève la tête, on s’écarte un peu, son visage va nous apparaître dans le miroir, quand le plan se focalise subitement sur l’œil et le gros pansement blanc qui se soulève — réminiscence de la fameuse scène du Chien andalou ? —, sur les fils noirs des points de suture pris dans la chair sanglante de la plaie — léger effet spécial de morphose à l’appui qui ferait sentir qu’on est au sourire près

 [22] ana nb

Il dort, il dort profondément il dort, sa respiration s’ évanouit, il dort, les cris de la meute ne le réveillent pas, il dort sans souffle visible, sans lumière dans les yeux, le vent de juin soulève à peine ses cheveux, immobile des pieds à la tête, il dort ; il dort jeune ombre dans l’ heure de plomb - ne le regarde pas ne le regarde pas, fixe un point plus haut plus haut encore, ne regarde pas sa bouche immonde ne regarde pas ; ils crient maintenant , et les autres suspendus à son geste regardent dans la même direction, ils voient le front le sang couler sur le front le long du nez de la bouche toucher le sol se répandre sur le sol ; ils le voient chercher l’ air par à coups aspirer la poussière du sol garder les bras repliés sur sa tête protéger ses yeux - ne le regarde pas ne regarde pas ses yeux immondes, bouge bouge - toi relève - toi, nargue le domine le enrage le cogne le brise le ; respire respire respire ; ils crient que c’ est sa dernière chance, il se relève titube, et l’ autre mène, montre qu’il veut la peau de ce - putain de rat leucémique - one shot – il se retourne effleure son poing brandit son poing armé dans le vent de juin crie gueule hurle ; sa haine renforce sa force : face gauche du visage peinte en noir face droite du visage peinte en rouge et sur le haut du crane rasé une tête de mort un soleil à spirales ; il délimite la distance d’ attaque, les trois autres s’ écartent, il s’ élance soulève sa taille ses pieds du sol d’un coup, cogne d’un élan d’une contraction de tout le bras cogne d’un coup sec dur de sa main de son poing - one shot - il cogne encore - ce putain de rat leucémique - il tourne il vise il cogne il tourne il vise il cogne, il sautille maintenant, tourne ses poings regarde l’un après l’autre ses poings les embrasse, il hurle il vocifère - putain de rat leucémique - one shot - on entend plus rien, c’ est l’heure de plomb : le soleil vif brûle blanchit les façades, une fille cheveux rouge rasés et trois mecs traversent la place.

 [23] Nicole Busquant

7h10, tout va bien, il serre contre lui la serviette en cuir que lui a dénichée sa chère épouse au marché aux puces, il sourit en se souvenant des mots doux chuchotés sur le pas de la porte ça te fait une chic allure de geek mon chéri, il aime quand sa femme le taquine sur son look qu’elle juge toujours un peu décalé, tiens, justement cette cravate en soie bleu marine à petits pois blancs qu’il ajuste d’une main experte en vérifiant discrètement dans le reflet de la vitre les plis de son costume qu’il a drôlement bien fait de louer la veille, il jette un œil à la ronde, c’est drôle de voir tous ces gens à peine réveillés, encore trois arrêts, dans vingt-cinq minutes il sera dans le bureau du Proviseur, un remplacement en mathématiques de trois semaines, ça tombe à pic, il espère bien décrocher le job surtout pour calmer le propriétaire de son appartement, deux mois de retard, quelle honte, il a toujours payé scrupuleusement son loyer depuis qu’il est arrivé en France, bon ça devrait bien se passer, il a l’habitude de ce genre d’entretien, de la surprise palpable sur les traits de ses interlocuteurs quand ils saluent cet immense black en costard qui leur écrase la main en leur présentant un CV impeccable, il sait que son physique impressionne et qu’ un élève un peu cinéphile ne tardera pas à s’exclamer ouah M’sieur, Michael Duncan, c’est vot’ sozie ! Il essaie tout à coup de se souvenir du nom du proviseur, mon Dieu, l’ a-t-il écrit dans les notes qu’il a glissées dans son porte-feuille, voyons où est-il ce fichu porte-feuille, rien dans la poche intérieure de sa veste, à l’arrêt Voltaire, lorsqu’il voit monter dans le wagon deux contrôleurs, un homme d’une cinquante d’années et une femme beaucoup plus jeune, il réalise alors brutalement qu’il n’a pas composté de billet, se met à trembler, craint de ne pas supporter la honte d’être pris en faute, les deux agents s’approchent, il cherche encore, sûr d’avoir acheté un carnet de tickets la veille, au moins prouver qu’il n’est pas monté sans titre de transport, des gouttes de sueur perlent sur son front le regard froid de la femme monte vers lui Monsieur bonjour votre titre de transport s’il vous plaît il les salue bafouille s’excuse poliment se lance dans une explication la femme le coupe je vais devoir verbaliser vous descendrez avec nous à la prochaine station suivez-nous il se demande pourquoi l’autre contrôleur se tient comme ça en retrait silencieux la jeune femme est sous le regard évaluateur de cet homme elle appliquera le protocole à la lettre il tente à nouveau malgré tout de la convaincre non elle ne fera pas d’exception oui il va devoir descendre à la prochaine station de plus monsieur vous circulez sans pièce d’identité le temps passe il sait qu’un retard même de quelques minutes sera rédhibitoire il explique sa situation à la jeune femme le plus posément possible sans s’énerver en déployant toute la logique et toute la douceur dont il peut être capable pour la persuader de le verbaliser ici-même dans le wagon la femme monte le ton froidement répète que le traitement doit être le même pour tout le monde il devra descendre avec eux au prochain arrêt il n’y aura pas d’exception à la règle j’applique la même règle pour tous c’est l’éthique de mon métier oui Monsieur l’éthique tic tic tout à coup un éclair il croit entendre Bourvil en chair et en os lui gazouiller aux oreilles la ta ca ta ca tac tac tique du gendarme c’est de verbaliser avec autorité alors c’est plus fort que lui un éclat de rire immense et joyeux déferle en cascade d’abord de sa propre bouche puis de bouche en bouche dans toute la rame hilare du tramway !

 [24] Vanessa Morisset

une petite Quechua bleue, sa première tente dans le quartier, installée au pied de l’arbre, sur le trottoir au carrefour, ou plutôt une sorte de petite place au creux d’un immeuble en L, ce qui lui laisse la place de poser tout autour ce que ne rentre pas dedans, ou serait trop dangereux comme son réchaud à gaz, les aliments qu’il peut de toute façons laisser à l’air frais, ça les conserve, étant donné que, bien évidemment, il n’a pas de frigo ; il se débrouille comme ça Oleg ; parfois, à l’heure où les enfants vont à l’école, quand les rues se remplissent de parents hystériques courant dans tous les sens de peur d’arriver après la sonnerie, on le voit lui, qui ouvre sa tente, s’assoit sur le seuil pour boire son café dans une tasse en métal cabossée, mangeant ce qu’il a, ce qu’on lui a apporté, acheté pour lui à la superette du coin, laissé dans un petit sac devant sa « porte », il petit-déjeune tranquillement en saluant tout le monde qui passe devant lui, enfin toutes ces jambes de gens debout pendant qu’il est à terre, la différence aussi c’est qu’il a le temps, il n’a pas grand chose à faire, néanmoins certains disent qu’il travaille, qu’il a un petit boulot, et il est vrai qu’il est bien habillé, toujours impeccable pourrait-on dire si cela ne sonnait pas si bizarrement par rapport à sa condition de SDF, une dame lui prête régulièrement sa salle de bain, d’autres l’invitent à prendre un bon repas chaud, il semble si doux, ceux qui le rencontrent loin de sa tente ne peuvent pas se douter qu’il vit dans cette extrême précarité, arrivé ici si démuni et sans personne, sans famille, ce qu’il a vécu en ex-URSS il n’en parle pas, il le garde pour lui, et puis il est gêné par la langue, quand on parle en anglais, ça va, mais en français, tenir une longue conversation lui est difficile, il arrive quand même à survivre, comme ce jour de grand ménage où il installe sa nouvelle tente, toujours une Quechua, mais verte, plus grande, il tient entièrement couché dedans, les passants ont pu assister au transfert méthodique de ses quelques affaires — il faut assez faire attention lorsqu’on n’a moins de deux mètres carrés à soi, il faut être ordonné — essentiellement des couvertures, des ustensiles, quelques vêtements, et puis c’est à peu près tout, la vie dans la tente connait quelques interruptions, l’hiver il disparaît quelques semaines, quand il fait vraiment froid, il accepte de partir avec le SAMU social, mais seulement quand il fait vraiment froid, sinon la soupe qu’ils apportent le soir lui suffit, plus inquiétants sont ses séjours à l’hôpital, pour sa jambe, blessée, il marche avec une béquille, mais tellement droit, avec une telle élégance qu’au sortir de sa tente on le croirait surgi d’un château une canne à la main, mais il y a aussi autre chose, à la fin il était de plus en plus fréquemment absent, un mois, puis deux, en soin palliatif, sa tente a disparu un jour, que sont devenues ses affaires dont il prenait un tel soin, l’association qui le suivait a dû s’en occuper, c’est eux qui ont collé le petit mot sur l’arbre, pour lui rendre hommage, ils ont écrit qu’il s’était éteint dignement, comme il avait vécu, avec au-dessus une photo de lui

 [25] Quyên Lavan

Neuf jours, non dix, que ça souffle sans discontinuer, depuis l’avant-dernier village, avec une rage froide aiguisant la dent de l’humidité, et bien qu’avec ses frères il foule à présent un chemin sec, ayant arraché le spectre de ses semelles à l’avidité de la tourbe, il continue à chaque pas d’incliner la cheville comme pour s’en décoller, avec un rejet sec du talon suivi de l’explosion d’une bulle de silence, mémoire du claquement labial de la boue ; et s’il s’entête à faire lever le nez au talon, pour ainsi dire, c’est qu’il préfère garder en réserve l’énergie qu’exigerait le fait de modifier sa démarche, conscient de ce que tout changement coûte à un corps épuisé – à quoi bon d’ailleurs, on n’est jamais qu’à quelques centaines de mètres de se retrouver à patauger de nouveau –, et cependant, que survienne une pierre sèche, voire attiédie par un rayon échappé aux nuages, voilà que son pied s’étonne, oui s’étonne de ce faible et miraculeux rayonnement de chaleur, de ce signe d’un au-delà pareil à l’apparition tonitruante en sa modestie du premier perce-neige, fleur d’hiver saturée de renaissance plus qu’un plein champ de jonquilles, et il s’étonne alors de cet étonnement dans un corps qui ne tient plus que par la résignation, par l’inertie, mais aussi – ne soyons pas mauvais joueur – la constance de l’âme, nourrie par la voix et le pas accordé de ses frères, comme lui tout à la tâche de maintenir à l’horizontale le précieux fardeau, la châsse de chêne sculptée de runes et d’images où dort depuis près de deux siècles le bien-aimé père, le saint abbé, le grand évêque, pas n’importe lequel, le leur (à ses frères), et par conséquent le sien (à lui), Cuthbert de l’île sainte de Lindisfarne (mais ne devrait-on pas plutôt appeler Lindisfarne, île de saint Cuthbert) ; et tandis que le bord du cercueil mange un peu plus la chair amoindrie d’une épaule depuis longtemps devenue insensible à cette pression, paix d’outre-douleur, il se demande ce qu’il en sera désormais, si la sainteté du lieu se dispersera comme les pierres du monastère étouffées de suie et de sang, comme pour faire taire en elles la vibration des hymnes, jetées pêle-mêle au bas du promontoire par les hordes venues et revenues du Nord, faisant dévaler vers les vagues leur poids de prières et de cris auquel répondait l’appel tragique des oiseaux marins (à les voir obstruer le ciel d’un noir présage d’ailes, le père Abbé a dit en frappant ses mains l’une contre l’autre comme on secouerait la poussière de ses sandales, cette fois-ci c’en est assez, plions bagages mes enfants, notre temps de renards en tanière est fini, nous irons comme le Fils de l’Homme sans savoir où reposer notre tête – c’était il y a deux ans déjà), et il craint de craindre, la sainteté pourrait-elle se dissoudre dans l’itinérance, épuisée par l’exil comme ses frères et lui, poussés par le vent sur les landes noires, de village en ville, de ferveurs véritables en appétits grimés et grimaçants (les reliques en attisent plus d’un), vol migrateur sans destination ; mais si quelque chose en lui continue à murmurer, insistant, qu’il n’avait pas signé pour cela, pour cette errance dans le vent et la pluie (à quoi bon se faire cénobite si c’est pour vadrouiller loin du confort d’une cellule aux murs – et au toit ! – solides), c’est une voix qu’il écoute distraitement, plus amusé qu’agacé depuis que le père Abbé lui a recommandé de la désavouer sans colère, de la laisser causer, de se régler sur la persévérance de ses pieds et de ceux de ses frères, puisque tel est le monastère, non pas les pierres rendues aux oiseaux, mais cette fraternité des pieds, des bouches, des épaules sous le poids du chêne, et voilà qu’il sourit de l’épaule et du pied en songeant que ce bois équarri n’est pas plus mort que l’Autre, celui que sur les icônes on représente reverdissant, lançant des rameaux tout neufs, des pampres, des fleurs, des grappes, et soudain c’est le sud lointain, la chaleur rêvée, ces étés vermeils dont on lui a parlé, où loin des tourbières et des ciels de pluie, le pied sec des pèlerins lève dans une poudre de soleil des odeurs de paradis.

 [26] MagEsc

et encore ce visage de l’enfant mort, l’image qui percute toutes les images, elle s’est avancée lentement – petit espace mais déjà pas mal de monde dans la pièce – (elle est comme un hasard, cette fille est un hasard, on ne soupçonne rien), Edith dit-on – je n’ai qu’un projet : dire l’histoire – le regard affirmé dans un corps au bord du précipice -, on dit que son esprit s’est décousu un soir de séparation, elle vient de s’asseoir – une chaise de bois, ancienne, un peu bancale – tous les regards vers elle , un grand silence, et soudain sa voix, et son corps qui se balance, et ses mots des yeux à sa bouche, de sa bouche à sa tête, de sa tête à … ça tourne – où suis-je ? je m’appelle Alice, non, Edith, non, cet enfant dont l’image fixe rôde comme une ombre permanente – les yeux qui se posent sur la grande page blanche, écrite, tous l’écoutent avec attention, surpris, un jeune garçon assis à même le sol de béton blanc au fond de la pièce l’observe - ( il connaît son histoire), il la regarde et de nouveau le texte se déploie comme une chanson, scandé de tout son corps, le poids de son corps, le rythme de sa main régulier qui scande, les mots portés par sa main qui guide, pas de lumière dans ces yeux-là, une étoile fixe, il y a deux heures lorsqu’elle est arrivée à la gare personne ne l’attendait, son train avait du retard, elle ne connaît personne dans cette ville, elle a simplement une adresse, un rendez-vous pour une lecture publique, et voilà qu’elle a poussé la porte de la boutique d’écriture, il y avait des filles et des garçons dehors qui fumaient et buvaient de la bière, brouhaha de conversations, son hôte qui l’accueille enfin et lui offre un verre, et voilà qu’elle est assise, le dos un peu voûté, ses mots comme abrité dans la courbe de son long pull sombre – elle marque une pause, elle lève la tête, échos dans nos têtes, applaudissements –

 [27] Marlen Sauvage

il y a tout ce qu’on échafaude, et parmi ce qui se raconte, ce à quoi personne ne veut croire mais qui ne surprend personne une fois avéré ; cette fin-là comme une fausse surprise : l’arrivée du printemps au fond d’un vallon, une tache claire près du ruisseau quand l’hiver depuis plusieurs mois se terre dans ses teintes gris violet, dévoilant ses arêtes de roche brûlée sur les reliefs et dans les combes (et les traces dans l’humus du sous-bois comme un corps traîné, rien à voir avec le labour profond des sangliers), le blouson vert, puis le cadavre qui ne peut appartenir qu’à L., elle que plus personne n’aperçoit depuis des semaines longeant les routes et les chemins, les cheveux noirs embroussaillés, dans sa robe blanche devenue haillons gris, de vieilles tongs aux pieds, s’échappant dans les fourrés à l’approche d’une voiture, à l’approche de tout individu faisant mine de lui parler, de lui offrir à boire ou à manger, cette enfant du pays connue de tous (même des nouveaux arrivants, prévenus de sa possible intrusion un jour chez eux, au hasard de leur absence), qui connaît la montagne comme sa poche, qui tourne autour des maisons, repérant les voitures garées momentanément ou non, casse un carreau ici, pousse une porte là, escalade les murs, grimpe sur l’escabeau abandonné contre un cerisier jusqu’à la saison prochaine, le tire sur le sol à hauteur de la fenêtre ; agile comme un chat et mince comme une anguille, s’engouffre dans le secret de chaque bâtisse oubliée de ses habitants pour un temps qu’elle ignore, et de son pas dansant, visite chaque pièce, fouine dans les armoires, s’allonge sur les lits, caresse les fauteuils en chantonnant, ouvre les frigos, les congélateurs, en énumère le contenu, pensive ; revenue ce soir-là dans sa maison favorite (il y a longtemps qu’elle y a mis les pieds) où elle a, de l’extérieur, repéré l’ordinateur caché derrière le rideau, elle a envie d’un film, pianote en s’asseyant sur les coussins du canapé, reste sur le qui-vive toutefois, marmonne de temps en temps, son œil noir scrute vite la pénombre, elle se détend, rassemble ses pieds sous ses fesses, se réchauffe sous le plaid orangé où elle a vu si souvent la mère de Romain se recroqueviller, s’assoupit un moment, se redresse brutalement, secoue la tête, devine la présence d’un animal, un matou surgi de la chatière, tente de le faire fuir en soufflant vers lui mais il a ses habitudes et la dédaigne de toute son arrogance féline, trottinant d’un pas pressé ; à sa maigreur, elle devine la femelle allaitante partie retrouver dans la chambre voisine ses chatons laissés là le temps d’une chasse ; maintenant elle fouille dans les mails, et ce qu’elle lit ne lui plaît pas, à la moue renfrognée du désaccord succède la froideur de la colère, elle arrache d’un coup vif le pansement sali qui recouvre son œil gauche, laissant échapper un cri aigu comme celui d’une souris surprise par un piège ; l’horloge vintage en métal affiche cinq heures et l’hiver le jour tombe tôt de ce côté de la vallée, sa silhouette maigre se profile telle une ombre dans la maison depuis plus d’une heure, elle voudrait allumer dans la cuisine, mais craint d’être repérée bien que la maison soit en bout de hameau ; elle ouvre un tiroir, écarte deux serviettes de table dans leur rond de couleur (elle aurait aimé cela avoir son rond de serviette ici ou ailleurs, dans une maison, il y a longtemps), trouve des allumettes et quelques photophores qu’elle dispose en rond sur la table basse devant elle, soupire tandis qu’ils diffusent une lumière tremblotante ; elle a ouvert le gaz, fébrilement cherché une casserole (les yeux dans le vague elle voit défiler des images d’avant, quand ils jouaient à s’aimer comme des adultes), attrapé un paquet devant elle, (se souvient de leur angoisse de voir débarquer Paul ou Céline), déchire d’un coup de dents le sachet de spaghetti et le jette entier dans l’eau bouillante, sans apercevoir la paire d’yeux qui la suit dans le halo de lumière, derrière le fenestron au-dessus de l’évier, qui voit suinter son œil abîmé qu’elle essuie d’un revers de main tout en surveillant la cuisson des pâtes, la paire d’yeux qui la regarde se passer la langue sur les lèvres, danser d’un pied sur l’autre, se saisir d’un blouson vert chevauchant le dossier d’une chaise, dévorer en quelques minutes la plâtrée à même la casserole, lâcher celle-ci dans le bac en inox, ouvrir le robinet, boire au filet d’eau, retourner vers le coin de salon, pieds nus, ses tongs crasseuses traînant près du canapé sur lequel elle se vautre à plat ventre avant de s’étendre sur le dos, les bras sous la tête – tandis que du regard elle fait le tour des murs, s’arrête sur les photos de son amour d’enfance, placardées dans le désordre avec celles de sa sœur – Romain et sa compagne, Romain et ses amis, Romain et son enfant, (Romain adossé au buffet jaune décoré de frises fleuries, Romain attisant le feu dans la cheminée aux tuyaux argentés, Romain glissant un CD dans le lecteur, Romain aux lèvres sensuelles posées sur les siennes), et elle, tournant la tête vers le miroir pourrait y surprendre le regard posé sur elle, mais elle a les yeux perdus d’une somnambule, ébauche un rictus de tristesse ou de colère, se lève brusquement, crache sur les photos, referme l’ordinateur d’un geste violent avant de souffler toutes les bougies d’un seul coup en grommelant, et c’est un pas claquant sur le carrelage qui l’alerte, trop tard, que quelqu’un a fait irruption dans la salle, sans qu’elle ait entendu un bruit de clés, l’homme tient dans sa main gauche la porte d’entrée ; désarçonné, il la reconnaît, l’appelle, s’avance vers elle qui hurle, l’esquive, s’engouffre dans la nuit ; L., L., L., c’est moi, Paul, tu ne crains rien, reviens, mais ses appels se perdent dans le froid sans atteindre L. qui court en tous sens, se griffant aux branches, se tordant les pieds dans les accrocs du terrain, harcelée par les bogues de châtaignier ; haletant comme un animal, affolée par le souffle qui la poursuit, la frôle ; accrochant son blouson vert dans le sous-bois de cette nuit noire, furieuse après elle, et aucune lune pour éclairer sa fuite, son ascension vers le sommet de la montagne où une clède lui tient lieu de refuge ; quand elle entend le chant de la chouette hulotte à son passage, près du chêne rouvre qu’elle reconnaît, soulagée, d’un battement de cils, c’est peut-être là, à cet écart imprévu, parmi tout ce qui se raconte…

 [28] Isabelle Jaunet-Perrotte

[...] 4 susceptible de se rendre : chez sa mère en Isère, c’est là qu’elle suppose que sa mère vit c’est ce qui est écrit dans le rapport que lui a lu la juge lors de la dernière audience où chacun de ses parents était absent, si bien que la juge en a mis pour trois ans ce qui est assez rare, jusque la majorité elle a dit, et de toute façon personne pour contester, l’éducatrice a rajouté à quelle point elle s’était apaisée depuis son arrivée sur l’unité des ados et combien c’était bon pour elle d’être dans un cadre contenant et rassurant ; 5 signalement :coutumier des faits : non-accompagné de-néant, tenue vestimentaire : sweat noir à capuche, jean bleu, tennis à semelles compensées parce que elle est la plus petite des quatre sœurs et n’a jamais accepté de ne pas dépasser la taille d’un mètre cinquante et un, âge apparent : dix-sept ans , mais elle n’en a que quinze, elle a toujours fait un peu plus vieille que son âge sans doute pressée d’en finir avec cette période de la vie où il est dit qu’il est bon qu’une personne structurée accompagne l’enfant vers sa vie d’adulte mais de structurée comme le demandent les institutions il y en a eu aucun, pourtant Claude était la seule personne qui lui avait donné de l’attention et du réconfort, seulement son casier judiciaire et sa gueule marquée par la vie n’ont pas fait bon effet à la dame chargée d’enquêter sur son cas, Claude n’a pu être la personne digne de confiance, que pourtant elle était, chez qui elle aurait pu résider ; connu pour avoir des addictions : non ; corpulence : en surpoids ; préciser si le mineur est parti avec des affaires personnels si oui lesquels, elle a emporté la carte postale envoyée de Barcelone par Maria, Laurie n’a jamais voulu quitter la France pour le camp de vacances, elle est restée au foyer et si au départ c’était le bonheur : une éducatrice pour elle toute seule qui lui fait les mêmes pâtes à la bolognaise que Claude, la lune de miel n’a duré que trois jours : Marcus est arrivé et c’en est vite fini de toutes ces petites attentions rien que pour elle, Marcus est le genre trouble du comportement qui vous met à sac toute une institution en moins de deux heures, ils sont tous sens dessus dessous, le directeur a même fait une visite alors qu’il était parti en vacances avec ses trois enfants et sa femme chez la mère de cette dernière qui a une maison en Bretagne avec piscine ; heure de la disparition : 02h15, Martine,la veilleuse de nuit s’est endormie quelques minutes sur l’écran de sa tablette, Laurie est passée sous son nez sans difficulté, Marcus lui ne dormait pas, il ne dort jamais d’ailleurs, il l’a accompagnée jusqu’à la porte de sortie et lui a offert un sourire plein de tendresse comme elle n’en avait pas eu depuis Claude, ça l’a émue et presque retenue, mais il faut absolument, et elle ne sait pas pourquoi, qu’elle aille vérifier si sa mère est encore là-bas, elle sent le regard de Marcus accompagner ses pas jusqu’au bout de la ruelle, elle entend la porte se refermer, Marcus attend une heure et puis doucement réveille Martine la veilleuse de nuit pour lui dire qu’ il n’y a personne dans la chambre de Laurie qu’il ne sentait pas bien et avait voulu chercher du réconfort auprès de sa camarade mais qu’apparemment elle était partie, le temps que Martine reprenne ses esprits, cherche dans le bureau en désordre des éducateurs le formulaire de déclaration de fugue, Laurie arrive à l’entrée de de la ville, tend son bras dans la nuit quand elle aperçoit les phares d’une voiture, les deux jeunes plutôt sympathiques qui s’en vont au festival Trans l’embarque ; 6 disparition signalée le 17 juillet 2017 ; le fax arrive sur le bureau du fonctionnaire de police , c’est la septième déclaration de fugue de la nuit, Laurie est bien installée à l’arrière du break de ces nouveaux amis...

 [29] Joséphine Lanesem

la plage comme une plainte interminable insoutenable où elle avance avec son élégance qui est une nostalgie de nouveauté mince jusqu’à la blessure et le visage d’une splendeur ravageuse qui la vengera qui la venge déjà son parapluie rose bombé tourne dans le paysage en cendres que le vent soulève en nuées sa fille la précède potelée et pipelette sous l’arc doux de ses joues et de ses couettes dans sa robe de poupée déparée par l’anorak rappelant un cerf-volant fripé et échoué maladroite par trop de tendresse pour un monde démesuré elle trébuche sur les galets la mer lèche ses souliers avale ses lacets monte et visqueuse enlace ses genoux ses mains cherchent avec inquiétude un appui dans l’écume elle en perd l’équilibre bascule s’affaisse dans sa robe qui se gonfle en bouée bariolée puis éclate en bulle arc-en-ciel le froid l’embrasse avec la honte sa mère la regarde sans sourire ni froncer de haut de si haut le parapluie tourne plus vite une vague arrive dans son dos et d’un coup la rabat contre terre ses cheveux se confondent avec les algues ses genoux avec les galets son âme avec l’abysse puis l’eau reflue lentement et dégouline tandis qu’elle se redresse le parapluie continue de tourner l’appel et la lumière se brouillent dans sa gorge une nouvelle vague survient suivie d’autres qui se chevauchent sans trêve l’ensevelissant dans leur va-et-vient de plus en plus profond creusant sa poitrine à mesure jusqu’à susciter quand elle touche au cœur des ténèbres l’éblouissement de l’origine (le libérateur à peine débarqué et sur la plage sa mère écartelée la boue qu’il force en elle le cri qui tombe sur le monde) soudain elle repousse la pression se démène tente à la fois d’aller de l’avant et de toucher le fond émerge enfin sans trop savoir comment lutte à toute force pour atteindre la grève à son arrivée sa mère recule surprise et amusée ôte du bout des doigts son étroit gant en daim et lui tend la main pour l’accueillir ou l’écarter ce n’est pas très clair elle a son air de tous les jours la plage déserte autour rien ne s’est pas passé immobiles l’une aux oreilles menues au point de se réduire au seul cartilage au-dessus de sa nuque gracile où la bise hérisse quelques flammèches et l’autre aux lèvres gonflées et violacées de noyée comprimées sous ses poings qui tentent de se fermer férocement mais tremblent seulement de ne plus rien sentir un geste de reproche pour le manteau et la robe une envie à pleurer de lait chaud et de lourds rideaux au retour la petite racontera trempée précipitée et la mère rira étincelante tu dis n’importe quoi

 [30] Benjamin Revol

Sa vie n’est qu’une succession d’emmerdements (au propre comme au figuré), il doit penser quand il monte dans la voiture en se grattant le derrière, encore ce matin il en a eu la preuve, quand ayant fini son petit-déjeuner, il est allé s’habiller et prêt à partir il avait attendu sa maman ; cependant, alors qu’elle l’avait rejoint dans le salon, vérifiant une dernière fois que tout était fermé, il avait eu envie d’y aller ; exaspérée, elle avait levé les yeux au ciel et lui avait dit d’y aller, alors il y était allé, pensant pouvoir faire ça vite, lui qui prenait toujours son temps, à l’époque et même aujourd’hui, c’était l’un de ses moments privilégiés et il aimait ne pas se presser, mais c’est plein d’une confiance illusoire en ses capacités qu’il était entré aux toilettes, confiance vite dissipée, lorsque sa maman lui demande où il en est et qu’il n’a pas commencé ; alors, comme lors des rares fois où il doit se dépêcher, par exemple à l’école, ou chez des copains, ou chez de la famille, ou dans n’importe quelle situation quand il n’a pas le temps de prendre son temps, ces fois-là qui le plongent dans la détresse et lui font dire que jamais plus jamais il ne se retrouverait dans cette situation et pourtant… le voilà encore transpirant, hagard, obnubilé par ces fois magiques où il prend son temps, où il peut se détendre et laisser son esprit vagabonder pendant que son corps fait le sale boulot, chacun dans son coin remplissant sa fonction mais voilà, là, chacun empêche l’autre de fonctionner, son esprit est tout entier tourné vers son corps, il essaye d’actionner mentalement chacun des muscles liés à l’expulsion, les bodybuilder font la même chose lorsqu’ils cherchent la mind muscle connection mais, ça, il ne le sait pas encore ; de fait, son corps occupe tout entier son esprit, contrairement à ses vagabondages spirituels, son corps, têtu et désobéissant lui rappelle qu’on ne peut pas toujours faire ce qu’on veut dans la vie et alors, à ce moment précis, on se rappelle ces fois là où la volonté s’écrase contre la matière – comment vivre si notre corps, sensé nous obéir, nous empêche de poursuivre nos ambitions ? devrions-nous considérer le refus du corps à exécuter une fonction de maintenance comme une rébellion ? une mutinerie de la matière sur l’esprit ? ou bien est-ce l’esprit, voulant dicter unilatéralement ses ordres au corps, qui constitue une ingérence des fonctions supérieures sur les fonctions inférieures ? d’ailleurs, doit-on voir une hiérarchie dans les différentes fonctions ? alors l’humilité semble être la leçon de ce combat, il a sursauté à l’écho du « plouf » et a profité, une seconde, du soulagement avant de se rhabiller en vitesse, Il avait dû s’imaginer sa maman l’attendant, pressée, pour se dépêcher comme ça et s’essuyer si distraitement, ce qui, il s’en était assez vite rendu compte, lui ferait passer une journée merdique.

 [31] Alex Fern

voilà c’qu’il lui dira, que ça plaise ou non, c’est comme ça, c’est comme ça, qu’il dit, peut pas toujours se faire avoir, peut pas toujours baisser la tête-courber l’échine comme ils disent, il marche, fait noir dans c’couloir, tiens j’fais des rimes qu’il dit, trop longtemps qu’ça dure, marre de c’train-train, hé toi-là bouscule pas, ça va ouais, qu’il dit, les gens sont dingues parfois j’te jure, rien qui va et celle-là, non mais quelle allure elle a allurella ella ella, ça y est il divague, me rendra fou ce type, un jour il lui dira, il lui dira c’qu’il pense, y’ verra bien qui j’suis, qu’il pense, fatigué, mal aux pieds, il a mal aux pieds à force de marcher, et c’couloir qui n’en finit pas, non mais r’gardez-les tous ces cons, font tous comme moi, faut pas croire, il murmure entre ses dents, pourquoi que j’cours comme ça, y’a pas l’feu, j’fais tout comme eux, qu’il dit dans sa tête, laisse-les courir, arrête un peu, pose-toi là, tiens r’garde là, peinard, il regarde là, il est peinard c’ui-là avec sa guitare, ’f’rait mieux d’se taire, il passe devant l’assis à la guitare, f’rais mieux d’te taire, qu’il lui dit, joue mal, peinard, ouais, qu’il dit, mais mal, il ronge sa colère tout près du gars à la guitare, faut pas que j’m’arrête, va me d’mander une pièce, j’l’ai pas, même pas une pièce, alors pour lui pas, même pas, il sirote son amertume, non mais j’peux pas, peux pas m’arrêter, peut-être aurait-il voulu se poser, s’asseoir à côté et puis parler peut-être, et puis non, personne, parler à personne, va d’ l’avant qu’y disent, pointe ton doigt droit devant, mais devant y’a quoi, y’a quoi, y’a c’con-là qui lui dit qu’ça va pas, qu’ça peut plus continuer comme ça, qu’y’en a marre, déficits, dividendes, productivité, charges, tout se mélange dans sa tête qui bouillonne de rage, y’en a marre, ouais, c’est moi qui en ai marre, mon pote, pas toi, et pis tiens, j’te la donne pas ma démission, j’te la jette à la gueule, pis j’me casse, tu m’verras plus, finit, plus jamais, qu’il lui dira, et bien fort encore, que tout le monde entende, d’puis quand qu’on m’cause comme ça d’abord, vingt ans de boîte et tu m’insultes, qu’il dira, il a envie de hurler, mais il marche, furieux, il a encore le lait d’sa mère au bout du pif et y m’crie d’ssus, y m’chie d’ssus, qu’il dira à tous ses collègues, et bien fort, que tout le monde en profite, tu sais pas qui j’suis, pardon madame, quoi, oui, j’parle tout seul, et alors, j’vais fermer ma gueule pis c’est tout, il se tait, il écume, il marche droit devant lui, pis tout ces gens qui puent, fait chaud dans l’métro, sont tous mouillés, tout qui pue, et celle-là, pas fière allure avec ses sacs, t’as fait tes commissions, mamie, qu’il pense mais ne dit pas, ne parle pas comme ça, pourrait être sa mère, il voit bien qu’elle est vieille, qu’elle a du mal à marcher avec cette superposition de chaussons chaussures rafistolés ficelés comme de grosses saucisses, il esquisse un sourire, tu vas où ’tit’ mère, hein, où tu vas pauv’ petit bout de femme avec tes gros bagages, il finirait bien comme elle, tiens, s’il se laissait aller, mais il va, droit devant, devant lui y’a rien, mais il marche, il faut marcher, et marcher droit, c’est c’qu’on lui a appris, depuis tout petit, du boulot j’en trouverai, il n’est pas manchot, il n’a pas le bac, mais l’expérience, ça compte l’expérience, la vrai, les responsabilités, l’atelier, enfin, bon, y’en n’a plus, tout rasé, vont tout fermer, qu’il dit, vont pas m’faire chialer quand-même, merde, v’là qu’ça coule tout seul, même pas d’mouchoir, fait chier, et tout ceux-là qui courent, on ne sait où, et qui le bousculent, pourquoi qu’y m’bousculent, hein, peut pas r’garder où y va c’ui-là, envie d’arrêter, il a envie d’arrêter là, pis qu’ils s’arrêtent tous, là, tout d’un coup, comme pour une photo, tout arrêter, les gens, le métro, la lumière, tout, et puis les regarder, les garder, pour lui, tout pour lui, un à un il les voit, les visages et les corps, les odeurs, les couleurs, pour la première fois, les yeux, leurs yeux, leurs regards, leur absence de regard, il n’y a que lui qui verrait leur regard, que j’plonge dedans, que j’m’y perde, savoir c’qu’il y a dedans, dans l’regard, dans l’absence de regard, dans leurs yeux, celui-là, tiens, il ne l’avait pas vu celui-là, qu’il est grand, grande tige, pas comme les autres, pas qu’il est grand, mais pas pareil, des grands, y’en a, y’en a tant, mais pas comme lui, qu’est pas plus grand, mais pas pareil, il semblait subjugué par ce personnage, comme devant une soudaine apparition, un artiste qu’on dirait, un du seizième sûrement, y’ porte bien, l’élégance qu’on dirait, mais pas pareil, qu’est-ce qu’il fout là, pas dans l’taxi, mais ici dans tout ce déballage de viandes emmaillotées qu’arrêtent pas d’s’agiter, il observe le visage tout lisse, les cheveux souples comme de la soie, la bouche dessinée comme celle d’une jeune femme et puis les yeux, le regard, son regard, si doux, si calme, on dirait qu’y’m’regarde, me r’garde pas, j’suis pas là, transparent que j’suis, il le fixe, j’veux pas qu’tu m’vois, il le regarde c’est sûr, j’vais lui claquer l’ beignet s’y continue, il voudrait s’approcher mais ne peut pas, pourquoi que j’reste là à l’mirer comme un con, faut que j’marche, il doit reprendre sa route dans ce couloir interminable, quitter cette image insolite, j’ai du l’rêver, il rêve en marchant, ça fait passer le temps, il se rassure, il marche, et ce couloir tout droit tout long qu’on n’en voit pas le bout, pas la fin, la faim, faut que j’mange, pas bouffé depuis hier soir, qu’il dit, à cause de ce type, il se remet à baragouiner, c’te saloperie qui s’prend pour dieu-l’père-le-fils-et-l’saint-esprit, d’l’esprit, il en n’a pas, y’a qu’les sous qui l’intéressent, la rentabilité comme y dit, pis tout l’monde qui l’dit maintenant, même au poste, il parle fort les gens se retournent sur lui timidement à son passage, fait chier c’te crapule, pas comme son père, lui c’était un monsieur, un vrai, savait c’que c’est que l’boulot, y v’nait pas avec la ferrari-décapot’-prend-les-clés-range-moi-ça, non, il n’en peut plus de marcher, le fils, lui, ce con, le mépris y’a qu’ce serpent-là dans sa bouche, passe la vieille femme aux cabas, qu’est-ce qu’il fait là, à l’arrêt, il l’avait pourtant dépassé tout à l’heure en marchant d’un pas plutôt alerte, et pis v’là que j’suis là, depuis quand, merde, j’m’en était même pas rendu compte, j’deviens dingue, il dit qu’il devient dingue, comme s’il sortait d’un comas, elle arrive la pauvre vieille, il l’aiderait bien, mais il ne la connaît pas, comment fait-elle avec tout ces vêtements superposés sur elle, c’est à peine si on distingue son visage encapuchonné de cache-nez de laine, qu’est-ce qu’elle fout avec tout ça su’l’dos, qu’il dit, p’t être qu’elle a été belle dans l’temps, y’a des restes qu’elle enfouit dans ses fringues, elle passe devant lui, il est plaqué au mur comme un cloporte, il la laisse passer, avec ses sacs on dirait une abeille aux pattes chargées de pollen, c’est qu’elle a du en butiner des souvenirs pour les charger là-dedans, elle pue, elle aussi, pis p’têt’ que moi aussi j’pue, peut-être que lui aussi il pue pour les autres pas pour lui, pas pour moi, j’le sens pas, peux pas savoir, faut que j’marche, il doit marcher, ne plus penser ne plus rêver, marcher, dans ce couloir sans fin, avancer vers un point, un point final, comme après une phrase, quand elles s’arrête, quand est-ce qu’elle s’arrête, demande l’enfant à la maîtresse, quand il y a un point, et pis c’est tout, mais ce n’est pas tout, et ça recommence, il rêve d’océan et de palmiers, comme sur cette affiche publicitaire, sur l’autre quai, j’veux entrer dans l’image et me fracasser la gueule contre le mur, la poupée j’peux pas la toucher, l’soleil peut pas m’chauffer, la mer elle peut pas m’noyer, se noyer, en voilà une idée, c’est dans ce couloir qu’il se noie, étouffé dans cette nasse d’humanoïdes, comme dans un océan de sargasses, mais sous les sargasses qu’est-ce qu’il y a, quoi en dessous, quoi dedans, dedans la mer, dedans la mort, l’amer, la mer

 [32] Jacques de Turenne

« pardon ô mon bon seigneur Jésus, pardonnez-moi » – l’incantation est venue bloquer en catastrophe les images et les profanations qui surgissaient sans crier gare – cette fois ça a commencé juste après ces deux-là qui s’embrassaient goulûment, et derrière tous ces bicéphales en liesse soudés à pleine bouche les chars d’arc-en-ciel défilaient, partout on se trémoussait on s’exhibait, on criait on dansait, on chantait – tout allait encore finir en dévastation absolue, la divine punition, la sainte hécatombe – « rien d’autre à foutre celui-là qu’emmerder le pauvre monde ? – pardon ô mon bon seigneur… » – la preuve, partout ici le grand carnaval des gueules cassées et certainement pas celles des esquintés de la grande guerre, celle dont elle a vu des scènes dans les vieux films noir et blanc, les archives qu’on passait des fois à la télé ! – ( la pire, atroce, avec ses tranchées couronnées d’épines en fer barbelé – les obus à mâcher terre et cadavres bras en croix – le goupillon des geysers cracheurs de boue depuis les trous remplis d’eau – au fond et collés aux parois les corps-grumeaux sanglés de larges ceinturons, forcément que ça aurait dû être la der des der et pourtant …) – même, ça lui revient d’un coup – uniquement parce qu’elle a lu ou quelqu’un lui a raconté, (qui bon dieu, mais alors qui et c’était quand ?) les gueules cassées c’est pas le nom d’un tirage spécial qui se jouait dans les lendemains de l’armistice – une sorte de loterie ? – comme quoi c’est bien banal l’idée qu’il faut dédommager d’une façon ou de l’autre tous les cabossés de la vie – qu’ils ont droit à réparation – mais savoir s’ils ont servi la patrie les déglingués quelle importance ? – elle sent rebondir les ricochets exténués d’une frénésie ancienne, couvée en sourdine et bien émoussée aujourd’hui, avec l’âge qui la grignote patiemment, les drogues abrutissantes des docteurs – comme de la buée sur une vitre : un voile opaque devant le monde flouté au-dehors, cotonneux et engourdi – dedans les minables reliques de la fureur grandiose qui dévorait sa jeunesse – (ah ! – élever enfin l’univers à sa vraie belle pleine et infinie démesure – tout changer – parce que la vie s’en fiche total de ces histoires de justice et d’injustice, de donner à chacun pareil – les bonheurs, les fêtes et les vacances en bords de mer, elle les distribue à la louche et c’est sûr que les rasades sont pas pour tous remplies à ras bord – alors putain de nom de dieu tout refaire quoi ! ) – ça la noue toujours très loin au-dedans du ventre : cette folie de vivre en abondance, d’où ça lui parvient donc encore et ça sortait d’où ? – quand elle pouvait pas s’empêcher, que c’était si fort et exaltant – quand elle était cent mille fois plus immense qu’elle – même – un jaillissement – une effervescence – une éruption totale de l’univers qu’elle palpait partout à la fois – une incandescence éternelle de lave en fusion ! – aujourd’hui elle se brûle tout au plus à de brèves fulgurances, oscille entre de lointains remous de colère, tandis qu’enfoui au plus profond d’elle-même un sédiment de mélancolie fossile en pâte visqueuse étale sa glue – en surface crépitent de petites pastilles d’excitation vive – reflets lumineux perce-yeux, comme qui dirait une peau d’océan en cotte de maille pour empêcher les remontées des abysses ; bien sûr les idées débaroulent quelques fois encore – une horde affaiblie dans sa bonne tête carrée rigolarde et grisonnante, coiffée très court, à la garçonne , c’est d’abord ce curieux murmure qu’elle a appris à repérer avec le temps : une sorte de bruit de fond lointain et léger – puis la rumeur enfle roule et caracole – une cavalcade de mots et d’images filent bon train et soulèvent sous leurs sabots la tempête pulvérulente – ensuite le nuage étouffant barbouille tout, mais rapidement maintenant il abaisse ses volutes et retombe en faisant toujours un peu taper le cœur – elle grommelle, amusée, effarée, séduite par ces derniers soubresauts de l’ancienne ébullition ; s’appuyant sur son déambulateur on la voit avancer, le dos bien arrondi sous la robe de chambre orange – (je suis un insecte bizarre – une drôle de bête à carapace ou à bon dieu – pour lui je frotte mes élytres – je suis son cantique – son flocon de couleur – son amoureuse perpétuelle – la prunelle adorée de son œil unique – parce qu’il faut qu’il soit carrément borgne, presque aveugle pour foirer autant de trucs – le vrai pourri d’enfant de salaud – pardon ô mon bon seigneur Jésus ) – aussitôt elle corrige : ça serait impossible s’il devait consoler toutes celles qui ont perdu leur entrain leur jeunesse un bras une jambe un œil un mari un enfant une mère – le chien ou un chat et tout, tout ce qui finit toujours par se barrer ! – pareil pour l’envie de vivre – d’ailleurs à quoi ça me sert de continuer – perdre mon corps ma tête et des lambeaux de peau tatouée en violacé – mes veines qui claquent rien qu’à souffler dessus, tellement je me fripe et me dessèche – ma viande rendue mauvaise avant de disparaître autour des os – tu fous le camp la vieille et te revoilà à nouveau enfermée ! – (« pourquoi vous m’avez enfermée ici » elle se lamentait une autre fois – il y a bien longtemps – , « si vous me laissez là je vais mourir je le sens bien oui je vais mourir », et tous autant qu’on était autour d’elle on avait bien convenu qu’elle ressassait une boucle insensée – on pensait qu’il lui restait plus que ça, cette litanie, qu’elle allait pas tenir très longtemps avec ce filament de presque rien, c’est ce qu’on se disait et espérait secrètement, un peu honteux, en définitive aussi hébétés et stuporeux qu’elle, – mais c’était sans compter que c’était encore pour convaincre et faire mal, elle essayait autant qu’elle pouvait – à coups de mots qui cognent et creusent et scient dans les têtes : retenir – obliger – forcer, mais rien à faire, ça traversait pas, ça rentrait pas, elle reconnaissait les airs de conspirateurs de ceux qui partaient en soupirant : « mais tu sais bien, on n’a pas le choix, c’est pas possible ! » aussitôt elle recommençait de supplier en hurlant tout doucement (ce cri échoué qui agonisait au bord de ses lèvres – une plainte blanche et psalmodiée – inaudible) – coincée derrière la vitre tout autour d’elle, sa cage de verre portable – comme un animal fou se balançant derrière sa grille – elle lançait sa corde de phrase, toujours la même, et nous autres, tous les autres de l’autre côté, on n’entendait jamais rien, saisissait jamais rien de l’appel : « je vais mourir ça je le sais bien si vous me laissez-là, soyez gentils, sortez moi de là … ») – c’était réglé d’avance pour tous, et pourtant la voilà qui erre encore, nomade dans ce campement, ce ramassis de déclassés au rebut, frères et sœurs de maladie, de vieillesse, de déchéance – sanglés pour certains sur des fauteuils roulants, ici une grimace et son casque sur la tête, la barbe en clous de girofle et les dents en pointillés, là un corps tordu vrillé et partout des ombres hésitantes qu’un eefil de limace baveuse relie à la terre (la première fois bien sûr ça l’avait choquée toute cette ruine, elle s’était dit, mais qui je suis moi – devenue quoi – pour me trouver mêlée à ça !) – mais maintenant elle le voit plus ce décor d’ici chez les fous ou de là-bas chez les vieux, ou l’inverse, ou les deux, ou alors ça l’amuse (le dicton : vaut mieux en rire qu’en pleurer, parce que les larmes, quand ça commence … ) – elle est partout – dans les chambres des uns ou des autres, battant le rappel pour le repas, les médicaments, retournant ranger les armoires – (se rendant indispensable pour garder des habitudes !) – elle déambule au milieu de paroles anonymes et mélangées comme ces badauds nonchalants, au coude à coude, nez pointés vers les lumières clignotantes, les soirs de fêtes foraines : « pardon ô mon bon seigneur Jésus pardonnez-moi ! » – « je cherche ma mère, elle m’attend pour rentrer à la maison vous l’avez pas vue ? » « poussez-vous je suis pressée » – « tous ces hommes que j’ai connus ils m’ont pas fait la vie facile non ça c’est sûr » « alors on y va ? » « ils ont quel âge vos chats ? » « oh ils sont gentils ils pleurent jamais, c’est bizarre ils mangent jamais rien ! » – elle rit au ralenti derrière son cadre métallique – poussant ses mandibules noires et gourdes d’insecte rouillé elle fixe ceux qu’elle croise de ses petits yeux clairs (deux confettis tombés d’un ciel d’été bien bleu), braise et feu aux joues ; elle monte – elle monte, les infirmières le disent : attention elle monte ! – forcément c’est sexuel les chewing-gums du distributeur de préservatifs là – haut vers la cafète dans le parc de l’hôpital – elle en est revenue avec sa sœur arrivée pour la visite du dimanche et toute secouée de rire elle balance en continu des trucs amusés sur les homosexuels… faut dire qu’à la télé on a montré la gay pride et ça l’a mise en trouble et en émoi – « pardon ô mon bon seigneur Jésus pardonnez-moi » – elle l’a inscrit d’une écriture fine et serrée sur ce bout de papier, rapporté de l’aumônerie du vendredi après-midi, gâteaux prières et chants – le feuillet est soigneusement posé sur la table de chevet blanche, à côté du lit médicalisé à barrières – c’est là qu’elle dort, derrière une porte rouge brique au bout du long couloir quadrillé de gris – sur la table elle a scotché en plein milieu une vieille photo décolorée de Mireille Mathieu avec son casque de cheveux, « elle est adorable cette petite ! – c’est un ange de Dieu – bien sûr qu’elle est vivante » – tout autour des bouchons plastiques colorés (rouge-orange-vert-bleu-pâle) de bouteilles d’eau ou de soda, alignés en guirlande de lumignons : « mais non elle est pas morte je vous dis » c’est juste pour la beauté que ça met ; ce lit chaque nuit elle y a mal à la jambe, bon dieu, rien pour faire passer ça – ça la lance depuis la fesse tout le long derrière la cuisse et de tourner se tourner retourner ça change rien, calée sur 15 oreillers ça change rien, les cachets ça change rien, parler ça change un peu : « vous inquiétez pas ça va aller je me débrouillerai » – quand l’infirmière sort elle lui dit toujours « à demain », elle rajoute le prénom avec application, elle termine en insistant bien dessus, c’est un talisman, une promesse qu’elle fabrique, une assurance pour grignoter du rab, se faire durer encore un peu, elle sait pas pourquoi mais c’est comme ça : se prolonger c’est depuis toujours tout entortillé avec l’envie de baisser le rideau, un coup c’est pile un coup c’est face ( ça se torsade la mort et la vie, et jamais savoir laquelle prendra le dessus ça l’agite ça l’épuise ça la tuera bien sûr cette lutte, pour finir… ) ; c’est aussi pour ça que les institutions elle y a filé son existence, de tranches d’agitation en dégringolades dans des trous sans fond – de l’hôpital psy au domicile, puis en maison de vieux l’âge venant, puis encore l’hôpital pour se requinquer jusqu’à la prochaine fois ; ça explique l’organisation nickel : la photo depuis longtemps passée d’une petite fille qui regarde droit vers l’objectif, dans son cadre pas cher, marron clair imitation bois – dressée aussi sur la table de nuit : c’est pris dans une allée étroite et bordée de vert sombre devenu presque noir, avec dedans des taches évanouies, autrefois rouges écarlates – le jardin de la famille d’accueil, aujourd’hui tout fané ; elle aurait pu téléphoner ! – au moins … – pour la fête des mères ! – c’est pas bien compliqué d’appeler, ça fait plaisir un coup de téléphone, et ce jour là à toutes les infirmières elle a souhaité une bonne fête des mères – quand elle pleurait un peu c’était ce grand malheur qui lui revenait – cette petite qu’ils lui ont prise quand elle avait leur âge, dire qu’elle l’appelle même pas – plusieurs fois elle l’a joué ce plaisir que ça lui ferait, à chaque blouse blanche elle s’accrochait et souhaitait toute la fête qu’elle aurait voulu pour elle ; c’est pour ça que quand l’autre patient, le grand a crié : « tu fais chier la vieille toujours dans les pattes » et bien elle a donné 20 euros pour son anniversaire à l’ado filiforme et édentée qui a pris aussitôt sa défense : « non laisse-là tranquille hein », elle avait gueulé , « si c’est pas malheureux, t’aimerais pas être ici, toi, à son âge, ça pourrait être ta mère ! – et puis elle est gentille » – et même si elle se doutait pas que celle-là, la jeune, elle lui en piquerait demain 20 ou 30 de plus dans son porte-monnaie, c’est pas grave, c’est pas cher pour compter pour quelqu’un – c’est ça qu’elle retiendra au bout – (mais aussi : elle est malhonnête quand même, c’est pas bien d’aller se servir dans les affaires des gens, pourtant faut la comprendre, elle a pas grand chose, c’est vraiment triste d’être à l’hôpital à son âge, comme moi la première fois – en même temps qu’ils m’ont pris mon bébé) – c’est ça qu’elle se dira avant d’oublier les 20 ou les 30 euros volés, ça lui a fait remonter il y a longtemps et c’est comme hier, sa gosse qui lui a été enlevée parce qu’elle criait et pleurait tout le temps, et elle, elle s’énervait de pas savoir la calmer et puis elle s’est mise à faire pareil – elle a rien pu s’empêcher – elle se rappelle bien, crier aussi, et pleurer aussi, de rage et d’impuissance, à plus pouvoir s’approcher du berceau, la terreur-panique de la serrer fort là – arrêter enfin les hurlements – mais comment faire comprendre et expliquer, comment se faire entendre ? – on gagne jamais avec les docteurs, ils croient tout savoir et n’écoutent qu’eux-mêmes, et ton homme c’est tout comme, il renonce à t’entendre, comme ça, toi qu’il connaît, toi qu’il a tenue dans ses bras, toi qu’il a caressée, à qui il a fait serment des mots d’amour et de fidélité, pour le meilleur et les restes, il oublie tout d’un seul coup pour se mettre avec un savant qui parle ses mots importants, il te répète avant de partir : « le docteur l’a assuré, c’est pour ton bien, faut que je rentre à la maison maintenant … » – voilà, d’un coup tu blêmis, tu deviens le séisme que ça fait quand dans sa bouche la maison c’est plus chez nous – tu t’effondres tu te recroquevilles tu te ratatines – tu ressembles plus à rien, ou alors une petite boule toute fripée pétrie et gluante, tu es du papier mâché tout glacé dans ta tête et entre leurs mains à tous, c’est tout ce que tu es – c’est ça qu’elle a pris en pleine face, abasourdie, sonnée, la première fois qu’elle a butté de plein fouet contre la cage de verre, et c’est ça maintenant qui la broie encore, chaque fois qu’elle oublie de rire ou de répéter : « pardon ô mon bon seigneur Jésus … »

 [33] Véronique Séléné

le monde va, ils l’ont dit à la télé aux actualités : les politiques d’ici et d’ailleurs se sont rencontrés serré la main invités à dîner, ils se sont congratulés et réciproquement, ils ont pris des décisions, signé des décrets des accords des traités pour assurer leurs lendemains (mais tout le monde sait bien comment ça marche, alors passons), une équipe a gagné un match l’autre l’a perdu, les uns vont boire pour fêter la victoire les autres boiront pour oublier la défaite ; lui, il a vu la journée s’étirer s’étirer à croire qu’elle ne finirait jamais, en témoigne le cendrier débordant de mégots, et il faut maintenant qu’il se coltine la traversée de la soirée, la Grande vadrouille il connaît par cœur tellement elle a été programmée, la vie au temps des pyramides il s’en fout, la vieille gueule de Drucker qui se croit toujours jeune et qui s’incruste, ses sourires de faux-cul d’habitude il en rigole, ce soir il trouve le spectacle répugnant, il se lève et sort sans éteindre la télé ni la lampe chevet, sans refermer la porte de sa chambre sous les toits, sauna en été glacière en hiver, pourquoi aller dans le désert pourquoi aller au pôle nord, il a tout ça à domicile ; à cette heure bâtarde, avant le débarquement des vrais noctambules et l’enfermement à double tour de ceux qui passeront la nuit chez eux, il se sent prisonnier dans le sas : c’est la saison où on s’attarde aux terrasses des brasseries et des trattorias où il y a la queue devant les resto-rapides qui débitent kebabs et burgers frites où le jour met trop de temps à mourir gâchant le plaisir de déambuler seul dans les rues vides ; à force de l’arpenter il connaît le quartier comme sa poche, les graffitis fleurissent comme des fleurs vénéneuses sur les portes, les murs, à des endroits et des hauteurs improbables quelquefois, il a fallu en déployer de l’astuce et de l’énergie, il fallait avoir vraiment envie de laisser sa trace, de marquer son territoire comme un chien qui pisse à tout bout de champ sur les trottoirs, lui ce genre de truc ça le dépasse ; il n’a pas besoin de lire la pancarte sur la vitrine de la droguerie en face de chez lui, la seule du centre ville qui résistait encore, il sait qu’elle annonce sa fermeture définitive ; l’église évangélique jouxtant la droguerie n’a pas ouvert aujourd’hui, c’est toujours comme ça le jeudi, il y a belle lurette qu’il a appris que dieu a ses heures d’ouverture et ses jours de relâche comme n’importe quel commerçant, seulement la boutique divine n’est pas près de faire faillite, à la différence du magasin de Cuir et Fourrures devant lequel il passe en évitant de regarder la grille en fer forgé qui ne se relèvera plus, BB a gagné, plus besoin d’offrir des peaux de phoque de veau ou de vison pour se taper des femmes, plus besoin pour les hommes de la haute de les sortir dans le monde ainsi parées pour montrer qu’ils ont du blé et des couilles, fini de fantasmer sur la femme à poil sous le manteau de fourrure, il fait semblant d’y croire le temps d’arriver à hauteur de l’épicerie orientale, elle reste ouverte jusqu’à une heure du matin, c’est à ce moment là que l’épicier fait son chiffre d’affaires, les bouteilles d’alcool s’écoulent bien quand il fait soif pour toute une faune qui se traîne jusque là pour avoir sa dose et tenir jusqu’à l’heure où le commun des mortel se réveille ; l’épicier a l’habitude de déposer sur le trottoir ses cartons et cagettes vides, il voudrait lui dire que le trottoir n’est pas une poubelle, un jour il le lui dira ; pas ce soir ; ce soir il a une boule en barbelés qui fait le yoyo dans sa gorge et quand chaque déglutition déchire et laisse la chair à vif on préfère se taire, c’est humain ; poivrons épuisés salades en bout de course tomates agonisant dans leurs cageots côtoient sur l’étal oignons patates piments pétant la forme, la vision réveille un sentiment d’injustice, la femme qui sort de l’épicerie orientale l’en détourne, il ne l’a encore jamais vue par ici, une étrangère au quartier, une étrange étrangère, si décharnée qu’on dirait qu’elle a posé à même les os le fard sensé lui donner bonne mine, le buste penché en arrière elle avance sur ses tibias en portant un sac plastique débordant de paquets de gâteaux et de plaques de chocolat, machinalement il lui emboîte le pas, la maigreur de ses jambes lui fait des pieds démesurés, qu’elle tienne debout est un miracle, il est incapable de détourner les yeux de la robe vert pomme qui accentue le côté trognon de la silhouette – trognon pas dans le sens mignon, trognon dans le sens rognure en voie de disparition, d’extinction imminente – c’en est fascinant ; il ne la voit pas se rendre à une fête avec ses sucreries, elle va sûrement les manger toute seule et se faire vomir après comme ces anorexiques boulimiques qu’ils ont montrées à la télé dans une émission qu’il a regardée l’autre nuit quand il n’arrivait pas à dormir ; il salue d’un geste de la main Pierrot qui remonte la rue sur le trottoir d’en face ; il marche si vite le Pierrot que sa réponse se perd dans l’air du soir ; il est toujours en retard, incorrigible, il ne sait pas être à l’heure, s’il était son boss il y a longtemps qu’il lui aurait dit d’aller se faire attendre ailleurs au Pierrot, seulement voilà il est titulaire le Pierrot et ce sont les vacataires comme lui qui ont été licenciés ; devant lui le trognon de pomme verte ne peut pas faire trois pas sans changer de main son sac plus lourd qu’elle, et si elle s’étalait devant lui là sur le trottoir, il aurait au moins quelque chose à raconter s’il rencontrait un copain, il saurait tourner ça bien, pour montrer qu’il sait toujours rigoler, il pourrait dire quelque chose comme : « Hé les gars, parole, j’ai vu marcher un squelette, c’était tremblant, c’était troublant, c’était vêtu d’une robe verte, ça courait à sa perte... » ; Z’auriez pas une p’tite pièce à dépanner ? il passe sans un regard pour le punk à chien, il n’ a d’yeux que pour la pomme verte ; il aimerait savoir si elle vit seule ou chez ses parents, elle a l’air jeune mais donner un âge à des os il ne sait pas faire, il ne pourrait pas la serrer dans ses bras par peur de la casser, un peu dégoûté peut être aussi ; elle vient d’arriver en bas de la rue, alors qu’elle s’apprête à tourner à droite il se rappelle que les routes vont vers des pays, dans celui de la pomme verte l’air est, à sa manière, tout aussi irrespirable que dans le sien, cette certitude, venue comme ça, en marchant derrière le Trognon l’étonne deux secondes, deux pas plus loin il n’y pense plus, la petite pomme a tourné à droite, il est vingt heures cinquante à l’horloge de l’église, fataliste il crie (un cri tout intérieur, que personne n’entendra) Trop tard petite sœur, trop tard pour nous deux, mais trop tôt pour désespérer ; quand les affiches collées sur les transformateurs électriques sur les pas de porte à louer ou à vendre et jusque sur les poubelles de rue parlent musique et vous invitent à danser à vous éclater la vie va, quand la vitrine de la banque en face de l’église reste pimpante c’est bien que la vie va et qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil : les mêmes toujours prospèrent qui n’ont jamais eu de soucis à se faire, c’en est fatigant ; arrivé à son tour en bas de la rue il s’immobilise à côté de l’arrêt de bus, il fait toujours chaud, il respire la sueur âcre du macadam fondu, ça le fait tousser, il reste malgré tout debout à regarder la toute petite robe verte finir de disparaître, la parenthèse de sa soirée refermée, il crache par terre, s’assied sur le banc de l’arrêt de bus, allume sa énième cigarette, tire dessus en fermant les yeux comme, quand vient la nuit, on tire les rideaux avant de fermer portes et fenêtres, tandis qu’alentour le monde toujours vient et va.

 [34] Anne Klippstiehl

et l’on glisserait du cauchemar au dialogue cinématographique : « I’m Daniel Blake ! (le film de Ken Loach, Palme d’Or au festival de Cannes, partout visible) hey ! I’m Daniel Blake ! and you, what’s your name ?, what’s your fucking name, guy ? » ce besoin de sortir des putain des fucking comme si c’était Robert de Niro à qui ça arrivait ce genre de situation dégradante, de haut niveau de violence, mordre dans les mots, PUTAIN, les siffler, les cracher, FUCKING, ce jour de novembre, jour comme les autres, juste que c’est un lundi, un début de semaine, quand tout commence, quand les emmerdes s’accumulent alors que l’on en est qu’au premier des sept jours qui vont devoir s’enfiler, du mois qui en compte trente en novembre, un de moins qu’en octobre, c’est déjà ça, et la réponse serait : je ne suis personne ! ok ? NOBODY ! condamné à l’errance, non, pas Œdipe, pas aveugle, flou peut-être, ou entrevoyant, entre filant dans cette putain de bordel de merde de queue ! mais pas aveugle, non, pas clairvoyant non plus, sinon je les aurais captés, lui d’abord : « S’IL ÉTAIT PAS UN PEU, ( un peu quoi ?) JE LUI AURAIS PÉTER LA CHEVILLE ! », c’est un gars qui a dit ça, (il était sur le point de pouvoir parler à l’hôtesse ((comment la nommer ?)), celle qui accueille et dispatche les ((comment dire ?)) requérants ?, sur le point d’en savoir un peu plus sur sa situation) et la personne derrière lui, une femme, qui s’est sûrement dit : ah ! merde ! ça va aller moins vite que ce que je pensais, et qui s’est adressée au gars : « OUI, ÇA AURAIT ÉTÉ BIEN, ÇA, DE LUI PÉTER UNE CHEVILLE », et d’autres derrière de ricaner, ou de faire comme s’ils ne voyaient rien, ou comme s’ils n’entendaient pas, ou qu’ils n’étaient pas là, ou s’obligeant à ne pas penser, à se contenir, se contenir, voilà, il ne s’est pas contenu, a volé au-dessus de la queue, a directement interpellé l’employée ((oui cela paraît être un terme plus approprié)) pour réclamer son argent, deux jours avant l’élection de Donald Trump, ce 7 novembre 2016, à 9 heures 40 du matin, à la Caf, Caisse d’Allocations Familiales de la petite ville de P, P comme Putain de Bordel de Merde la queue qu’il y a ! (c’est ce qu’on se dit quand on débarque), le rêve, soudain, de science-fiction, qu’il n’y ait plus personne, disparition totale de la population, évanouissement, que n’existe plus que l’urgence, énorme, personnelle, de poser les questions suivantes : « POURQUOI L’ARGENT N’A-T-IL PAS ÉTÉ VERSÉ ? POURQUOI ? vous aviez promis la semaine dernière ! », l’imminence du chaos, l’employée qui dit à la cantonade de se rassurer, (pourtant personne ne semble s’impatienter), qui appelle du secours, et haut et fort, l’Entre-aperçu, en perdition, questionne, n’a pas le temps pour réfléchir, pas la place, (OÙ ? DANS QUEL RECOIN DU CORPS POURRAIT-IL Y AVOIR UN LIEU OÙ LA PENSÉE AURAIT ÉTÉ PRÉSERVÉE, INTACTE ?) l’organisme n’est pas en état, la faim ! est in-sue, il n’y a pas de temps, quelques centimes d’euros traînent dans la poche, l’oubli, de soi, les nerfs mis à trop rude épreuve, TOUT TIENT GRÂCE AUX NERFS, sans en avoir conscience, il avait déjà réussi à s’extirper du matin qui se lève encore une fois, à marcher, tracer jusqu’à la première étape, la banque, la Société Générale, une des pires, avec sa déconvenue impitoyable, l’argent n’a pas été viré sur le compte, il ne s’en est pas remis, tout est trop, rien ne va jamais, ça s’accumule si tôt le matin, il passe quand-même à l’étape suivante, tente de changer la donne, tente de croire comme en flottaison au miracle de l’erreur, non, il ne tente rien, il va, tel un radar qui lui sert d’ultime boussole, cet infime espoir que le retard sera résolu incessamment, et que ça ira ? puis il continuera, peut-être que la pression pourra-t-elle se relâcher, un peu ? une solution sera-t-elle trouvée ? une explication sera donnée ? mais ça ne finit pas, ça ne s’arrête jamais pour ces personnes-là, il n’y a pas de repos dans la quête, de l’argent, pour tout, pour tout il faut de l’argent, il faut quêter, quérir, quémander, commencer par faire patiemment la queue, rester calme et se contenir, Ken Loach ! le film est sorti quelques jours plus tôt, partout on voit, on lit « I’m Daniel Blake ! », l’art, à quoi ça sert ? A quoi sert l’art dans ces situations ? à qui ? le cinéma de Ken Loach, c’est bondé aujourd’hui, forcément, toutes les mauvaises nouvelles sont tombées, vendredi, veille de week-end, et celles qui traînent encore du mois précédent, la banque, les découverts, les rappels, les impayés, les erreurs, ils sont venus tous dans l’angoisse, à la première heure, c’est bourré à craquer, tendu, les réclamants potentiels, les stressés, les à vifs, les qui n’en peuvent plus, les épuisés, les anxieux, les désespérés, les avec encore un peu d’espoir, on va bientôt élire le prochain président de la République, ou la prochaine, l’angoisse monte, ce qui se passe en Angleterre c’est pas chez nous, n’est-ce pas ? c’est pas chez nous ? une certaine idée de l’égalité, en France, pas la même éthique, pas la même philosophie, chez eux c’est l’équité qui domine, « ce qui veut dire ? ce qui veut dire que si t’es malade, et que l’on considère que c’est parce t’as pas bien bouffé dans ta vie, ou si t’as fumé, ou bu, c’est ta faute, t’es responsable, y a donc pas de raison que l’Etat te soutienne, t’avais qu’à réfléchir avant ! » l’attente est intolérable, la patience impossible, le calme, la pondération, avoir consulter son compte bancaire le matin à la première heure, avoir attendu tout le week-end que ça tombe, mais ne pas savoir que les versements de la Caf n’ont lieu que le mardi soir vers 22 heures, dans le monde du numérique aussi les week-ends sont prolongés, il ne peut donc pas y avoir de l’argent qui tomberait sur un compte un lundi matin comme par miracle pour bouffer, pour payer les factures, pour prendre ce Putain de train pour aller à N demain pour assister au jugement qui va tomber, qui va lui retirer le droit de visite à ses enfants, oui il ne les voit pas, mais s’il ne les voit pas, c’est parce que son ex est partie à N, à 150 bornes, et qu’il ne peut payer le train, et qu’il en crève, du manque de ses enfants, du rire de ses enfants, de la simplicité de l’amour pour ses enfants, et maintenant on va lui supprimer son droit de les voir, oui, il traîne, il picole avec les potes, il s’en remet pas de tout ça, il se soulage un peu, il est un peu moins seul, il oublie ponctuellement, la dégringolade est arrivée si vite, et quelque chose qui vient du tréfonds parle si fort, se met à tutoyer les employés, explique, encore, encore, refait le parcours, répète, s’emporte, mais ils ne l’écoutent pas, il déborde alors, il est ALLÉ À LA SOCIÉTÉ GÉNÉRALE ! POURQUOI L’ARGENT N’EST PAS SUR LE COMPTE ?! quelque chose en lui ne tient plus, ils le mettent à l’écart, lui demandent de se calmer, un des employés dit qu’une plainte va être déposée contre lui pour son agressivité face à un agent de la fonction publique, ils l’emmènent dans un bureau, on entend des éclats de voix, surtout que ça ne devienne pas contagieux, refaire descendre la tension, ricaner pour certains, la police arrive, ils sont SIX, il est seul, ils sont SIX il est UN, un petit UN, eux ils ont leur tenue, leur virilité, leur force, leur matraque tenue prête à être utilisée, ils sont rôdés et préparés, UNE PENSÉE EST-ELLE POSSIBLE DANS CET ESPACE-LÀ ? UN RECUL ? UNE REPRISE DE SOI ? EST-ON TOTALEMENT DÉPOSSÉDÉ ? « TU VAS ARRÊTER DE NOUS FAIRE CHIER TOI MAINTENANT » a dit un des policiers, et l’Entre vu est ressorti du bureau, menotté, camisolé, a été traîné vers la sortie sous le regard de tous, pourquoi à la télé on n’a pas le droit de voir des gens menottés parce que c’est une atteinte à l’intégrité et que là, juste briser, faire baisser la tête,

 [35] Marie Moscardini

C’est la dernière journée de la semaine, vendredi 18 h, la chaleur est accablante, elle secoue son éventail pour se rafraîchir, elle sait que ça peut paraître un peu ringard, mais elle s’en moque, encore deux stations et enfin sa vie pourra changer, c’est sa dernière chance ; elle a mis sa jupe à plis soleil, son tee-shirt hard rock café acheté à Pragues il y a longtemps, et dans son petit sac elle a plié soigneusement sa convocation parce-qu’ils lui ont bien dit : "elle est indispensable, il faut la présenter à l’entrée " ; maintenant plus qu’une station et celle d’après elle va descendre ; elle ouvre son sac une dernière fois pour vérifier si le précieux papier blanc est bien à sa place ; brusquement un grand coup de frein la propulse en avant, son sac grand ouvert tombe, se renverse à ses pieds ; péniblement elle se penche, se met presque à quatre pattes pour le ramasser ; elle ne voit plus la convocation qui a probablement glissé du sac qui n’était pas fermé ; c’est la panique dans tout le wagon, les gens crient, un haut parleur annonce : "Nous sommes bloqués, incident technique, soyez patients, nous vous tiendrons au courant" ; elle est tétanisée par l’inquiètude, le silence est en elle, elle n’entend rien d’autre que cette petite voix : "ta vie ne changera pas ce soir, tu as beau regarder, tu ne retrouves pas ta convocation, même si tu la retrouves tu ne pourras plus être à l’heure, tu es bloquée dans ce métro à cause d’un coup de frein, un incident technique ; les passagers ont repris leur place, elle s’assoit elle aussi, elle libère son silence, commence à réaliser le bruit, les voix autour d’elle, un contrôleur dit de rester calme, son voisin lui tend son éventail : j’ai vu que vous cherchiez quelque chose, est-ce cet éventail ? elle le regarde, elle prend l’éventail, non ce n’est pas ce qu’elle cherche, elle lui raconte sa convocation, sa dernière chance, sa vie qui allait changer, les mots s’écoulent doucement, cela fait si longtemps qu’elle n’a pas parlé à quelqu’un, elle lui fait confiance, elle ne voit pas le petit papier blanc qu’il a ramassé puis glissé dans la poche de sa veste de costume noir, elle ne sait pas qu’il l’a suivie depuis son domicile, elle ne sait pas que cet homme a tiré la poignée d’alarme à l’origine du brusque coup de frein, elle arrange sa jupe à plis soleil, tire sur son tee-shirt un peu froissé, elle a des gestes de bonheur ordinaire, elle secoue son éventail.

 [36] Dominique Hasselmann

même si les arbres défilaient à la vitesse interdite, elle ne les comptait pas, sa voiture était comme un double chargé de la véhiculer hors des sentiers battus, peu importaient les radars et autres systèmes de surveillance, il y avait longtemps qu’elle avait compris que la liberté ne serait plus jamais qu’un leurre, son regard se dirigeait de temps à autre vers le compteur de la Jaguar, l’aiguille n’avait pas encore été remplacée par un de ces affichages digitaux avec des chiffres en biseau, elle ressentait du plaisir à ce dépassement des limites, les autres voitures s’amenuisaient rapidement dans le rétroviseur de gauche, le soleil caressait ses mains fines sur le volant de bois blond, elle savait qu’elle arriverait à son but dans les temps, la Provence devenait un paysage mouvant – seul le ciel ne faisait aucun effort et les nuages progressaient paresseusement – qu’elle parcourait sur l’autoroute comme dans une chanson de Michel Fugain, elle aimait ces refrains sans prétention devenus un patrimoine populaire, une récitation collective non imposée en classe, ses cheveux bruns délimitaient son visage auquel elle jetait régulièrement un œil dans le rétroviseur central comme pour s’assurer (ou se rassurer) que c’était toujours bien elle qui était assise là, dans ce véhicule profilé que des automobilistes regardaient avec envie et jalousie, en baissant la vitre elle avait entendu les cigales, il devait donc faire au moins 24° dehors, les deux tours de la centrale nucléaire approchaient, c’était longtemps avant les parcs d’éoliennes que l’on découvrait maintenant à tout bout de champ (quand la mer en serait elle-même couverte, la navigation deviendrait un parcours de kayak olympique), elle pensait qu’elle s’en fichait, pour ce qui lui restait à vivre avec ce cancer du sein qu’on lui avait détecté, le principal était de vivre ce moment présent, le bleu, le jaune, le vent, le chant des insectes cachés dans les oliviers, le péage approchait, elle avait oublié sa carte bleue à la cafétéria de la station Total, il fallait ralentir mais aucun véhicule n’était dans ce couloir où les humains avaient été remplacés par des robots pour encaisser la dîme perçue par Vinci, elle se disait qu’elle allait faire une grosse bêtise mais quelle importance, tout doit être relativisé, elle appuya sur l’accélérateur, défonça la barrière rouge et blanche, entendit une sirène puis continua à rouler, le pare-brise n’avait pas éclaté, elle était soudain montée à 100, puis 140, puis 180, puis 200 km/h, la liberté s’ouvrait devant elle, cette fois-ci elle avait grugé une société privée de la somme faramineuse de 80 euros, elle aperçut ensuite derrière elle le gyrophare d’une voiture de police, ils venaient de se faire livrer les premières Porsche 911 Carrera 4S type 991, elle n’avait décidément aucune chance, il fallait prendre la première sortie vers Bollène, se taper encore une barrière et puis des petites routes, des chemins creux, la campagne, rejoindre le peuple des cigales et des grillons, microcosmos, mourir enfin ici ou là, au loin.

 [37] Brigitte Célérier

et cela l’étonnait un peu, et plus encore de ne pas en être agacé, ce visage qui restait là, en lui, muet, mais s’interposant, s’imposant, alors qu’il aurait dû laisser ce bref instant derrière lui, avec un brin de satisfaction, parce que finalement ça avait été agréable cette rencontre, et puis oui il s’était assez bien conduit - il ne savait pas ce qu’il entendait par là sauf un léger soulagement - il était sensible, même si on ne le considérait généralement pas ainsi, s’il ne se considérait pas ainsi, et contrairement aux allégations de ceux qui ne l’aimaient pas - il ne les avait jamais entendues mais il les imaginait - il n’était pas déformé par son milieu - une grimace devant ce mot, cependant oui c’était ainsi que disaient ceux qui voulaient faire vite, qui ne pensaient pas -, il était encore capable de trouver la beauté là où elle se cachait et d’être touché, un peu, le temps d’un sourire presque appuyé, d’un échange de regard, par un souvenir, avant de reprendre sa route, mais justement, alors qu’il marchait maintenant dans la rue, en chemin vers... ce visage flottait toujours quelque part dans son cerveau – idiot cette image, mais il ne trouvait pas mieux, décidément il ne savait plus formuler lui-même ses idées, dès que cela sortait un peu de la communication, des échanges habituels, avec un enjeu, fut-ce un enjeu personnel, intime, quand il s’agissait de persuader, de charmer, de s’attacher quelqu’un, de s’affirmer auprès de son fils, de répondre à ce qu’attendait Juliette – la blondeur de Juliette... elle était sincère quand elle refusait de prendre sa voiture, bon la voiture familiale, puisque sa kangoo était en panne, elle assurait qu’elle pouvait bien se passer de faire du cheval pendant quelques jours, il avait dû insister, dire que cela le changerait de prendre le bus – le fils avait approuvé en riant, lui, il lui avait répondu je te signale que tu as ta mob maintenant – et c’est vrai qu’à Paris il ne s’en servait pas, ou rarement, le soir, de sa voiture, oui sauf le soir ou quand il avait un rendez-vous en banlieue, mais là, depuis qu’il était revenu, il avait bien compris que le bus c’était impossible, qu’on ne le prenait pas, à part ceux qui ne pouvaient l’éviter bien sûr, et qu’en milieu de journée, là, à cette heure, ce n’était pas pratique, mais Juliette avait consulté les horaires pour lui, et avait insisté pour le déposer devant l’abribus – étaient beaux les abribus depuis qu’on les appelait ainsi, beaux mais bigrement sans défense contre la chaleur, sauf à se ternir en dehors, dans la minuscule ombre qu’ils projetaient – juste à temps, et il était monté le dernier, laissant passer courtoisement un vieillard, deux femmes, et il avait remarqué les grosses jambes violettes devant lui quand la seconde s’était hissée à la suite de son couffin chargé, les avait retrouvées les jambes après s’être battu, ostensiblement maladroit pour masquer sa légère vexation, avec la machine à marquer les tickets – savait plus le nom – les avait suivies dans le couloir central, se tenant fermement parce que s’il était beau le bus bleu, il n’était que cahots dès qu’il roulait, et s’était assis en face d’eux, regardant le sol à côté, regardant en biais ce qui passait derrière la vitre, n’osant ni regarder ces jambes ni rencontrer le regard de la femme, attendant d’entendre la voix enregistrée aux modulations artificielles annoncer l’approche de son arrêt, se levant alors juste un peu avant que prenant appui ferme sur ses jambes la femme se mette debout, tangue elle ausssi au rythme du bus vers la porte et, comme il la sentait derrière lui, il s’est effacé contre le siège le plus proche pour la laisser passer, se retournant et prenant dans les yeux un regard qui placidement semblait attendre, et ce visage plus jeune qu’il ne l’aurait cru, ou moins atteint par les ans, cette pureté... il a pensé de madone et un souvenir tendre a tremblé, s’est affirmé, souvenir qu’elle a lu dans ses yeux, qui lui a tiré un sourire tranquille, franc auquel, comme le bus freinait, s’arrêtait, il a répondu, d’instinct, comme il l’aurait fait il y avait tant d’années, s’étonnant juste furtivement de la clarté de ce sourire qui effaçait l’espace d’un instant tout le temps depuis leur séparation et ce qui l’avait précédée, et en descendant la première elle a dit « je savais que tu étais revenu – tu savais ? - à cause des travaux – ah ! la maison... tu habites dans le coin ? – dans la cité, à côté, j’ai même vu passer ta jeune femme et sa petite voiture – et toi tu es remariée ? » - il a pensé bien sûr c’est évident, le couffin et puis... n’a rien osé dire ou imaginer de plus, ça ne le concernait pas, et elle a répondu que oui, qu’elle avait eu de la chance, qu’il était très gentil, Fadel, et sa voix était douce en disant ce nom, « il est à la retraite, maintenant, tu sais il travaillait chez ton frère et son successeur », et elle ? elle avait ses enfants et deux petits enfants, elle travaillait encore par ci par là... et puis elle avait un groupe avec d’autres femmes de la cité, oui un groupe pour celles qui parlaient mal et puis pour que l’on écoute les mères, et lui, il ne disait rien sur lui... oh mais, là, elle devait le quitter, elle tournait dans cette rue, et elle était contente de l’avoir vu, derniers mots qu’elle a jeté par dessus son épaule en s’enfonçant dans une de ces petites rues si étroites que presque invisibles comme il y en avait dans ce quartier, le laissant continuer avec dans l’esprit ce visage qui ne voulait plus partir et un petit goût de remords idiot.

 [38] Piero Cohen-Hadria

il a bien fallu puisque c’est comme ça, il a bien fallu lancer une date, une nuit, tu dors dans ta chambre - qui proposer comme sujet, qui prendre comme objet, lui, elle ? - deux êtres humains dans un immeuble habitation à loyer modéré lui noir français repris de justice récidiviste, toi blanche française juive rasée perruque docteure en médecine directrice de crèche à la retraite, lui vingt-sept balais, musulman peut-être, toi orthodoxe mère de deux filles, soixante-six ans, des frères des sœurs sans doute je ne sais pas, mais certainement, lui des sœurs, lorsque l’une d’entre elles croise l’une de tes filles, elle crache, lui balance un « sale juive » dans l’escalier, ta fille ne veut pas en parler au téléphone à la journaliste en juin, mais on en parlera quand même, un fait divers, trois semaines peut-être avant le premier tour des élections présidentielles cette mascarade, la nuit du mardi au mercredi de la première semaine du mois d’avril, ce sera là, au vingt-six, tu y vis depuis que c’est construit, une grosse vingtaine d’années, je le sais je l’ai vue se construire, cette rue, tu vis là, on t’affuble de tes deux noms, sans doute celui de jeune fille, celui de femme mariée, je ne sais pas, quatre heures du matin, le type on connaît son prénom, on sait son nom, on ne le cite pas ici, il est à présent chez les fous si ça existe encore, on attend de savoir l’expertise est en cours, on l’a interrogé mi-juillet : quelque chose s’est emparé de lui, il avait sans doute pas mal fumé, du sheet, pas mal bu (ah non, pas de ça), ses amis en avaient peur, il est monté chez eux, lui vit au trente depuis dix ans, eux au vingt-six, comme toi, on a dit qu’il avait ôté ses chaussures, on a dit qu’il était énervé, tourmenté sans cesse à bouger, ne tient pas en place et fait peur, on l’a vu faire sa prière, quatre heures du matin dans le salon, une prière, il commence probablement à hurler pour faire fuir les esprits, lui, des types comme lui qui déjantent comme on le dit des pneus, et la bagnole qui s’écrase contre un arbre, un mur, une autre caisse un camion, ou qui s’enroule contre un poteau électrique, des jeunes gens de son âge, soûlés de trop de haines, trop de refus, trop de chienne de vie, noir, déclassé, le bas de l’échelle, mais qui parle de lui, qui l’appelle « bébé », qui se soucie de ses hurlements envers le diable, contre lui, qui ne sait que c’est ainsi qu’on les fait vivre, ces goules, lui sans doute ne le sait pas, quelque chose l’a pris, voilà tout, en vérité je ne sais pas si tu dors à ce moment-là, peut-être as-tu pris des somnifères, ou alors as-tu à tes tympans ces boules qui promettent la quiétude, on n’entend rien, il est quatre heures passées, il crie, dans la nuit, il crie et on a peur, il escalade ton balcon, entre chez toi, ses amis appellent les flics quand même, on en est là, quatre heures vingt-deux, le téléphone, la brigade anti-criminalité est sur les lieux trois minutes plus tard, elle stationne (ils sont trois, si ça se trouve je les connais de vue) dans le couloir de l’appartement des voisins, ses amis à lui, qui sait les relations que tu avais avec eux ? qui ? personne, on ne sait pas, on sait seulement que la brigade n’est pas intervenue - ils étaient trois dit la chronique - mais lui, dans ton appartement, lui criait, lui cognait contre le diable, lui, il lui brisait les os, et d’un couteau il tuait, et il frappait il frappait, il te bat encore, on n’intervient pas, il hurle des sourates de ce texte qu’hier sans doute il marmonnait à la mosquée de la rue Jean-Pierre Timbaud, tu sais bien ce qui se passe ici, tu le sais, ici c’est en France et c’est du lourd les veilles d’élections, tu sais bien comment sont ces jours-là, on éteint on essaye d’étouffer parce que la peste brune est là, tellement présente, qui déverse sa haine contre les arabes, tu sais bien aujourd’hui ce sont eux, mais hier c’en était d’autres, tu le sais aussi bien que moi, le premier mai quatre-vingt-quinze, qui a oublié ? la Seine, Jeanne d’Arc et Brahim Bouaram, nommons les gens, qui a oublié ? il est mort comme toi, jeté dans l’eau ils l’ont tué, parce qu’il était arabe, ces abjects personnages, tout comme ce matin, ce matin du 5 avril, de cette année, oui, deux mille dix-sept tandis que dans quelques semaines, on portera au pouvoir un jeune homme propre sur lui, blanc, les yeux bleus, éduqué comme il se doit, banquier, conseiller, un ex-ministre, plein d’avenir, de certitudes et d’amitiés efficaces, tu ne verras pas ce nouveau chapitre s’écrire, non, cinq heures moins le quart, le cinq avril, une autre brigade est arrivée, elle attend dans la cour de l’immeuble tandis que lui - pour toi j’espère que tu es morte, j’espère que pour toi c’en est fini de ces tortures immondes – pour toi, je te jure que je l’espère - tandis que lui hurle encore puis tire ta dépouille vers la fenêtre, il hurle encore sans doute puisqu’en toi, c’est en toi que le diable gît, le diable, il hurle et trois étages plus bas, dans la cour se trouve la force publique, on aime à la savoir présente, inactive sans doute, mais présente et enregistrant faits et gestes, comme les voisins qui enregistrent ses éructations, comme le monde entier sans doute, une vieille femme (écoute, elle a mon âge plus deux ans) s’est éteinte sous les coups de couteau répétés, sous les coups de pieds et de poings, sous les coups d’un homme une femme meurt (combien en France, sous les coups de leur conjoint ? combien dans le monde, sur cette Terre-là ?), il hurle à nouveau avant de te jeter du haut de ces trois étages, il hurle « attention une femme va se suicider » puis te jette, il en est ainsi, les hommes et les femmes de la brigade, des brigades – à présent ils sont quinze – entendent sans doute ton corps s’abattre, ils investissent les lieux, des ordres viennent d’en haut, il commencera à faire jour, cinq heures vingt-cinq, un forcené sera mis hors d’état de nuire sans opposer de résistance à la force, on l’emmènera dans des lieux plus sereins, ou plus sûrs à l’abri des regards, plus tard il tentera bien de faire quelque chose, le diable probablement l’aura à nouveau pris dans ses rets, probablement encore aura-t-il hurlé, se sera battu, sept ou huit fonctionnaires seront nécessaires pour le ramener à la raison, toi, que veux-tu qu’il se passe pour toi, le dimanche suivant, dans cette rue ils furent des centaines à marcher en ton souvenir, roses blanches a-t-on vu sur les images, je n’y étais pas mais toi, on t’aura emportée, je crois bien vers Jérusalem, il me semble avoir entendu quelque part, promise tu sais, cette terre, moi la liturgie, ces arabesques créées par la religion, ces choses sacrées qui restent dans la mémoire des vivants, moi tu sais bien que je les ai laissées ailleurs, sans doute avec mes propres morts – ceux-là, je ne les aime pas, je ne trouve pas que ces mots-là soient de quelque secours, mon amie est morte c’était un matin à sept heures m’a-t-on dit dans une chambre cent un de la Pitié, eh bien je n’ai pas suivi la boite de bois dans laquelle reposent ses restes, non - eh bien voilà toi, à ton tour sans doute, quelque part, sur cette terre, perdue, tandis que l’autre est en asile, c’est un mot qui portait un droit, dans le temps, tu sais bien aussi, au siècle dernier, combien d’entre eux aussi bien, combien d’entre elles, disparues en fumée combien d’entre eux pour que cette terre-là puisse te porter ? Vaucouleurs, sur cette terre-là

 [39] Jérôme

ensuite il leur a dit combien il regrettait, combien sa vie ne serait plus jamais la même, il aurait ça avec lui, en lui, une ombre toujours aux côtés de la sienne, plus possible jamais d’être heureux, il leur a dit comme il voudrait revenir juste la seconde d’avant, que ça leur fait sans doute une belle jambe à eux, mais que lui ne pourra plus se regarder dans la glace, qu’il comprend leur douleur à eux la famille, qu’il peut très bien l’imaginer, qu’il est prêt à en assumer et à en subir toutes les conséquences, oui toutes, pas que les financières, qu’il accepte leur colère, leur violence si ça peut soulager, quand ils ont menacé les siens, non, il n’a pas voulu porter plainte même si eux « défavorablement connus des services », ne voulait pas en rajouter, et puis les siens sont partis, lui, laissé seul avec son fantôme, pense aux autres, à tous les autres hantés dedans eux aussi, on lui a conseillé de le noyer, de l’abrutir avec des médicaments ce fantôme, il a refusé, veut entretenir le souvenir, ne pas l’oublier, expier non, il n’a pas la foi comme eux, bien au contraire, à dit son aversion pour tout cela, pourtant, un soir, quand certain de ne croiser personne de chez eux, il a été là-bas sur la tombe, comme un voleur, a vu les brassées de fleurs, veut leurs laisser du temps, pour mieux revenir un jour vers eux, ne cherche ni excuse, ni pardon, la société l’a déjà condamnée, eux ne retiennent pas l’aspect « involontaire », il le sait, ils veulent lui faire subir le pire, lui arracher des lambeaux de peau avec les dents, l’entendre hurler à petit feu, il est prêt, et quand un soir un gars lui dira que c’était pas vraiment une perte, qu’il faut arroser ça, alors, méthodiquement, il commençera de le démolir, il ne se reconnaîtra pas, on le maîtrisera, les gendarmes et les juges seront compréhensifs, mais quand même, c’est pas des façons, alors un peu de prison, lui, l’assasin, se dira rassuré entre les quatre murs avec, comme son ange gardien, à attendre une fin.

 [40] Emmanuelle Cordoliani

par quelque bout qu’on s’en saisisse la vue d’ensemble nous échappe, parce qu’on ne sait pas quand cela a commencé , vu d’ici, vu d’aujourd’hui on dira : “ Le jour où elle a essayé trois fois sa robe bleue en me demandant laquelle je préférais ”, mais les jumeaux, eux, soutiennent contre vents et marées que c’est le lapin qui était le début de la fin, — rhooo, mais de quel lapin parlent-t-ils ces deux vieux croulants ( Statler et Waldorf du laissé pour compte, du dévissé dans la Creuse, du siamois en litière sale ), ça bien malin qui peut le dire : du lapin il y en avait toujours au moins une fois par semaine au menu, et ça, je ne l’invente pas, toutes les rosières du quartier en parlent encore de la terrine blanche au lapin, enfin celles qui sont encore vivantes parce que le temps passe et ça c’est pas de la fiction — , bien sûr le toubib les trouvent complètement dingos tous les deux, la sommité médicale ce sont les signes qui l’intéresse, les signes, — pfff — , c’est tout de même drôle de faire d’aussi longues études pour finalement lire des signes, comme un oracle antique, dans le ciel en papier peint de ses petites manies fatigantes, de ses fourbies de vieille, de gonzesse, n’importe qui laisserait pisser le mérinos, mais l’Académie transforme toutes ses bricoles en symptômes tout en tapotant comme une folle, c’est bien gentil tout ça, mais un peu court de vue : à quoi bon vivre plus de soixante années si c’est pour être réduit au cinq dernières, au moindre problème — ouais, bonjour le calcul des retraites à ce tarif-là —, elle a acheté quatorze fois des petits pois, bon, mais personne n’a l’air trop concerné par son premier prix de lecture à l’école primaire Sainte Lucie de Mers-les-bains, où la maîtresse lui avait donné un best seller de pédophile avec les félicitations du corps enseignant, il n’est pas caché, il est rangé sous des piles de vieux pulls qui grattent truffés d’antimites dans le grenier ( les médecins, avec une spécialité ethnologie-détective, ça serait tout de même autre chose : ils passeraient trois mois dans l’habitat du patient et ensuite seulement, ils seraient autorisé à poser des questions et à interpréter des signes ), c’est peut-être bien là que ça a commencé — cela a déjà toujours commencé — ou même avant, elle serait tombée dans un trou — aaaaaaaahhhhhhh — , reçu un coup sur la cafetière — ding dông — alors qu’elle prenait un thé chez des gens louches et après des années d’amnésie, toc, ça lui revenait, par exemple

 [41] Émilie Marot

elle court depuis le petit matin, depuis l’aube frileuse ce jour de novembre si triste, elle court sans pouvoir s’arrêter pour creuser la distance, combler la fosse à souvenirs, elle court à perdre le souffle, impossible à confondre avec les joggeuses du matin dans leur vêtements fluo et chaussures de sport : elle court en noir et deuil déjà, de l’enfance de l’adolescence d’une vie d’adulte pas même vécue, elle court en ombre fuyante qui hante la ville poisse et humide engluée dans le jaune pâle des réverbères elle court se fondre dans le gris brouillard matinal de ce jour de novembre si triste, n’être que gouttes de bruine, fraîches et légères elle court, ouvre grand la bouche non pour crier mais boire le brouillard de ce petit matin de novembre elle court et s’arrête net tout soudain face à la fontaine place centrale face aux lions de pierre elle s’assoit sur la margelle, allume fébrile une cigarette pour la jeter brusquement et bondir à l’assaut de la rue déserte rejoindre la corniche n’en faire qu’une bouchée se diluer en gouttelettes fraîches diffractée par la lumière en eau de mer en eau de pluie en eau de ru ruisseau rivière fleuve mare lac étang, non, pas d’eau stagnante, eau courante plutôt, riante dévalante vaste espace mer ou océan aux limites lointaines confins de l’oubli elle ne pense qu’à ça sans songer que demain la dilution serait la une du quotidien ferait le tour des anciens de cette ville de province, pauv’ petite si jolie c’est-y pas triste qui aurait cru j’en reviens pas sait-on pourquoi ? y paraît que… de quoi nourrir les faits, divers si possible, mais elle, elle court court pressée par l’impensable tendue vers l’océan vers la dilution diffraction elle passe devant la boulangère à peine ouverte qui demain témoignera star éphémère du fait divers « encore une qui veut son train »

 [42] Solange Vissac

aucun article de journal, ni même une feuille de chou régionale ou un simple bulletin municipal, ne prendra la peine de relater la vie de cette vieille femme, doyenne de son village de 350 âmes , comme il se dit, où elle vécut depuis son mariage dans les années cinquante, toujours dans la même maison celle-là même où mourant elle a prononcé ces derniers mots je suis en train de mourir, fixant de ses yeux clairs l’aide ménagère qui venait de la faire marcher un peu sur la petite place devant sa maison en cette belle journée printanière, quelques pas de vieille femme usée par une vie à laquelle on ne comprendrait plus rien aujourd’hui, qui n’a plus de sens et ne ferait rêver aucune midinette feuilletant un magazine people chez son coiffeur, une vie qui durant ses dernières années se contentait de bien peu à savoir de rester assise derrière sa toute petite fenêtre du rez de chaussée ( il y a longtemps qu’elle ne pouvait plus monter l’escalier trop raide qui conduisait à la chambre du haut) à espérer la venue d’un présent tout en se remémorant en continu un passé qui maintenait son discours vivant, rappelant en riant, avec une pointe de nostalgie, les étés d’autrefois avec les travaux des champs pleins de fatigue bien sûr mais qu’elle aimait bien , il n’y avait pas les machines de maintenant, il fallait rateler, faire les gerbes de paille ou bien enrouler l’herbe pour bâtir un magnifique plongeon (une grosse meule de foin) qui trônait ensuite dans le pré rivalisant de hauteur avec les pommiers disséminés dans le pré et sous lesquels se faisait une pause lorsqu’il faisait très chaud et que se buvait une piquette allongée d’eau qui désaltérait un peu, puis il fallait aller garder les vaches et les chèvres – qui n’en faisaient qu’à leur tête à toujours vouloir aller dans des lieux improbables et qu’il fallait aller rechercher - , traire , faire le beurre et le fromage tout en élevant ses deux enfants qui la secondaient bien il est vrai et lui permirent de rester chez elle jusqu’à la fin (car ce fut réellement la fin après qu’elle eût prononcé ses derniers mots je suis en train de mourir), puis pour une énième fois relatant la mort de son mari dix ans auparavant, qu’elle l’avait gardé jusqu’au bout dans cette minuscule chambre à côté de la cuisine, amaigri et épuisé par cette vie de travail de paysan, et les gens l’écoutaient malgré tout , la laissaient s’immerger dans son parler de souvenirs, dans sa matière verbale dont il aurait fallu noter quelques pépites de vocabulaire et de syntaxe qui seront perdus à tout jamais, même si dans les derniers mois on se trouvait face à une forge de silences que rayaient de temps à autre les mêmes questions t’es arrivé quand ou tu repars bientôt auxquelles les uns ou les autres avaient fini par ne plus répondre, mais il y avait toujours ce sourire chatouillant les recoins de son visage , ses yeux pétillants et chacun se savait alors reconnu, et c’était au visiteur de soliloquer quelques minutes avant de partir rapidement, puis de se contenter dans les jours qui suivraient d’un signe de la main en direction de Jeanne assise dans son fauteuil derrière la fenêtre à regarder dans l’au-delà des jours, sans plus rien déchiffrer de la terre que son silence, alors aujourd’hui passer devant sa maison est chose difficile même si une rose rouge en tissu, trônant bien droite dans un petit vase , colore un peu ce carreau sans regard alors même que le temps n’en finit pas de passer el les gens de rapporter ses derniers mots je suis en train de mourir en une forme de leitmotiv qui la fait paraitre encore un peu vivante, et se dire que cette phrase ne voudrait pas s’arrêter afin de prolonger une vie qui tremble encore dans les souvenirs et brode ce qu’elle ne sait plus dire

 [43] M. G.

alors tu attrapes ton téléphone, ta gorge s’est resserrée, juste deux chiffres à taper et attendre, l’instant se fige, et la silhouette de Tom jaillit dans ton esprit, Tom à cinq ans qui enserre ta taille et son sourire où manquent deux dents, et la sonnerie interminable, tu aurais pu prendre ta voiture, aller directement à la gendarmerie mais tu trembles trop, tu n’arrives plus à te contrôler, ces flashs qui te percutent , le choc contre l’avant de la vieille Opel s’immobilisant dans le fossé cet après-midi où ils t’ont virée de l’Intermarché, la chaleur écœurante du bas-côté juste après, tant de honte de t’être fait lourdée comme ça et ce moment d’absence, l’embardée, tout ça pour une cagette de pêches moisies, quatre mois de convalescence, aucune séquelle physique mais la peur, la peur encore plus grande, l’angoisse de ne pas être à la hauteur, ce poids de vivre sous le regard des autres, leur compassion devant ta vie de mère solitaire, leur bienveillance sous conditions, eux qui veulent bien aider les autres mais pas en faire des assistés, ce mot qui se répand dans leurs discours comme un avertissement – toi-aussi tu pourrais bien devenir une assistée, autant dire un parasite – si tu continues à te contenter de petits boulots, est-ce que tu cherches autre chose que ce mi-temps d’aide-ménagère chez la vieille Madeleine ? c’est bien beau de peindre le matin et de prendre le thé l’après-midi chez une vieille dame – au demeurant charmante – mais ce n’est pas ça qui vous sortira de la précarité, tu n’es pas seule, tu dois penser à ton fils, à son avenir – mais où est-il ? où est-il passé ? – la maison s’obscurcit et il n’est toujours pas rentré, tu n’as pas voulu trop t’inquiéter quand la CPE a appelé pour dire que Tom n’était pas au collège, bien sûr ça te contrarie le désintérêt croissant de ton fils pour les études, ça t’embête qu’il fasse l’école buissonnière, mais après tout il n’est pas le premier, n’est-ce pas, tu es peut-être trop laxiste, un autre mot qui revient souvent dans leur bouche, trop souvent, même quand ils reconnaissent que ce n’est pas facile d’être seule pour élever un ado, Tom un ado ? à treize ans, c’est encore un enfant avec ses grands yeux sombres, sauf que la nuit tombe et que l’enfant n’est pas rentré, la sonnerie résonne dans le vide, « tu dois penser à Tom » répètent tes parents, comme si tu pouvais ne pas penser à lui, tu y penses tout le temps à Tom et ça te paralyse, tu ne sais plus quoi faire, tu sens bien qu’il t’échappe, que depuis longtemps les câlins et les histoires relues le soir ne suffisent plus à nourrir ton enfant, et tu sens le vide s’étendre en toi, tu n’as rien à donner ni à transmettre, ton dénuement t’oppresse, ta précarité matérielle, ta vacuité intellectuelle, pourtant tu aimerais tant apprendre maintenant, aujourd’hui à trente-cinq ans tu te sens prête, curieuse, apprendre le dessin bien sûr et la peinture car malgré ton petit talent il te manque bien des techniques, apprendre aussi des langues, l’anglais d’abord et l’italien, c’est encore possible mais comment faire, la marche paraît si haute, et comment aider Tom, comment l’inciter à faire les efforts que tu n’as pas su faire quand tu étais jeune, quand tu vivais de l’air du temps, te souviens-tu, le temps de l’insouciance ? à l’époque qui se souciait de ton manque de formation, pas ton mari, si amoureux de ta gaité, de ta beauté, jusqu’aux jours où ta fragilité l’a agacé puis ennuyé, où il s’est lassé que tes bras nus n’enlacent plus que Tom, ton bébé, ton petit cœur, tout était devenu si compliqué pour toi, aimer un homme, aimer un enfant, tu étais dépassée, submergée, et maintenant il n’y a plus personne, rien que cette voix masculine qui résonne à ton oreille « Brigade de gendarmerie de Langres…. Je vous écoute… »

 [44] Philippe Liotard

alors elle a frotté le trottoir avec le bout du pied pour voir si c’était de la craie ou de la peinture… ça ne partait pas, peinture, il avait dit qu’il laisserait des traces avant de partir, que le banquier serait content de voir le trottoir coloré à la bombe plutôt qu’à la craie, il n’était plus là, il était parti… depuis plusieurs jours, la peinture était altérée déjà mais il y avait encore des couleurs sur le trottoir, des fleurs, des slogans, des symboles d’amour, de paix, d’anarchie, punk is not dead and power to the people, tout en couleur, sur le trottoir, devant la banque de vagues traces de couleur que la pointe de la chaussure n’effaçait pas, des couleurs mais pas celles des dessins à la craie de la journée qu’on trouvait le soir, en se disant « ah, il était là aujourd’hui », de ces traces qu’il laissait en usant ses craies à dessiner et à faire dessiner les passantes, les passants et les enfants…, les enfants qui le regardaient dessiner, s’arrêtaient, tendaient le bras du parent qui leur tenait la main, et faisaient avec lui des dessins si les parents prenaient le temps de se poser quelques instants pour laisser dessiner leur enfant, pour faire du trottoir ce patchwork de motifs et de couleurs, de dessins sur lesquels parfois, à la nuit, on le retrouvait ivre-mort d’avoir trop bu longtemps après que les enfants étaient couchés et que leurs parents aussi dormaient, avec sa chienne couchée à côté de lui, le punk à chienne du quartier, dont la chienne veillait le corps plein d’alcool jusqu’à ce qu’il émerge et qu’à quatre pattes il aille jusqu’au mur de la banque, s’asseoir sur la margelle et y dormir, assis, toute la matinée, devant les passants et les passantes qui le connaissaient et le laissaient dormir ou qui ne le connaissaient pas et passaient sans le voir ralentissant à peine pour regarder les dessins à la craie de la veille, des bonhommes d’enfant géants, des fleurs, des cœurs puis poursuivant leur marche pendant qu’il continuait à dormir jusqu’à ce que le soleil le réveille par sa lumière et sa chaleur, qu’il se lève encore titubant, yeux gonflés, presque fermés et qu’il aille chercher sa première bière, une bière de punk, « ça c’est de la bière de punk », il la portait devant son visage et éclatait de rire, un rire franc, malgré ses dents manquantes mais ça, c’était pas à la première bière, c’était quand il était réveillé, qu’il en avait déjà bu quelques-unes pour se remettre –y m’faut deux-trois bières pour me réveiller – et qu’il avait commencé à saluer les passantes et les passants et qu’il avait dessiné avec les plus jeunes, avec les plus belles et quand on le croisait on la voyait cette envie de parler, de rire, de saluer, d’accueillir, chez lui, sur le trottoir « c’est chez moi ici » et il faisait entrer sur son palier les personnes qui prenaient le temps et celles qui venaient exprès le voir, celles qui osaient s’asseoir, en tailleur ou sur la margelle de la banque et qui ne s’inquiétaient pas qu’on le voit avec lui, qui parfois se mettaient à dessiner ou juste partageaient un moment de sa vie, comme cet homme du quartier, distingué, à qui il avait proposé de « faire un truc de punk », l’homme avait accepté : lui, il s’était mis torse nu, s’était assis en tailleur sur le trottoir et lui avait tendu une tondeuse pour se faire raser le crâne, enfin pas tout le crâne, juste sur les côtés en gardant une bande de cheveux grisonnants au milieu, pour garder son mohawk, pas une crête, un mohawk, pas une iroquoise « les Iroquois sont des traitres, les Mohawks des résistants »… il a sa philosophie politique punk, sa mythologie, à côté des groupes punks dont il chante les chansons, celles des punks anarchistes, pas des nazis, « fuck off », dit-il, « nazi fuck off », comme à Berlin les autocollants partout : Nazi Raus ! en tendant son doigt aux nazis, aux fachos qui traînent dans sa tête, dans son histoire de résistant à la société, « être punk c’est être libre » clame-t-il en titubant et en riant, et l’homme a tombé sa veste, il l’a pliée a demandé s’il pouvait la poser là, sur le sac à dos plutôt que sur le trottoir, pas sur le sac de course plein de craies, juste sur le sac à dos un peu crado plutôt que sur le trottoir donc, et il a commencé à raser le crâne ; c’était avant qu’on vienne lui reprendre la chienne, avant la tristesse, avant cette après-midi où une ancienne copine est venue la récupérer, le laissant seul avec un chiot, amputé de cette présence de plusieurs années – c’était souvent la chienne qu’on voyait la première quand on le croisait ailleurs que sur son trottoir, elle le précédait ou le suivait, d’une allure lente d’aristocrate, veillant sur lui, l’air de rien, bonne pâte, grognant et montrant les dents pourtant dès qu’elle sentait l’embrouille, que les mots adressés à son maître se faisaient incisifs, les attitudes menaçantes, même un regard noir elle paraissait le percevoir et elle se transformait en pitt-bull, elle, la calme bâtarde – l’homme passe la tondeuse délicatement, à mesure que tombent les touffes de cheveux un tatouage se découvre, à la droite du crâne, une sorte de machine à tatouer stylisée, il lui fait une remarque sur ce tatouage-là, les autres, il en avait vu certains, les traits sur le visage bien sûr (le menton, sous les yeux), les mains et puis le torse, les bras, certains pourris « ça c’est des tatouages de punk… tu vois le dragon, c’est l’héroïne, cette petite pute. Elle part en fumée, là, tu vois, c’est une grosse merde mais ça a été ma meilleure maîtresse… » et il éclate de son rire sonore et sans dents en passant ses doigts au creux du coude ; la coupe mohawk est terminée, du plat de la main il frotte avec énergie les deux côtés du crâne, pour chasser les cheveux collés et se relève, « t’es un vrai punk mec », chez lui tout est punk ou pas, ce qui est punk est ce qui vaut et ce qui vaut c’est parfois pas grand-chose, comme dessiner sur le trottoir avec des enfants qui lui demandent pourquoi il n’a plus de dents, pourquoi il a dessiné une tête de mort sur son bras et sur sa poitrine, si c’est son vrai visage, pourquoi il a des ficelles de couleur qui pendent aux oreilles, pourquoi il a des gros trous aux oreilles… « parce que je suis punk et être punk c’est être libre », la litanie de la liberté qu’il crache à tout va, bien campé sur ses pieds nus noirs et calleux, et les enfants l’écoutent, ils ne demandent pas ce que ça veut dire punk, ils le voient dans son corps, ils l’entendent par ses mots, ils le captent dans son sourire et son regard, dans la façon dont son corps, toujours, se balance d’avant en arrière quand il parle, ils n’entendent pas de musique, ils voient son corps de vieux punk à la rue qui en porte l’histoire, la sienne et celle de tous les punks qui se sont défoncés qui ont dit « mort aux cons », tout ça les enfants le voient, ils voient qu’il est gentil aussi, il leur parle comme aucun adulte ne leur parle, et c’est pareil avec les « petites meufs », il y a toujours des gamines qui trainent avec lui, des étudiantes parmi les plus belles, des intellos, des petites bourgeoises, quand elles passent devant lui sur le trottoir, il commence par les interpeller comme le font tous les gros lourds, mais lui, il n’est pas lourd, pas toujours, pas quand il n’est pas complètement bourré, et il les fait sourire, il transforme la crainte en désir, désir de repasser plus tard et de lui dire bonjour, désir de s’approcher de lui puis de parler avec lui, avec les autres… il y a toujours des autres qui s’arrêtent trente secondes, un quart d’heure, une heure, une après-midi, des autres qu’il présente les uns aux autres en cherchant les prénoms de celles et de ceux qui sont nouveaux dans son cercle éphémère (« c’est quoi ton prénom déjà ? ») et il a un mot pour chacun dans ces présentations et les petites meufs se sentent accueillies, respectées et parfois elles l’accueillent à leur tour, quelques jours pour une douche, un repas, une baise, mais une bonne baise, une qui laisse des traces de plaisir et des bouts d’amitié pour longtemps, mais il ne squatte pas, il a son chez-soi, le trottoir et l’arrière-cour où on lui laisse sa tente, il n’a pas besoin d’une nana qui l’héberge mais là, ça se sentait qu’il était triste, d’abord la chienne, puis le chiot, le chiot, ce sont des « salauds de zonards » qui le lui ont volé, il dormait, trop bourré pour sentir qu’ils lui piquaient le chien, salauds de SDF qui se défoncent et qui pensent qu’à la came, ça l’a abattu, il n’avait même plus la force de les traiter de « fils de pute », ou alors juste par principe, mais on sentait bien quand on l’entendait raconter à l’éducateur de rue qu’il n’y croyait pas, l’autre voulait qu’il aille porter plainte parce qu’on savait qui c’était, qu’on savait où il étaient, alors oui, il les a traités de « sales fils de pute » mais il n’y croyait pas, il était triste, et puis « les putes c’est des femmes bien mais fils de pute c’est une bonne insulte pour les “fils de pute” », il souriait toujours mais son sourire portait la tristesse, les enfants passaient et le voyaient assis, le regard dans le vague avec les craies au pied, jusqu’à ce soir où il était tout excité, il avait acheté des bombes de peinture, il racontait à tous ceux qui s’arrêtaient qu’il allait laisser des traces, que le banquier allait être content, ce « fils de pute », un vrai celui-là, qui râlait parce qu’il décorait le trottoir avec les enfants, que ça emmerdait de voir des attroupements joyeux devant « son établissement », mais « j’ai demandé aux flics, il peut rien me dire, je peux dessiner à la craie autant que je veux, fuck », ce soir-là, il exposait les bombes, expliquait les types de peinture, leurs effets, comment elles tenaient… il racontait les graphes, la peinture de rue, et les petits trucs, comme le jour où il avait demandé du fric pour acheter de la laque et fixer une dédicace faite à la craie sur un journal, « ça c’est pour toi mais file mois dix balles, on va acheter de la laque, comme ça ça tiendra, sinon la craie s’efface… » et ils étaient allé au Casino acheter de la laque et deux bières au passage, là, elle ne frotte plus le trottoir du bout du pied, elle sent un vide, il est parti depuis quelque temps déjà, elle sait qu’il a son numéro de téléphone noté sur son carnet glissé dans la poche intérieure du sac à dos qu’il ne lâche pas (il a une sorte de sécurité pour son sac à dos, quand il sent que ça va partir, qu’il commence à être trop bourré, il le laisse en lieu sûr, et il le retrouve (pas toujours tout de suite mais il le retrouve), même après une sévère dégelée qui l’a laissé comateux sur le trottoir sous la pluie, le sac est quelque part, chez quelqu’un de confiance, pas quelqu’un de la rue, une voisine, un commerçant ou au Mac Do, il trouve toujours quelqu’un pour le sac, « là j’commence à être bourré – sourire titubant, gencive exposée – tu veux pas m’garder mon sac ? j’passerai l’prendre demain… »), demain ou un autre jour, pour un punk le futur c’est flou pourtant c’est là qu’il vit : dans le futur, « j’vais m’barrer, j’en ai marre de la ville, j’vais partir à la campagne, j’vais m’faire un tepee, j’vivrai là-bas avec ma chienne, j’bosserai dans les fermes… » ou alors « un jour, je viendrai cuisiner chez toi, j’apporterai toute la bouffe, il me manque juste les casseroles, la cuisinière, mais c’est moi qui t’inviterai, tu verras, j’cuisine bien », ou encore « un soir, j’t’amènerai avec moi on fera un truc de punk, t’auras juste à payer les bières et me suivre », le no future vit dans le futur, un futur souhaité, désiré, où ça sera bien tu verras, pas forcément ailleurs mais ça sera bien, « je vais faire une expo », « je vais trouver un appart », « je vais recommencer à tatouer », « je vais écrire un bouquin », « je t’appellerai » mais il n’a plus de téléphone dans son sac, juste le carnet avec les numéros et la mémoire qui flanche qui mélange les prénoms la mémoire qui efface les visages comme la peinture sur le trottoir s’efface aussi, après la craie... et…

 [45] Jalie Barcillon

et quand il a fait tout ce raffut, c’était le début d’après-midi, mon père rafistolait son vieux reflex, ma mère levait les yeux au ciel - il est gentil, mais oh putain, il est pas marrant, ton père - ma mère, elle raclait les pots de confiture en râlant - je cherchais dans la cave des pellicules pour mon père, ça ne m’amuse pas du tout - mais avant tu aimais ça, avant ? non, je n’aimais pas, et maintenant, j’ai une copine, elle s’appelle Z. - avec Z. on a couru, on a fait des batailles d’eau pendant trois jours, mais le problème c’est qu’hier elle ne m’a pas parlé, elle n’a fait que pêcher avec Robin et Swan – je n’ai plus envie, les photos, mon père, les vacances à Belle-Ile chez ma grand-mère, je n’ai plus envie - tu aimais bien les vacances à Belle Ile, non j’ai jamais aimé, je faisais semblant - mais si, rappelle-toi la balade à Port- Coton, le chocolat à l’hôtel du Large, lancer des carapaces de crevettes aux goélands – non j’ai jamais aimé - et acheter des têtes de poissons pour attraper les crabes – viens Rosalie – Non, moi je veux aller à la fête foraine du camping, je veux aller au mystère de l’Ouest, et je veux retrouver Z., ses cheveux emmêlés, ses mots qui vous mitraillent, son singe autour du cou – Le p’tit Ben insiste, il veut qu’on ailler mettre une tête de poisson dans la zarouette - je l’ai mis dehors, heureusement, car sinon, quand il est entré en faisant tout ce raffut, à donner des coups de sabots dans le couloir de l’entrée, le p’tit Ben, il aurait chialé, c’est sûr – non, Ben, je lui ai dit, n’insiste pas, j’ai du boulot pour mon père (je sens que je vais devoir passer l’après midi à l’aider à imprimer les photos, oh la la qu’il est mou) - moi je veux aller au camping, je veux courir me planquer avec Z dans la remorque - dehors, le ciel se bagarre entre le ciel bleu et la pluie, c’est toujours comme ça ici, et moi, elle m’énerve la Z, elle veut absolument qu’on achète des bonbons au coca-cola qui twistent au tabac – moi j’aurais bien manger la barbe à papa du festival les Mystères de L’Ouest, dans le Stand la Moustache à Maman, mais j’ai pas dit, j’ai dit que oui je préférais aller au tabac acheter des bonbons au coca qui twistent - tu aimais bien les Mystères de l’Ouest l’année dernière, non j’aimais pas – si tu aimais, tu disais oh la la quelle fête, et tu m’aidais à imprimer les photos – mais l’an passé, elle était pas là, Z. Z.Z. je voudrais bien qu’elle dorme chez moi, vu que sa tente a pris l’eau, mais avec le raffut qu’il fait dans la baignoire, je sais pas si je vais pouvoir inviter – en plus, maintenant, il y a Arthur, il a 12 ans, il pense à des choses, je sais pas à quoi, il la regarde, elle, puis moi, puis elle – moi aussi, je la regarde elle, sur la balançoire tape-cul, c’est bien cette balançoire, en haut, en bas, ma mère m’énerve quand elle rit : « tu parles comme un garçon Rosalie », et le père de Z dit « dis donc, tu connais Belle- Ile par cœur, Rosalie » - j’aimerais bien qu’ils se taisent - ça commençait à ressembler à une journée sans fin, avec le départ de Z demain, quand il est entré chez moi, tout ce raffut qu’il a fait - mon père a fait tomber son Reflex, ma mère s’est précipité à la fenêtre, mais c’était pas dehors, c’était dedans, d’abord j’ai vu sa crinière il est entré , il a rué, il a fait tomber le porte-manteau, c’est Prince, le cheval du voisin, je gueule, il fait des ruades dans l’entrée - ma mère, mon père et moi on est estomaqués, dehors Arthur et Z sont accrochés à la barrière, Prince entre dans la salle de bain, Prince, je le connais, je l’ai déjà chevauché, devant Swan qui avait arrêté de rigoler, et Z qui avait applaudi, - j’ai aussi fait tourner un goéland sur ma main et Arthur a regardé mais je ne sais pas à quoi il pensait – Prince tourne dans tous les sens, mon père met vite de la pellicule dans son reflex, ma mère le tape, oui, elle le tape – putain – Prince dégomme tout, il fait tomber toute la beauté cosmétique de ma mère (mon père, lui, il y a même plus son rasoir ni son after shave dans la salle de bain ), Prince s’affole, Prince, je murmure, mon prince, calme-toi, c’est moi, ta Rosalie – il souffle, je descends – mais il recommence encore plus fort le raffut, il se jette contre la baignoire – des carrelages tombent, un rasoir, le miroir, il hurle de douleur, oh mon Prince – quand le vétérinaire l’achève, oh mon prince, mon petit prince – j’ai l’impression que je vais mourir moi aussi – je me couche, ma tête, entre ses flancs, et je veux dormir là, avec papa et maman, avec Z et Arthur – mais personne ne veut, on n’a pas le droit de rester là, demain on va l’emmener, où ça, on va l’enterrer où, mon père et ma père ne sont même pas foutus de savoir où on enterre les chevaux, et pourquoi on l’a tué, et pourquoi Z est partie ce matin, sans me dire au-revoir, je suis toute seule sur le tape-cul, je chiale comme une gosse, et là de loin, je le vois - c’est Arthur, il vient, il s’assoit en face de moi, il me regarde, un peu, il pense à des choses, à quoi, je ne sais pas, et il commence à me faire voler – oui à me faire voler, sur cette balançoire, j’ai l’impression d’être un cheval, ou une licorne, plutôt, une licorne, c’est ça, un cheval avec des ailes quoi

 [46] Catherine Lesaffre

et finalement, elle avait arrêté de considérer qu’elle allait retrouver ce manuscrit et donc de le chercher des yeux, partout où elle devait se rendre, et même poser des questions l’air de rien si possible, aussi bien aux douches qu’au réfectoire, ou dans la cour, alors qu’on la voyait s’agiter puis rester pensive, interdite ou empêchée, certainement s’attendant en permanence à le voir comme brusquement surgir devant elle, de nulle part et négligemment posé sur un rebord de fenêtre derrière un barreau, ou dépassant vaguement d’un coin de dessous un matelas, ce manuscrit-là, presque entièrement mis au clair de l’écriture la plus fine et la plus circonspecte, comme si le nombre de pages autorisées par le règlement avait été rigoureusement déterminé, limité, sur un cahier pas si volumineux quatre-vingt-dix pages dans son souvenir et repris sur aucun ordinateur bien sûr (sans l’autorisation spécifique qu’elle n’avait pas réussi à obtenir du directeur, allez-savoir !) et rien ne dit qu’il aurait été pris en considération malgré l’assurance de son amie de l’envoyer à l’autre éditeur, un de plus et rien de bien précis évidemment, mais là où elle se trouvait maintenant à l’intérieur du trou pour de vrai, on pouvait dire qu’elle avait une certaine chance, revisitée, nouvelle, et c’est bien ça qu’elle avait pris en considération pour accepter de se lancer, ou plutôt pour se relancer après toutes les déconvenues de toutes sortes qu’elle avait dû endurer, du temps de sa vie qu’on pouvait taxer de « normale » avant qu’elle n’ait atterri là, dans cet endroit qui pouvait vaguement attirer l’œil de loin tandis qu’elle avait du mal − sans parler du souvenir soyeux de sa chair dénudée comme s’ils n’avaient l’un et l’autre en ces instants rien à craindre et les glissements, feulements, temps d’arrêt, reprise de voix, odeurs montantes et gestes habituels mais qui l’envahissaient toujours de la manière la plus violente, virulente (quand bien même elle en chassait la vision à chaque fois disait-elle à sa codétenue de prédilection) − non pas à faire advenir tout ce qui pouvait l’être par écrit, mais avec la prégnance des habitudes de ses camarades, dans cet agrégat forcé où régnait pourtant jusque là une entente possible sinon cordiale, compte-tenu il faut le dire du rôle qu’elle jouait régulièrement auprès d’elles et sachant ce qui l’avait amenée là, « oui mais toi c’est pas pareil », disait tout le temps Leila, dans leurs conversations, comme si elle-même n’avait jamais eu à souffrir grâce à son niveau d’éducation comme on dit, et les autres « coturnes », ainsi qu’elle avait pris l’habitude de les appeler certainement pour jouer à n’être là, non judiciairement contraintes, non pour purger leurs peines comme on leur rappelait à l’envie, mais bien au contraire uniquement comme si − le leur faisait-elle savoir à chaque occasion − s’accomplissait un but précis et déterminé par le seul fait de leur nécessaire volonté de s’approprier un fil conducteur, n’importe lequel, histoire à se raconter, études à entamer et d’une certaine manière, il lui avait nettement semblé à plusieurs reprises qu’elle parvenait à se faire entendre, ce qui lui était une consolation suffisante pour lui permettre de reprendre elle-même le cours pour ainsi dire régulier de ce qu’elle écrivait dans cet avant révolu depuis l’ignoble accident, gravé, indiciblement, à cœur, qui l’avait amenée là où elle était, et toutes ces vies fracassées pas seulement la sienne (au sujet de laquelle elle ne souhaitait pas se plaindre, au contraire assumer pleinement ce qui était, par rapport à certaines ici de conditions sociales tellement défavorisées, à son avis disait-elle, un indubitable facteur d’aggravation de leurs peines dans les différents verdicts qu’elle avait pu examiner d’un peu près en vertu de son passé de juriste, comme elle avait pu systématiquement s’en rendre compte), alors qu’elle ressentait encore le sursaut de tension éprouvé lorsque Leïla lui avait finalement suggéré que l’une d’entre elles − par incompréhension pure − avait pu le faire disparaître, mais oui, ce fichu manuscrit, sans qu’on puisse savoir laquelle, tant elles avaient l’air de comprendre l’importance de ce qui s’était dit, alors quoi qui comment ? « Tu devrais parler à Gros-Oeil-Rouge-Collé-A-L’extrême », comme elles appelaient la dernière matonne, avait dit Leila contre toute attente, en repoussant cette mèche brune qui retombait sans cesse devant sa belle gueule typée à l’extrême, mais en ajoutant après réflexion − alors qu’elle-même frissonnait d’envie devant cette espèce de bouderie faussement mécontente paraissant tenir sa « coturne » et même amie et même confidente, lorsque celle-ci se mettait en position du lotus sur son bout de tapis pour méditer disait-elle − qu’il en était définitivement ressorti que c’était un PUTAIN DE SIGNE, pour qu’elle, l’écrivaine dont la vie avait été brisée elle le savait, le REJOUE avec les autres, avec TOUTES, ce fichu manuscrit disait-elle et tu vas pas nous empêcher d’y participer carrément cette fois, car après tout on est bien sûr que c’est de nous que tu parles et même de ce qui est arrivé à l’autre tordue qui n’a rien à faire ici et tout ça, et les médoc qu’on se tape toutes et quand ça hurle là-haut et qu’on te voit te boucher les oreilles parce que tout ce bruit tu peux plus le supporter et alors parce que tu crois qu’on a le choix et c’est comme la fois où tu as failli y passer, disait Leïla, « parce que tu as pété l’écran de la télé pour la faire taire ! » (la télé), mais jamais dans tout ce que lui disait Leïla, − pour tenter de lui faire comprendre ce truc qu’elle n’avait jamais vraiment intégré dans son corps, disait Leïla, de COMMENT ÇA FONCTIONNE ICI VERITABLEMENT, lui criait-elle, alors qu’elle-même était en train de se vider sur les toilettes communes tout en regardant l’autre lui brailler dessus − pensait-elle probablement à cet instant, jamais elle n’aurait imaginé parvenir à pratiquement obtenir cette sorte de trêve, qui s’était installée depuis son retour de l’hôpital, ou pacte, ou arrangement − qui lui sauvait littéralement la mise, avec toutes celles qui lui étaient tombées dessus pour cette connerie, les autres, les accrocs du poste, c’est-à-dire toutes à part Leïla − concernant les horaires, qu’elles avaient ensemble mis au point tandis qu’aucune d’entre elles ni personne ni le médecin ne savaient trop si elle-même allait s’en sortir (mais si elles avaient su à ce moment et tout le temps à quel point elle s’en fichait, elle !) et pourtant, elle devait reconnaître en son fort intérieur, là en cet instant où elle se tournait et se retournait sans trouver le sommeil − quand bien même elle avait une fois de plus sans la drogue qu’elles s’enfilaient toutes, senti son corps subitement s’inonder de désir et entendu la voix, ferme, précise, n’attendant aucune réponse, et même autoritaire, lui donner les ordres qui la renversaient, mais finalement toujours annihilée par les hurlements de quand elle était sortie de voiture et découvert le (ce qu’elle ne pouvait jamais prononcer encore maintenant et même pas l’écrire mais juste le lire comme une condamnation gravée dans sa peau et à l’intérieur de ses organes par le regard d’une seconde au procès, le regard de la mère) et elle, laissant patiemment comme tétanisée chaque fois, paralysée, la blancheur de la lame lui trifouiller devant, dans la zone du plexus, et en éloignant ses mains en croix, comme n’existant plus, jusqu’à ce que son corps, avec toutes les respirations enchaînées, ait retrouvé un semblant de calme pour défendre ce qu’il restait de nuit et alors qu’elle s’endormait enfin, retentissait la sonnerie de l’ordre de se lever et Œil-Collé qui, et sa vie, et sa vie, sa poussière de vie, la sienne elle le savait, elle le ressassait, sa vie, au sujet de laquelle elle n’avait pu s’empêcher avait-elle expliqué par la suite, de se servir de ce fichu manuscrit comme l’appelait Leïla, pour la prolonger et même peut-être et sûrement la remplacer, se substituer à elle, et de telle sorte que lui avait pris là-dedans l’envie d’y coller leurs flux de conscience à toutes les six comme dans le huis-clos qu’elle vivait à l’intérieur d’elle-même en le rejetant, et celui de leur ensemble constitué de tous leurs intérieurs se dessinant à la surface de leurs extérieurs et restant là, dans leur cellule où elles ne faisaient plus qu’un qu’elles le veuillent ou non, absorbant et rejetant l’air vaguement clignotant au sein de l’espace clos de l’ensemble, vibrant, d’une vibration particulière et le plus souvent dégoutante comme tout ce qui lui semblait désormais émaner de son intérieur jusqu’à sa peau, vicié, et qu’il lui fallait renouveler, qu’elle commençait à reconnaître, et c’est tout ce qui l’intéressait vraiment pas spécialement comme on lui disait toujours de décrire clairement le réel, surtout maintenant qu’elle avait enfin quelque chose de précis à en dire, bref aucunement de faire de leur non-histoire avait-elle fini par expliquer − tenant ses mains comme éloignées de son corps devant elle et leur faisant opérer des torsions les rejoignant et disjoignant tour à tour − l’action dramatique attendue susceptible de capter et retenir l’attention du moindre lecteur et/ou éditeur, mais plutôt de donner à sentir des zones d’espaces habitées par des masses corporelles dites vivantes s’y déplaçant, s’y éparpillant, s’y coagulant, s’y infiltrant, s’y diffusant, une espèce d’univers informel et pas très lisible rendant compte à son avis, tentait-elle d’expliquer, bien mieux de ce qui se passe et contribue à donner corps − comme on dit nécessairement abusivement selon elle (il s’agissait plutôt de non-corps) − en tous cas incomparable avec ce qu’on pouvait voir par exemple dans certains champs si on était chanceux et à proximité d’un environnement naturel, la splendeur innocente, voulait-elle dire, des corps et muscles saillants des chevaux abandonnés à la tendresse de verts pâturages et ponctuellement agités d’une danse nerveuse pour ainsi dire mais à bon escient, au rythme de quelques bribes de souffle du vent, suivie d’un retour à une tranquillité embrassant toutes choses et consistant à paître l’herbe verte étalée sous le bleu gigantesque du ciel − et puis, arguait-elle pour elle-même, et on l’entendait souvent soliloquer à voix basse, parfois en émettant une sorte de ronchonnement qui pouvait vous tenir légèrement à distance mais après tout, demandait-elle l’assistance d’autrui, au sujet d’une quelconque confrontation en matière de théorie littéraire qui l’accaparait ? Tandis que le sujet n’intéressait finalement personne au point qu’elle tentait de le circonvenir seule, sans aucun ressentiment, bien au contraire, tâchant à maintes reprises de s’intéresser aux difficultés d’autrui qui le plus souvent la considérait comme légèrement simple d’esprit, pour ne pas dire folle, voire stupide, dans ses comportements qui passaient pour passifs et dépréciatifs vis-à-vis d’elle-même, quand bien même certaines prenaient sa défense, telle Leïla qui faisait le lien, qui comprenait à sa manière ce que lui racontait son amie, lorsque celle-ci lui expliquait que si son écriture était difficile à suivre, c’est qu’elle n’était pas prête à fournir un produit de substitution à la vraie vie, sur la base d’un simple divertissement qui lui semblait peu propice, à aider qui que ce soit à vivre, à affronter ce qu’elle estimait elle-même avoir perdu, sachant ainsi de quoi elle parlait, s’efforçant ainsi d’écrire des histoires, version canada dry, dont elle aurait pu dire que ça ressemble à un divertissement, c’est souvent doré comme un divertissement, mais ce n’est pas un divertissement, ou bien encore le présentant fermement comme un divertissement raté, qui exigeait du lecteur, comme une danse d’art contemporain, de rester conscient de la distance qu’il prenait dans sa lecture, dans l’espoir qu’il souscrive à la longue à un sentiment d’attachement et se surprenne à ressentir le chaud de l’émotionnel lui caresser le visage en plein vol, alors que l’écriture lui livrait de rares clés se répondant, s’emboîtant, qui étaient à ses yeux à elle, l’auteur, d’autant plus précieuses et parées à affronter les regards étonnées se redressant de leur lecture, les mains impatientes balançant les cahiers au loin, car, malgré tout, elle n’avait d’autre issue que de garder espoir en une vague progression de l’apparition des contours de ce qu’elle voulait dire, cela même incarnant au fond l’indispensable prothèse de sa vie actuelle, son ombre, son double, toute cette ligne de conduite qui laissait Leïla rêveuse, laquelle n’aspirait qu’à l’accès à de franches satisfactions épisodiques à déguster comme elle pouvait en attendant le jour meilleur de sa libération, certaine qu’elle était d’avoir trouvé en sa camarade de parlote une aide amicale et pour la vie, entre le dehors et le dedans, c’est-à-dire que si son amie avait perdu le goût pour la vie, elle n’en dégoûtait pas les autres, bien au contraire, toutes celles n’ayant pas de raisons de ne pas y retourner un jour, qui étaient bien obligées de reconnaître à quel point elle se préoccupait de leur intention à chacune de se donner du mal pour aller mieux, ne pas se laisser abattre ni céder à l’aphasie ou à l’hystérie, face à la terrifiante dureté pour la survie, en se contentant de se laisser porter, manipuler, par l’ensemble des distractions addictives et normalisées, comme elle ne cessait de répéter à leur attention, ce qui finissait par apparaître aux yeux des cinq « coturnes » comme la seule raison qui lui restait de vivre, alors on lui pardonnait en la lisant, péniblement, ses absences de fins, ses abus de détails sur lesquels on s’endormait, ses digressions de rupture du scénario en cours, ses jeux de piste et autres multiples notes de bas de pages et références incongrues qu’elle avait de plus en plus de mal à rendre drôles vu l’état assez pitoyable où l’avait laissée en réalité ce destin que les autres ne préféraient finalement pas approcher de trop près, poussant un soupir de soulagement que le Truc atroce qu’elle évoquait parfois mais très rarement et très brièvement, ne leur soit pas arrivé à elles-mêmes, et petit à petit, les choses finissaient par se présenter comme si c’était admissible dans ce lieu à base d’embrouilles périodiques et de Bruit total, que l’hôpital prenne un peu en peine la charité, tandis qu’elle-même savait pertinemment que le roman était le tueur et comme tueuse elle-même plus que repentante, elle ne comptait pas l’approcher frontalement et elle aimait sans doute à croire que ses circonvolutions, ses ruses de guerre, ses préparatifs chamaniques la déposeraient, elle et le poids de sa vie, sur une île révolutionnaire où elle n’aurait pas de mal à se débarrasser de sa carcasse tremblotante qui n’avait plus droit de cité nulle part.

 [47] Lunettes roses

Ce matin tout semble s’effriter, tout est chantier éternel, des bruits de chantier, de la poussière de chantier, des tranchées à la place des trottoirs, des rues éventrées qui laissent voir des canalisations, des murs qui ne sont pas en train de se lézarder, mais de s’écrouler littéralement, progressivement... assez lentement pour qu’on ne le remarque pas et qu’on passe notre chemin et qu’on continue à dormir en marchant - elle regarde par la fenêtre de sa maison en ruines, elle envoie la main aux passants avec cette impression de vivre en catimini dans un aquarium - elle ne sort plus de la maison, presque jamais, elle voit la vie à travers une vitre, comme un écran, elle garde son pyjama et ne prend pas la peine de mettre ses implants cochléaires, parce que personnes n’est là, personne à qui parler, seulement les passants qui passent, la vie qui continue comme si de rien n’était comme un film, tandis qu’elle est en dehors du monde à se faner doucement - les gens qui vont travailler, qui reviennent avec les mains remplies de paquets - les enfants qui courent avec de petites bottes de caoutchouc - les contemplatifs qui remarquent que les échinacées sont en fleurs - les plus pressés sans parapluie - ceux qui viennent d’emménager - les voisins bruyants, les sportifs, les chiens, « tiens, le facteur qui met du courrier dans ma boîte aux lettres » ; elle mange un sandwich, toujours postée à sa fenêtre, pour ne rien manquer du spectacle et pour observer ses semis, qui continuent de pousser avec l’aide du soleil qui passe à travers la vitre, tandis que le reste de la maison capitule au même rythme que sa mémoire et que son corps vieillissant, que le toit coule, que la véranda n’est plus qu’un patchwork de plastiques fendus, que les mauvaises herbes ont pris d’assaut la cour, que l’escalier devient dangereux et que la pancarte « à vendre » laissent tout le monde indifférent ; seul le jardin persiste, avec ses plants de tomates minuscules accrochés à des tuteurs solides, malgré tout la vie s’obstine, malgré les deuils qui se multiplient et les os qui abdiquent, malgré l’odorat et le goût qui sont moins présents, malgré l’impression de devenir son propre fantôme avant l’heure, malgré les cassettes et les mots rabâchés, la moins grande tolérance aux changements, les genoux qui peinent à se déplier, le retranchement à l’intérieur de soi… même sa vue la quitte, alors la fenêtre ne sera bientôt qu’un trou noir qu’elle visitera en ayant peur pour le plafond de sa maison, peur de l’effondrement, peur de revenir un jour pour ne trouver que de la poussière et des traces de bottes sales sur la neige. La ville se transforme tandis qu’elle disparaît progressivement, que la lumière s’éteint, que l’oubli devient plus fort que le désir.

 [48] Jean-Marie Fleurot

la vie en rose fait la bringue dans sa tête, pas la faute pourtant à l’accordéoniste qui jouait faux ni au lever de soleil éteint par le souffre des raffineries qui repeint la journée comme il peut- tout est en toc ici de toute façon, les bijoux des vieilles comme les airs de faux durs des gamins en équilibre sur une roue de leur scooter miteux qui se croient dans Gomorra -ce n’est pas parce que les journaux qui trainent sur les trottoirs la prennent pour un khalifat que la ville est autre chose qu’une banlieue pouilleuse où on essaie de rejouer en boucle de mauvais remakes du Parrain avec des castings qui saccagent les plateaux et refusent de jouer leur texte ! elle en sait quelque chose, fausse blonde même pas platine moulée dans sa mini robe, l’escalator du centre commercial flambant neuf en guise de walk of fame, surfant au milieu d’une foule qui pue déjà la sueur, à moins que ce ne soit elle, mais c’est sans importance puisqu’elle débarque au rayon des cosmétiques, là rien qu’en faisant un pas elle peut se transformer en femme fatale, collégienne ou grand-mère qui s’est aspergée d’eau de Cologne, un jeu qui ressemble à la marelle pour laquelle elle était si douée quand elle était gamine, et en parlant de gamine, ce qui lui manque c’est le rose sur les lèvres, comme celui qu’elle piquait à sa mère, la même grande marque aux deux C entrelacés dont elle se tartine maintenant les lèvres face à un miroir, négligeant la vendeuse à l’autre extrémité du comptoir, trop occupée à minauder en italien devant un couple de touristes jetés de leur paquebot -croisière low cost, le type la reluque sans la moindre gène- sa tête quand elle ouvre son sac et y enfourne le bâton de rouge ! elle slalome entre les badauds qui reposent sans acheter, trainent comme affaissés dans les rayons déjà écrasés de chaleur malgré la clim, le portique, un pied dehors, l’autre et un vrai sapin de noël, son et lumière ! les rampes lumineuses clignotent en rouge comme des feux de piste d’aéroport et une sonnerie stridente lui gueule aux oreilles, là, aucun doute c’est à elle qu’on en veut, de toute façon si elle en doutait elle n’a qu’à contempler la tête du couple d’agents de sécurité qui se précipitent vers elle en faisant crisser leurs semelles en caoutchouc ! le petit bureau sent la serpillère moisie, la clope refroidie et le sandwich au curry, celui qu’on achète sous vide déjà spongieux au rez de chaussée -de la malbouffe de pauvre qui flique encore plus pauvre que soi- et son sac se retrouve tout de suite retourné sur le bureau bien gras, tout en vrac, sous les yeux du grand type genre premier prix de salle de sport qui s’est salement laissé aller sur les chips, et la petite blonde -l’air d’une vrai dure à qui on ne la fait pas et qui ne moisira pas dans ce boulot -, tout est là, le portefeuille, un jeu de clés, le paquet de clopes écrabouillé, le Iphone, deux blisters de préservatifs dont un est ouvert et vide -regard en coin des deux vigiles qui sourient- un tube de rouge à lèvres entamé, des tickets de parking, le butin est maigre, la fille la palpe de la tête aux pieds en prenant tout son temps, marque une pause et se marre en contemplant le tatoo ! rien bien sûr, et ils sont bien obligés de tout remballer, en vrac, les préservatifs en dernier avec le rouge à lèvres, c’est sûrement la robe qui a fait biper cette saloperie de portique, ça arrive tout il paraît, qu’ils disent mais sans s’excuser -de quoi on se demande- avant de la faire sortir par l’entrée des fournisseurs, l’entrée des artistes elle entend dans son dos, pour la deuxième fois de la journée, avant que la porte métallique claque et qu’elle ne se retrouve toute seule sur le trottoir, la vie en rose qu’il fredonnait l’autre, c’est ça ?

 [49] Nathalie Fragné

Avec un léger embarras, sans doute à cause du prix (d’autant plus qu’elle se trouvait à Montpellier, dans la grande brasserie face à la gare), elle avait demandé un grand crème, tant pis, c’était la fin de son séjour, de ces jours magnifiques — est-ce pour cette raison qu’elle rayonnait ainsi, promenait autour d’elle un regard plein d’amour, qu’elle souriait à cette jeune femme, assise à une table plus loin, penchée elle aussi sur un cahier, qu’elle plaisantait avec ce serveur filiforme qui lui avait, en cachette de ses patrons, apporté un verre d’eau proportionné à sa soif, au lieu du minuscule — format liqueur — nouvellement instauré, est-ce pour cela qu’elle regardait avec une attention intense — à chaque fois qu’arrivaient en même temps sur la place le tramway bleu et le vieil or — leur entrelacement, quelques secondes (presque une caresse dans cet échange de reflets) avant qu’ils se défassent, se déroulent dans un cliquetis d’étincelles, et reprennent leur chemin — est-ce parce qu’elle allait, dans une demi-heure à peine, prendre un des bus qui quittent Montpellier, qu’elle notait, par à -coups, comment savoir quoi, mais ça avait l’air de vouloir fixer ce qui l’entourait, d’essayer, par ces petites punaises noires qu’elle collait au papier, d’accrocher le cadre, pour y mettre à l’abri cet instant, peut-être — puis elle avait installé, ou plutôt jeté sur son dos un sac dont le poids l’avait légèrement fait osciller, avait calé sur une épaule l’anse de son sac à main (plutôt lourde besace, plutôt cartable, que sac à main à proprement parler), était sortie du café, rayonnante encore plus maintenant qu’elle marchait, et maintenant que la brise, comme un drap léger déployé sous elle, la portait, la poussait au centre de la place, mêlait ses longs cheveux raides aux boucles rousses, aux crânes rasés, aux petites robes d’été, aux sandales des enfants — c’est comme ça qu’elle le sentait, ça se voyait, elle avait sur le visage des traces d’exaltation, et de l’enfance comme s’il en pleuvait — c’est sans doute ce qui l’a attiré, lui qui sortait de la gare pendant qu’elle obliquait vers les restaurants asiatiques, lui qui avançait indécis dans la foule sans regard, lui que, soudain, on bouscule sans qu’il y fasse attention — il la regarde, il lui sourit, c’est un sourire d’une tendresse extraordinaire, qu’elle aperçoit dans le flot des passants, qu’elle se tourne pour revoir alors qu’elle avance, s’éloigne, et qu’il continue son chemin, presque de dos maintenant mais le cou tordu, elle ralentit, le voit qui se retourne, longue silhouette un peu voûtée entre les gens qui vont et viennent dans les deux directions du trottoir, elle s’arrête tout à fait, il vient vers elle avec toujours ce sourire, l’attire contre sa poitrine et l’entoure de ses bras, elle se laisse faire, appuie sa joue un instant contre son pull, un instant encore (une laine usée, nuageuse, d’un bleu très doux), encore une seconde, c’est si bon, aucun homme ne l’a tenue dans ses bras avec une telle douceur, elle lève la tête vers son visage, son sourire, ses yeux, il pose ses lèvres contre les siennes — puis, comme les tramways, ils se défont, se désenlacent, se quittent avec quelques mots inutiles Votre sourire... Merci... Yann et un bout de papier, cette fois s’éloignent sans le regard de l’autre ; pendant qu’il traverse la place, elle, dans l’éblouissement d’après la lumière, remonte la rue vers la gare routière ; c’est devant l’autocar, pendant que les voyageurs entassent leurs bagages dans la soute, écrasent leur cigarette — le talon levé, la pointe du pied qui pivote, un instant la grâce de la danse — c’est lorsqu’elle lève les yeux vers ce colossal platane, qu’elle voit, de son feuillage, émerger une nuée d’oiseaux, c’est quand son regard les suit tout au long du ciel qui vire au mauve, qu’elle a le geste d’appuyer ses mains contre sa poitrine pour y déposer ce trésor ;

 [50] Géraldine B.

… « état dégradé depuis le printemps » disent les psychiatres sur son dossier, mais de qui ils se foutent ceux-là ? Ils ne le rattraperont pas, ils sait bien qu’ils font partie de la grande invasion et qu’ils veulent lui prendre toutes ses idées, tout son savoir, ils ont même envoyé du gaz à travers les murs de son appartement et c’est pour ça qu’il arpente les rues parisiennes par ce temps estival, agréable ; mais là non plus il n’est pas dupe : depuis que la CIA peut dégrader ou améliorer la météo à loisirs, plus rien de tout cela ne l’émeut – dégrader est un mot qui marche décidément pour tout : l’économie, la météo, l’état mental, l’état mondial – et ça ne doit pas être un hasard, on sait bien qu’ils nous classent tous par grades, du plus utile au moins utile, en passant par le dérangeant : lui est un des pires puisqu’il veut être hors grade, hors norme, hors classification, mais on le regarde, on le trouve « bizarre », les gens vont encore dire qu’il fait « une crise » et qu’il faudrait appeler la maréchaussée… mais que viendrait faire la marée à Paris ? c’est la Seine qui se jette dans la mer, pas le contraire ; il ne craint donc rien de ces touristes inconscients qui ont laissé leurs identités à la frontière, sans se rendre compte qu’ils ne la récupèreront jamais, qu’on la donnera à d’autres, à ces remplaçants à la solde du NOM (Nouvel Ordre Mondial), ces ersatz d’humains qui ne réfléchissent plus que par cases, vivent dans des cases, mangent dans des cases, jouent aux cases des mots croisés, sans voir que l’on croise leurs données, leurs identités données, leurs ADN modifiés ; mais lui s’en sortira, il faut qu’il s’en sorte, d’ailleurs que fait-il encore là ? il est dans une rue, sur un trottoir, repérable sur un plan, localisable dans l’espace : il est hors du temps mais doit sortir de l’espace, comment faire ? pas de fusée, pas d’ailes non plus, il doit trouver une idée, il lui en reste tant, il doit bien avoir cela dans sa tête, dans ses tripes, dans son cœur… dans son cœur, c’est ça : comme le Petit Prince qui, rusé comme un renard, comprend qu’on ne voit bien qu’avec le cœur et qui retourne là-haut grâce au serpent, alors lui aussi… en Petit Prince du savoir, en ambassadeur du hors catégorie, du hors-là, il va lui falloir trouver ce serpent qui siffle sur sa tête pour l’aider à sortir du persiflage du monde structuré comme une société-supposée-savoir ce qu’il lui reste à faire : la seule chose raisonnable est de courir au vivarium de la ménagerie pour discuter avec un crotale délivreur du mal – les gardiens ne le verront pas c’est sûr, il est hors de leur temps, donc hors de leur vue – c’est ainsi qu’on dira de lui qu’il a su partir susurrer ailleurs ce que les psy n’ont pas cru qu’il savait, ce que sa famille n’a pas su voir en lui et qu’elle regrettera amèrement : « Ah ! Ma mère ment, je le savais ! » ; c’est ce qu’il a murmuré dans son dernier souffle, même pas entendu par le serpent enroulé à son cou, ce boa énorme qui semblait presque le câliner si tendrement, si fort, car seul cet être de sang-froid a su comment calmer un esprit si échauffé, si déformé…

 [51] Marie-France Barthélémy

Il tourne au coin de la rue, il marche seul en suivant ses pas, les pieds puis les jambes, le haut du corps en avant, il porte une besace qui l’alourdit, ses plantes de pied s’enfoncent dans les cendres grises, il tourne au coin de la rue, il pourrait demander où aller, oui, il pourrait – à cet homme là-bas près du banc, il a l’air disponible, il est seul aussi – il tourne le coin au coin de la rue, il est dans le périmètre de l’incendie, il avance vers lui dans le fil tendu de son regard, il tourne au coin de la rue – ou celui-là qui monte les escaliers, qui a des chaussures de sport, qui a l’air simple et bon – il lui dirait « viens , je t’enmène boire une bière au frais loin de l’incendie » - il tourne au coin de la rue, il pourrait le suivre pour boire un verre avec lui, peut-être, qui sait, dormir à l’hôtel avec lui , un hôtel qui se situerait hors de la zone d’incendie,il tourne au coin de la rue, il avance dans cette rue de banlieue qu’il ne connait pas, il avance dans l’incendie, il avance seul en suivant ses pas, il porte une besace qui l’alourdit, regarde ses pieds endoloris sur les braises, il tourne au coin de la rue, ils auraient bu des bières comme deux rescapés contents d’être là ensembles, simplement de parler, ils auraient pu, il tourne au coin de la rue

 [52] Christiane Mandin

les idées ne lui avaient pas manqué pour survivre dans le pays des ex- colonisateurs , mais ça lui est venu petit à petit de mettre en vente la Ford Escort de celui qui se croyait son bien aimé et qui déjà lui avait donné les coordonnées de sa carte bleue, il avait inscrit les références de la petite auto sur ce site de vente et l’autre , comment il a découvert la supercherie, ce qui s’en est suivi de cette déception, difficile à cerner, les deux hommes en sont venus aux mains mais que pouvait le frêle quinquagénaire contre lui (force de la nature, trentenaire bodybuildé, physique de lutteur, ces remarques il les récoltait souvent) , il ne sait pas comment est venu ce déchaînement, comment il en est arrivé au meurtre – la police a retrouvé le corps calciné dans la voiture et l’a identifié grâce à ses mâchoires – et le voilà désemparé d’en être arrivé là, ce n’était plus les petites combines misérables ou les vols dans les supermarchés, ou les délits de grivèlerie pour lesquels il avait été poursuivi -bref, la survie ordinaire - c’était le crime qu’il fallait à tout prix maquiller , avant tout éloigner le corps, alors il a pris le volant de la Ford et avec l’aide de sa compagne – ça il ne le savait pas l’amant que son partenaire était bi – ils y ont replié et transporté le cadavre, ils ont roulé dans ce quartier de barres HLM, au bord du fleuve, là où se trouve toujours un terrain vague à disposition, ils n’ avaient pas vraiment de plan, ils sont allés à la station service de l’hypermarché pour acheter le bidon d’essence, eux qui étaient de joyeux fêtards pas des criminels en puissance, ils touchaient un peu à l’herbe et parfois à deux ou trois substances, , dans le quartier là ça deale pas mal, on est dans un port après tout, mais là c’était la nuit, sans lune aucune, à vrai dire ça change quoi dans une ville, la lune, il se souvient vaguement que c’est la mère des récoltes et que c’est elle qui permet de compter les jours là- bas, son exil n’est pas seulement d’un territoire, être homosexuel, avoir été abandonné par ses parents biologiques, tout cela le discréditerait, pense-t-il, aux yeux de ses compatriotes, alors il se perd sur le fil de son destin , à son grand étonnement déjà il a donné la vie,désormais il l’a ôtée, inconscient de son geste, lui qui a vu l’horreur des guerres intestines, qui ne savait pas à quel camp il était supposé appartenir, les jurés prendront-ils en compte tout le désordre de son enfance et les bouleversements identitaires qui l’ont marqué, dans la salle d’audience, voilà qu’il parle à voix très basse contraint d’évoquer ce qu’il appelle son intimité, mot qui se traduit difficilement dans sa langue maternelle, dont si peu lui est resté, cette langue à laquelle il a été arraché, il parle à voix très basse et il avoue, il ne prévoit pas à ce moment le verdict, son avocat lui a expliqué ce que sont les circonstances atténuantes mais qui viendra atténuer sa peine lorsqu’il sera emprisonné à la merci des matons et de ses codétenus, il a bien peu de chances de s’amender et d’obtenir le pardon de la famille de la victime, il regarde les ors et les costumes dans ce vaste théâtre, lui qui n’a connu que les clameurs des stades, il perçoit les grésillements des micros et le silence de l’assistance sidérée, le souvenir des faits lui échappe, il se demande s’il ne revit pas le même cauchemar, les séjours dans les familles d’accueil, les blessures qui ont empêché sa sélection de footballeur professionnel, il a tué le seul homme qui était bienveillant à son égard, qui aurait été capable enfin de le protéger, deux gendarmes se saisissent de chacun de ses bras, fin de la journée du procès.

 [53] Nicole Begzadian

Jamais elle ne saurait ce qui l’avait décidé à lancer cette invite à venir sur son bateau, ils se connaissaient depuis trente ans est-ce que cela suffisait pour envisager un partage pendant huit jours sur quinze mètres carrés, enfin quand on descendait dans la cabine mais la majeure partie du temps tout le monde suivait la nav (entendez navigation) dans le cockpit et c’eut été un crime de lèse-majesté de s’en dispenser, ou « à tout le moins » un défaut, drôle voilà que j’utilise ses formules ah ! comme on est perméable ! il savait qu’il jouait son prestige, le savait-il vraiment ? sans doute pas, toujours il s’était cru supérieur « auparavant j’étais universitaire » disait-il à son voisin de bouée dans un port, supérieur à elle aussi et il « avait à cœur » comme il disait à lui « offrir » ou « partager » des moments qu’elle ne vivrait pas sans son intervention (divine ?) – c’est bien cela qui s’était effondrée pendant cette grosse semaine, elle n’était plus demanderesse, elle offrait aussi, il avait dû laisser tomber son masque son impossibilité à recevoir à faire confiance à tenter de nouvelles expériences dont il ne savait rien par avance insupportable pour lui comme manière d’aborder le monde, il n’avait pas accepté de quitter sa maîtrise habituelle, en plus cette fille l’emmerdait à faire du troc voile contre écriture –chacun amène ce qu’il peut transmettre à l’autre et on se nourrit mutuellement, de nourriture il avait plutôt dégueulé et c’était pas dû au mal de mer, il avait dégueulé son « non » cinq minutes avant que ne commence l’atelier elle avait regardé son portable et l’avait renvoyé au commun des humains « c’est bon tu préviens dans l’heure précédant l’atelier, tu es dans la norme » puis elle s’était assurée de la participation de l’autre personne, une femme, les mecs ça lâche tu as peut-être à comprendre quelque chose dans ta manière d’animer avec les mecs ça causait en elle quelle folie elle se disait de proposer à ses amies ses ateliers d’écritures alors qu’ils écrivaient eux-mêmes, à compte d’auteur, sûr, pour leur famille, oui, mais tout de même, présomptueuse ? qu’importe, elle s’était dit, je viens avec mon bagage et lui avec sa voile et on va apprendre mais de voile, il en a été question les premiers jours ensuite c’est le triste moteur qui a accompagné chaque déplacement, on me vole mon séjour voile, elle aurait bien aimé mettre les points sur les i mais le i avait disparu, ne restait que le moteur « tu veux barrer » « non merci » et bientôt même pas de mouillage ce qu’elle découvrait c’était sa peur à lui du risque et la recherche permanente de confort dans laquelle il était, oh elle savait bien un peu qu’elle créait plutôt du trouble que du calme plat, elle avait un peu l’habitude d’être en lieu et place du trublion, de l’imprudente de la personne qui tente tout sans en mesurer les conséquences, la dilettante, mais aussi celle qui se perdait (pour toujours se retrouver rétorquait-elle) mais qui dans cette société des GPS sur les ordinateurs, les portables, les voitures et les bateaux –même à pied le GPS peut tracer votre chemin – qui accepte encore la perte, l’erreur, le plus drôle de l’histoire c’est qu’il n’avait pas cesser de se référer aux appareils de mesures informatiques pour organiser ce qu’elle appelait désormais le non-voyage à la voile, un voilier sans voile n’est plus un voilier elle invoquait les vents il invoquait la chance aux dés on a des intérêts différents elle mesurait son ennui à l’absence d’échanges qui plombait aussi sûrement que les prévisions météos qui le plus souvent se révélaient fausses il aurait suffit d’attendre le vent pour naviguer à la voile, de son refus de poursuivre l’écriture puis de son insistance à bousculer les ateliers restants elle ne disait rien elle laissait la femme qui voulait poursuivre gérer l’organisation et résister à la volonté d’effacement de ces temps d’écriture –il s’était exclu lui de lui-même – mais à ce titre (ne plus en être) et à ce titre seul, ils auraient dû disparaître « afin de ne pas faire se disjoindre les temps de chacun » ; elles continuèrent à écrire contre ses vents et ses marées d’humeur (la mer était bien trop tranquille pour entraver quoi que ce soit puisqu’il avait opté pour un golfe bien protégé) il n’était plus le plus beau le plus fort le plus drôle son humour ne la faisait même plus sourire, fatigue, fatigue de se soumettre à un statu quo de façade alors que la violence intérieure se faisait jour par le biais des rêves il rêvait qu’il la perdait elle rêvait qu’elle perçait l’annexe avec de grandes aiguilles ; ils se séparèrent au matin du huitième jour, le repas « de fête » de la veille fut si tristounet qu’il refusa de jouer comme il aimait à le faire prétextant un important besoin de sommeil, pour jouer il faut avoir envie de rire ; le lendemain ils ne prolongèrent pas les adieux comme à leur habitude une cassure sourde et policée œuvrait les mots avaient déserté leur langage commun

 [54] Plume Nacrée

il n’y croit pas vraiment, et en même temps, il espère, sinon il n’enverrait pas son bulletin, il le fait chaque semaine depuis le début du concours organisé par le journal, souvent les questions subsidiaires sont trop difficiles, pour cette participation, il connaît toutes les réponses, toutes en tête, il n’a pas besoin de se référer à son Encyclopedia Universalis (parce qu’à cette époque Internet n’existe pas), il pense que c’est une erreur lorsqu’il reçoit le courrier lui annonçant sa victoire, et pourtant c’est bien lui, c’est incroyable d’avoir gagné, incroyable d’avoir un article dans le journal, incroyable de voir sa photo aussi, c’est l’occasion de découvrir les joies de la neige et du ski, c’est pour lui l’occasion d’épater ses collègues aux PTT, « l’inspecteur a gagné un week-end au ski », il fait semblant de ne pas entendre la phrase courir derrière lui dans les couloirs et bien-sûr il éprouve une certaine fierté de réaliser que c’est de lui dont on parle, le mois de février passe vite avec la perspective de ce séjour pour s’évader, dans les Pyrénées (les Alpes sont trop éloignées de son domicile), la date est fixée au dernier week-end de février, il s’imagine déjà sur les pistes, il dit que ce sera agréable, il voit la neige, il voit les remontées mécaniques, il voit les pistes, et bien-sûr, il voit le soleil – parce qu’il anticipe toujours ses vacances sous le soleil – il ne sait pas qu’en fait ce week-end-là est le pire de la saison, celui où la neige a un peu trop fondue pour bien glisser le samedi et celui où elle est trop poudreuse le dimanche à cause de la tempête de neige de la nuit - à la montagne, le temps change très vite – il prépare son matériel : il loue des skis avant de partir pour être sûr d’avoir le meilleur équipement possible, il prévoit le masque pour protéger ses yeux de la réverbération – c’est très dangereux les rayons réfléchis par la neige - et Monsieur l’Inspecteur est attentif à sa santé, et puis voilà, finalement, le Jour arrive, il se retrouve en haut d’une piste, ce n’est pas la plus facile parce que cette dernière est fermée faute d’enneigement, il est en haut de la bleue, difficulté moyenne, sa femme est à ses côtés, elle l’encourage, comme lorsqu’il participe à une compétition de tennis de table, à la différence près que l’unique enjeu aujourd’hui est de se faire plaisir, de goûter aux plaisirs de la glisse, pas de classement attendu, son premier séjour au ski depuis qu’il est né, il veut l’apprécier - sauf que le ski, comme toute activité, ça s’apprend - là il n’est pas très à l’aise, « j’aurai dû prendre un moniteur », il se sentirait rassuré, le seul geste technique dont il a entendu parler c’est le chasse-neige, maigre bagage, son objectif devient d’éviter la chute plutôt que de se laisser griser par la vitesse ! il rouspète après la « mauvaise neige », un débutant a besoin de bonnes conditions sinon c’est la galère, sinon…

 [55] Françoise Gérard

Elle a essayé de leur expliquer, ils ne l’ont pas écoutée, elle les a suppliés, ils lui ont dit qu’il fallait y penser avant, mais c’était justement ce qu’elle avait essayé de leur faire comprendre, avant, tout ce qui l’avait entraînée dans cette galère, l’enchaînement implacable des circonstances qu’elle aurait voulu pouvoir briser, le sentiment de honte et d’injustice sans nom qu’elle éprouvait à se trouver là, bredouillant, bafouillant comme une enfant, incapable de se faire entendre car ils ne veulent pas l’écouter, leur hostilité est manifeste, leurs regards goguenards ou froidement indifférents la jugent et la jaugent sans aucune bienveillance, elle ne pèse plus rien, elle ne vaut plus rien, elle voudrait disparaître dans un trou de souris mais elle se trouve au milieu de la pièce, au centre de tous les regards, il n’y a aucune échappatoire, pas le moindre pan d’ombre, son visage est nu, ses interlocuteurs pourraient y lire le récit de sa vie s’ils avaient un peu de coeur, et leurs yeux se voileraient de larmes au fur et à mesure qu’ils prendraient connaissance des malheurs inscrits sur ses traits fatigués, leurs paupières se baisseraient pudiquement, ils cesseraient de la dévisager comme un animal de foire, ils lui parleraient doucement, lui demanderaient avec compassion de compléter son récit pour en faire état dans les moindres détails en écrivant leur rapport, prendraient des notes en hochant la tête d’indignation – Comment cela est-il possible ! A notre époque ! En France ! Au pays des droits humains ! – ils déclareraient vouloir alerter les plus hautes Autorités de l’Etat pour que Justice soit faite, et ainsi la vraie justice, celle que laisse espérer la devise de la République au fronton de la mairie ou de l’école des enfants – Liberté, Égalité, Fraternité ! – serait rendue avec humanité, non seulement on lui accorderait les circonstances atténuantes, mais on s’excuserait d’avoir pu la croire coupable, car on ne peut pas être coupable, n’est-ce pas, de vouloir nourrir ses enfants, elle n’est pas dans le déni, elle a commis un délit, mais est-il vraiment impossible de se mettre à sa place ?… elle n’avait rien prémédité, elle n’avait pas prévu la tournure dramatique des événements, elle n’avait pas imaginé une seule seconde qu’elle vivrait ce cauchemar, elle avait pris son sac comme d’habitude, elle avait dit aux enfants qu’elle partait faire quelques courses et recommandé aux plus grands de faire attention aux petits, mais juste avant, elle avait ouvert le frigo vide, et juste avant encore, elle avait perdu le tout petit boulot au noir (oui, au noir, encore un délit !) qui lui permettait de joindre les deux bouts… à l’école, on lui avait fait connaître l’histoire de Jean Valjean, de Fantine et de Cosette, elle s’en était souvenue en avançant vers le supermarché… il n’y aurait pas de rentrée d’argent avant le versement des allocations, pas avant une dizaine de jours… les enfants avaient réclamé un bon repas et le frigo était vide… elle avait agi comme une automate, elle n’avait pas réfléchi, elle était comme étrangère à elle-même, elle n’avait pas pensé qu’elle serait considérée comme une criminelle et conduite au poste de police menottes aux poignets…

 [56] Didier Austry

et le maigre soleil joue encore avec l’eau, il est sur ce banc, près de la rivière, comme ces derniers jours, avec ses quelques affaires – mes trésors il dit –, il regarde les yeux grands ouverts, les éclats l’aveuglent par moments, mais il semble aimer cela, d’ailleurs il sourit, oh, il sourit souvent, avec ses joues creusées, ses dents abimés, mais peu lui importe, d’ailleurs c’est quoi l’importance ?, il pense aussi, il pense presque tout le temps, il a le temps pour la pensée, il pense pour soupeser le temps, le vide du monde, les blancs dans sa tête – comment elle s’appelait déjà ? … oh, les canards, ah ! les canards, tranquilles, eux, en bande…, les hommes me fuient, et je le leur rends bien… j’ai faim… peut-être tout à l’heure…, elle s’appelait Marie ! ma Marie… et ses yeux ? vert-marron ? marron-vert ? n’aurais pas dû triché avec elle – il s’est levé, a sorti des plumes de son sac, a rodé autour du banc, sur le talus, a choisi l’endroit où les planter, l’une après l’autre, ça dessine comme un demi-cercle – un cœur ? mais ce serait une drôle d’idée pour lui – bien sûr, on se dit, son territoire, son bout de terre à lui, on le plaint en se moquant, on se dit qu’il est seul, perdu dans sa tête, n’est-ce pas, on n’imagine pas qu’il puisse encore avoir des envies, des idées, un dessein bien à lui, non, le temps est passé pour lui, du moins c’est ce que l’on se dit, quand on le voie penché sur une plume, puis sur une autre, puis à distance qui regarde l’effet, puis qui sourit, on se dit, il est fou, il délire, c’est la rue qui veut ça, ou quoi encore ?, mais lui ne pense pas tout ça, lui veut simplement exister encore, là, alors il crée, des plumes, des cailloux, un bout de réel, et voilà, il se rassoie sur le banc, fouille dans son sac à dos, sort ses quelques livres, oui, il a des livres, des livres de la collection Folio ou Le Livre de Poche, on ne voit pas bien, quand on passe à coté de lui, les couvertures sont abimées, les pages cornées, mais il lit, le matin, l’après midi, et si l’on passe un peu tard, le long de la berge, on peut le voir certains soirs, sur son banc, avec sa lampe frontale – son méga trésor, il dit – il lit, la nuit le laisse tranquille, mais ce matin, il les feuillette, au hasard, puis les range dans son sac, se perd à nouveau dans la rivière, il ne voit pas l’homme qui vient, peut-être l’a-t-il entendu mais il ne le montre pas, il n’aime plus les hommes, ou plutôt les hommes ne l’intéressent plus – mesquins, maladroits, méchants, c’est ce qu’il dit maintenant – seules les femmes parfois l’abordent, lui laissent trois sous ou à manger – alors l’homme qui vient n’est rien, d’ailleurs il passe, le regard bien au loin, sans faire un signe, d’ailleurs lui aussi l’ignore – je l’ai déjà vu, celui-là, hier ? avant-hier ? … oublie moi, va – ce n’est rien, un passage, un effleurement du monde, de l’autre monde, celui qu’il a quitté depuis maintenant trois ans, quatre, cinq ?, lui-même ne sait plus, la survie ne se compte pas, elle est acharnement têtu et infini sans avenir, alors pourquoi compter ? lui a décidé il y a longtemps de ne plus compter, seulement faire attention à son sac, ses livres, d’ailleurs, il y a trois semaines, il a décidé de s’éloigner de la ville, de la peur, des gens, des trottoirs, des stations de métro, il a marché, longtemps, et il s’est posé là, sur la berge, sur ce banc, avec son sac, ses quelques affaires, ses trésors, et le temps file, le long des éclats du soleil, mais ce matin il a faim, vraiment faim, il a fini la veille sa dernière boite de thon, il aime le thon, ça lui rappelle les salades d’été, thon, maïs, tomates, c’est ce qu’il faisait avant, alors il a pris son temps pour finir la boite, il voulait retenir cette phrase qui revenait, Marie qui lui disait, cette semaine, c’est toi qui fait à manger, moi c’est toute l’année, tu peux bien aussi, maintenant c’est lui tout le temps, mais pour personne, à peine pour lui, alors la phrase n’est pas resté longtemps, et puis c’était hier, ce matin, il ne sait pas comment il va faire, il se dit qu’il n’aurait pas dû s’éloigner tant de la ville, c’est plus facile de trouver en ville qu’ici, mais non, il se dit qu’il est bien ici, alors il pose son sac à un bout du banc, s’allonge, prend son lourd manteau, il fait encore un peu chaud avec lui, le pose sur lui, sa tête repose sur son sac, la vie est une saloperie, pense-t-il, mais le sommeil est mon ami, se dit-il encore, juste avant de s’endormir, longtemps…

 [57] Laurent Schaffter
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Il vit avec ses deux chats dans une maisonnette au jardin ceint de hauts murs ; jambes, bras, mains, torse, tatoués genre « seul entre quatre murs », « mort aux vaches », croix, serpents, sirènes, roses, tous réalisés en taule ; merveilles de piètre exécution qu’il tenta d’effacer à l’acide, se résolvant à les masquer par d’autres de meilleure facture et la mode du tatouage le met en rogne car les siens, se plait-il à claironner, sont authentiques, made in zonzon, toutefois ce n’est pas un voyou mais un feu follet, un être dansant sur les flammes, parfois con, ordinaire, raisonnements à l’emporte-pièce dans une tête de piaf nonobstant surprenant par sa vivacité, sa compassion, son indifférence, ses emportements quand lui prend de soutenir une légende urbaine ainsi les : « c’est vrai » ponctuent son discours comme s’il éprouvait la nécessité de frapper ses dires du tampon faisant foi ; du reste il a travaillé, peu, à la poste puis entamé un apprentissage « mécanique de précision », rendu son tablier au bout de trois jours passés à limer un bloc de ferraille suivent alors, cahotant, quelques emplois légers n’excédant guère le mois ; un apprentissage d’ébéniste dans une maison de correction où, à pas seize ans, il côtoya des assassins crapuleux – une mamie défoncée à coups de hache – et, vu qu’il est toujours partant pour le mur ou l’aventure, il s’est cassé en compagnie de deux mecs ce qui coupa court aux ponceuses, tenons, mortaises toutefois, en l’occurrence, fut bouclé sans avoir commis de délit ; juste il eut la bonne idée d’héberger un soir, en tout bien tout honneur, une nana au domicile parental, suprême inspiration car la nana fixait, fuguait d’un centre de désintox ; suite à cette mésaventure le juge rencontra le père et recommanda d’enfermer, pour son bien, ce fils turbulent dans une bonne institution où il apprendra un métier mais ça n’a pas marché, merci le juge, tout a déraillé ; en cavale les mecs sont allés se planquer chez un pusher homo scotché à l’héro lequel, au bout de trois jours, a déclaré vouloir foutre dehors ceusses qui ne shootaient ni ne baisaient donc lui, qui avait les aiguilles en horreur, a tendu son bras pour le garrot, le fix, le flash ; une demie-heure à peine après avoir trouvé ça trop bon il a retendu son bras, s’est accroché hyper vite mais le miracle n’est pas là, il sont partout les coups de bols invraisemblables, les situations frisant la mort, l’absurde, l’instinct, l’inconscience protectrice, l’audace, le culot et si on le rencontre, impossible de le croire lorsqu’il annonce être belge plutôt que pako, hindou, népalais, ressemblance peut-être accentuée par la came, les longs séjours asiatiques, néanmoins pas tant la cohorte de situations rocambolesques, craignos que d’avoir traversé deux décennies d’héroïne à trois grammes jour, de s’en être extirpé, pareil pour les substituts, or s’il lui arrive par lune claire de picoler, de fumer des shiloms face à l’Océan Indien, il est resté d’une pétulance, d’une effervescence rare en ce bas monde de vaincus et ce pas faute de mauvaises rencontres, notamment un psy, un vieux salaud, directeur d’un enfer moderne javellisé ; main de fer dans un gant d’acier régnant par électrochocs, lobotomies, castrations, neuroleptiques sur un sous-monde, un univers intermédiaire, déchetterie de la psyché humaine sur quoi flottent les zombies incarcérés et le patron l’a accueilli (à pas 20 ans) par ces mots : « toi, tu ne sortiras plus jamais d’ici » ; de fait bon nombre n’en sont plus ressortis de sa bastille, sauf pour une croix dans le jardin où ils ont enfin eu le droit d’aller respirer les étoiles quant à lui, gras comme une sauterelle après deux ans de manche sur les trottoirs de Bombay, il s’est cassé le soir même par le vasistas des chiottes ; quelques pharmacies de visitées et renvoi dans le même cercueil ; la seconde fois les draps lâchèrent à dix mètres ; il a boité par la forêt enneigée, ils ne l’ont pas repris mais en taule encore et encore, autant tout ça n’est guère important, marrant, étonnant s’il lui prend de raconter, des jours, pour des jours qu’il en a à dévider la pelote des rebondissements, circonstances abracadabrantes, coïncidences, chance tant qu’à l’écouter on en vient à croire aux anges gardiens car nulle trace de rancœur, d’aigreur en lui bien que, mi-figue mi-raisin, toujours à gémir contre le vent ou son absence, la chaleur, la fraicheur de la nuit, le pain, le vin, l’eau, les pesticides, les prix, le cours de l’or qu’il affectionne - son côté oriental - le goût des breloques, un briquet attaché à un élastique, une veste, sur mesures de plus de quarante poches - ça rend dingue les douaniers - t-shirt Hendrix, Gandhi, Ganesh ; à l’occasion du tour de France un : « moi j’aime pas le vélo » et dessous un mec qui vire sa shooteuse à la poubelle ; au temps de Zyggy Stardust, bottines surhaussées grises à étoiles argentées, fringues coupes étriquées, pimpantes, paillettes, couleurs, sourires, déjà cet éternel sourire qui ne le quitte que lors de calamités félines ; il les encaisse très mal ; malade pire qu’un lendemain de bouteilles, d’herbe trop forte or si le foie râle, Grincheux geint mais toujours relativisant ; la mort il connaît, il s’en fout et c’est réciproque donc il épata ses amis, potes, acolytes, tous qui n’auraient jamais parié un clou rouillé sur sa survie au-delà de 25 piges, encore moins pensé qu’il pût atteindre 60 balais et lui-même s’en étonne quand avec son pif de manche d’aspirateur tordu, sa tronche de Ron Wood, né comme Keith Richard un 18 décembre, il part sur ce Cessna qu’ils devaient prendre, sa beauté de femme et lui puis, deux jours avant le départ, comment ils ont aimablement, à la requête du pilote, cédé leurs places et comment, trois heures après le décollage, l’avion s’est écrasé -aucun survivant- ensuite il embraye sur une énième arrestation, fontaine, crosse, sang, jette au loin le flingue d’un flic (n’aime pas les armes), renfort, bagnole, sirènes, fontaine encore pour le sang qui pisse de son front soudain il interrompt son récit, recommande une bière, roule (à la terrasse bondée de la brasserie) peinard un pétard signalant que le shit sent moins que l’herbe, que de toute façon il s’en fout, que ce n’est pas maintenant qu’ils vont l’emmerder pour un joint et c’est quoi cette société qui colle hors-la loi des millions de citoyens, engorge les tribunaux pour trois cônes, comme s’il était interdit simplement de vivre à son goût et ils appellent ça démocratie, république, Big Brother ouais puis il a enclenché avec la fuite d’un pénitencier qui collait les taulards au taf dans les champs, aux ateliers, notamment menuiserie aussi, ayant tenu un rabot chez les tueurs mineurs, s’est-il bombardé chef ébéniste ; par là disposa d’un vélo assorti d’une relative autonomie dans la zone pénitentiaire ; à l’occasion de visites sa mère arrangea le rendez-vous : la voiture des potes (pas même changé les plaques) patientait lorsqu’il dévala la pente, se précipita dans la caisse devant le gros maton essoufflé, rouge pivoine qui faillit se faire écraser les orteils mais le plus beau, le plus beau restait à venir ; retrouvailles, embrassades, la route file, un kilomètre, deux, trois, trois un quart, un tiers, un demi, panne ; panne d’essence, à sec ; là il précise que ses amis, fauchés, ne mettaient jamais plus de vingt balles, que la jauge, bien sûr out, ne fut d’aucun secours, qu’ils poussèrent le carrosse dans un sous-bois par bonheur accessible, qu’ils camouflèrent vaguement la bagnole puis l’un d’eux s’en alla en stop soit, en ce monde accueillant, à pied remplir la nourrice ce qui aura mangé, aller- retour, deux bonnes heures et ça nous a sauvé s’exclama-t-il car deux ans plus tard, suite à son transfert des cellules suisses aux cellules belges (case départ sans promo menuiserie-vélo), les flics voulurent savoir comment ils avaient passé à travers les mailles ; région bouclée, herses, barrages sur les routes, chemins, tous en alerte, deux heures qu’ils ont attendu la voiture et personne n’avait réussi de cette manière mais déjà il est reparti sur le Népal, son hôtel à Thamel, les trafics, chèques de voyage par valises, la qualité de la poudre, ses potes de là-bas, l’or des tibétains, les embrouilles, la fuite jusqu’à l’aéroport par les toits de Kathmandou et son seul regret dans cette affaire d’avoir dû abandonner son chien ; sa femme qui se casse l’astragale en sautant par la fenêtre d’un bâtiment des douanes ; leur décision de se marier, lui touriste dans un autre HP sordide, elle infirmière dans la boite, l’en fit sortir ; passages de frontières hors des clous, par monts et vaux, forêts, vallons, sentiers perdus imprimés dans la neige ; bière bue, pétard fumé, du pas glorieux de celui qui n’a jamais bossé, en père tranquille, le voilà parti acheter la viande des chats car chez lui, en lui, tout est chat ; punaisées aux murs du salon des tentures, Ganesh, Shiva escortés de matous fluo, souriants, explosés en couleurs criardes, tigres domestiques le joint aux pattes, minets dansant sur la plage, dents luisantes dans la nuit, ces raminagrobis, ces mistigris exigent que l’on s’adapte à leur étrange allure mais auparavant, d’ingurgiter le cocktail détonnant des couleurs que l’oeil, en quête de repos, quitte pour voguer de chats de jade, bois, bronze, os, en chat de marbre à un ancien Ganesh d’argile dispensant ses bienfaits de la longue table basse encombrée de téléphones, télécommandes, papier à rouler, shiloms, boites, babioles électroniques, cendriers, tabac, clopes, mélangeur, un vieux whisky puis, coincée entre le mur, la table et le canapé, une sorte d’échelle pelucheuse à deux plateformes dont une avec cylindre en guise de tunnel, histoire de distraire les fauves ; dans la cuisine, slalom entre la quinzaine d’écuelles, la fontaine à eau, les souris en tissus, les sacs de litière empilés à côté d’un pot où pousse l’herbe des greffiers tandis que la sienne croît sur le balcon ; le pantagruélion une année confisqué par les flics donc lui, matin et soir, nourriture bio, arrosoir en main de se rendre au commissariat pour y soigner ses plantes que les cognes, lassés de le voir jardiner dans leurs locaux, lui ont finalement rendues, un cas, c’est un cas ; un cas sans permis de conduire, pilotant sa bécane en Indes mais en Europe contraint de recourir aux services de cas avec permis retirés plusieurs fois, alcool, dope, vitesse, course-poursuite avec les keufs ; des mecs incapables de garder un lézard ligoté dans le formol et l’un d’eux auquel il avait, contre rétribution, confié ses félins a laissé filer le roux en plein hiver, ; du coup, Babou apprenant la nouvelle en Indes, à pas une semaine de ses 60 berges, en est tombé malade suite à quoi l’anniversaire, très chaleureux malgré la tragédie, fut réduit à la portion congrue d’une poignée d’intimes mais le surlendemain dans son bled, au micro d’une radio locale, d’une voix qu’il arrachait au désespoir, il envoyait sur les ondes un descriptif détaillé du bestiau Félix, descriptif suivit du montant de la forte récompense à quiconque le ramènerait vivant ; derechef l’imprimerie, les flyers, plusieurs milliers de Félix en papier confiés à Madame la poste laquelle devait les distribuer lundi mais ne l’a pas fait, le fera jeudi, or le miracle s’est produit mardi ; les os frigorifiés de Félix, un zeste de peau pelée dessus, ont été retrouvés au seuil d’un débarras ; après un mois de fugue, in-extremis, Félix atterrit chez le véto lequel, se gardant de tout pronostic, prodigua deux semaines de soins intensifs au fugitif donc, la prunelle de ses yeux sottement confiée à un aveugle retrouvée, il jugea bon d’aviser Madame la poste de l’heureux dénouement du drame ; par là éviter une distribution de tracts obsolètes, du même coup les frais, or cette fois, Madame la poste avait tout prévu, impossible de reculer, la distribution aura lieu, sera facturée ; considérant la décision verrouillée dans le planning, il proposa de régler la note pourtant, si Madame la poste pouvait, raisonnablement, éviter d’engorger les boites aux lettres d’un avis de recherche périmé, des contribuables ne fouilleront pas les taillis en vain, ne lui ramèneront pas des chats noirs, gris, tricolores et là, second miracle, Madame la poste retrouve une certaine mobilité, suffisante pour accepter d’encaisser la monnaie sans faire le boulot ; qu’importe, Félix remange

2

Le silence l’occupe de l’aube au couchant et son esprit survole les territoires de l’âme, les pics, les plaines, les fleuves tous convergent vers la fabuleuse crémation rouge, ce soleil auquel elle se réchauffe et qu’elle n’a jamais vu ; ses yeux, éteints avant d’être ouverts, se sont tournées vers le dedans ; longtemps déjà qu’elle devinait les formes, les êtres -les voix ne trompaient pas-, longtemps déjà que le noir ne l’était plus, longtemps déjà qu’en elle toutes craintes avaient fondues, longtemps déjà qu’elle avait accepté, longtemps déjà que la souffrance s’usait, longtemps que l’oubli travaillait et puis l’homme est venu, reparti mais l’enfant, tendresse, caresses, est resté ; la respiration régulière soulève sa main posée sur le coeur du petit, pas pour se rassurer, elle est délivrée de la peur, de la mort, des ténèbres simplement, du bout des doigts, écouter les pulsations, calmes et régulières alors de penser que du fond de sa nuit elle a donné le jour, le jour qui cogne dans sa poitrine de mère et Dieu, frappant à la porte de sa cahute, ne l’émouvrait pas tant que le parfum du nourrisson montant de ses jupons en guenille ; elle se battra, elle s’est toujours battue, contre la nuit, les hommes, les chiens, les fossés, la solitude, le rejet, le manque d’horizon, les livres, or les livres elle est en train de les découvrir à l’institut ; les lettres, leurs contours, elle les sait, visualise les formes de toutes, se concentre convaincue qu’elle réussira car la vue claire, limpide de son destin s’installe en elle ; elle fera parler le silence, son ami qui prendra les mots par le cou, les secouera, les retournera, les positionnera si bien que le chaos s’éteindra, elle le sait, elle vient de loin, d’un monde que les voyants, pris dans le tourbillon des illusions, perçoivent à peine quand elle en est la reine et parle en esprit aux orages, aux vents, aux troupeaux dans le ciel, à la roue dansante du jour ; en elle non seulement le monde mais le sommeil des perturbations, l’ivresse infinie de l’amour et voilà que l’enfant bouge tandis qu’une pièce de cinq roupies – reconnaissable au son - atterrit dans la timbale ; elle remercie, adresse une bénédiction puis reprend son voyage ; aujourd’hui charité, demain ménage chez les riches étrangers, hier, avant hier, jours dans la nuit, nuits dans la nuit, des jours, des nuits qu’elle compte, semaines, mois, années, le temps qu’elle apprivoisa s’est rendu familier, elle gère son planning en pro, mémorise, s’aide d’un boulier, de tablettes d’argile, bois, encoches, symboles inventés mais voici qu’en face l’heure du thé allume les réchauds, Alisha rassemble les verres vides , installe le plateau sur son tabouret bas, le pas traînant de l’occidental comme chaque jour venu boire un chaï, fumer en compagnie de Tarak et du commis : le deuxième verre n’était pas rempli que le petit s’agite dans son giron ; rêveuse elle soulève sa tunique, rapproche le nourrisson du sein droit, glisse délicatement le mamelon luisant de lait dans la bouche du bébé lequel se met à prendre son goûter sans broncher tandis que monte en elle une forme d’extase, elle que la faim tortura des années la voici nourrissant un enfant ; viendrait un ange lui annoncer la parousie qu’elle lui demanderait, en silence, de laisser le petit finir son repas et l’ange comprendrait, attendrait car au paradis rien ne presse sauf peut-être d’apprendre à lire et à écrire se dit-elle souriant de plus belle

3

Distendu, bosselé, énorme, explosé, glaire de chair, sale caractère, sournois, cherche à tous propos la castagne laquelle ne rate pas un rendez-vous ; enfant voulait devenir cosmonaute, président, général, banquier, n’importe quoi apportant notoriété, pouvoir ; sa mère, alors persuadée d’avoir pondu un poussin génial le poussait, par manque d’imagination, vers la musique ; le piano a prit feu, la trompette perdue revendue, la guitare échangée contre une carabine à plomb, dix profs en deux ans puis lassée, elle se résolut à ce qu’il reprenne la quincaillerie familiale, le voyant déjà racheter les grandes enseignes, or lui, visait plus haut que la camelote des vieux et, lorgnant l’héritage, dès huit ans revendait, échangeait du bazar piqué au magasin, piochait dans la caisse histoire de s’empiffrer, d’entretenir sa petite cour de fidèles, l’embryon de sa première bande et de bandes en gang jusqu’au contrôle du port, sud et sud-ouest, la came, les jeux, les putes pourtant ce soir il encaisse mal, il se ramasse ; la fille du comptoir s’est éclipsé sans finir son verre, elle l’a vu venir, pas tant ces propos dégueulasses à vomir, elle est blindée, ni son aspect repoussant, elle a l’habitude, ni son fumet de suif rance arrosé de Chanel, elle connaît, ni les crocs pourries, elle embrasse pas, ni le bide, ni les battoirs, pas plus les cervelas bagués d’or que le crâne serti au majeur gauche, la pacotille elle aime bien et tout ça elle aurait pu l’encaisser, jusqu’à la proposition, inacceptable, la pire de toute sa longue carrière mais le contact des lèvres épaisses, ce rictus bavant les mots contre son oreille alors qu’il achevait de susurrer la somme et de sentir la langue se glisser dans le pavillon, fouiller la conque, déclencha en elle une répulsion instinctive qu’elle couvrit d’un rire rauque nonobstant il avait su l’approcher, s’était montré drôle, plaisant, instruit lors elle, nécessité, vague compassion, avait accepté un verre et déjà deux bouteilles à mille deux cents balles d’éclusées ; négocier, l’amener à accepter un truc plus courant, simultanément, elle pense qu’elle aurait dû se méfier dès qu’il aborda les aspects morbides de son enfance, sa mère sur le tapis, rien ne l’arrêterait, il faut du fric mais ça, non, elle refuse et astiquait ses neurones en vue d’une solution, d’un moyen terme quand, perçant la graisse du visage gélatine, deux yeux ; deux yeux flamboyants, incendiés soudain sous le sang d’un néon pouilleux et des yeux elle en a vu ; de suite la terreur lui intime de ne pas paniquer, de se tirer sans esclandre pourtant, avec Johnny à charge, elle a besoin de ce blé, or le mec les lâchait par paquets les biftons mais à l’abri des paupières, derrière le disque glacé de l’iris, ce regard sur le vide, ce regard montant du puits des ténèbres, dans une langue qui n’existe pas,disait l’horreur démoniaque, la dévotion au mal, folie perverse, démence, sadisme extrème tellement qu’elle s’interdit d’avancer plus en avant, un éclair, pas même un vrai regard mais comme l’enfer au fond des prunelles ; l’oseille dans la tombe ne réjouit personne songea-t-elle regagnant les toilettes pour la troisième fois et des toilettes, par la cour, le Fouquet’s des rats encombré de poubelles renversées ; presser le pas, chasser la pieuvre de son esprit, elle ne l’a jamais vu, sûr, il n’est pas d’ici, flouze et misère, des pompes à trois mille balle, veste Gucci dans les huit mille et dessous un t-shirt « Marilyn Manson » minable, taché de plus, à chaque syllabe, la puanteur des égouts, sa manière de rouler les « r » mais surtout les yeux, les yeux putain ; elle accélère, évite le trajet habituel, comptabilise, bijoux, fringues, briquet, porte-cigarettes, se surprend à regretter d’avoir paniqué, hésite une seconde à revenir sur ses pas rejoindre la voix de fausset, haut-perchée, ridicule, fuyant la masse, un filet d’eau morte sourdant d’un bloc de saindoux dont on chercherait l’âme, musique dérangeante du bizarre, proche, trop proche brusquement qui la fait se retourner, personne ne suit

 [58] Vincent Tholomé

... tout ça, dit son collègue, parce que l’on ne peut s’empêcher, le matin, de sortir de son attaché-case une tablette électronique dans la rame de métro brinquebalante, non parce que l’on veut faire ou voudrait faire étalage de ses biens, ostensiblement montrer que, oui, nous aussi, l’on fait partie du monde et que l’on peut se payer, malgré toutes les charges, les factures à régler qui, comme partout, comme partout, dit son collègue, s’accumulent sur un petit meuble bas de couleur verte, comme c’est le cas chez lui, dit son collègue, mais parce que l’on crève de solitude, ou quelque chose du genre, voilà, il faut le dire, n’importe qui le voit ou le devine, n’importe quelle voyageuse prenant possession d’un siège, d’une place libre sur la banquette lui faisant face et l’observant à la dérobée, lui, l’obèse, toujours assis près de la vitre, dans le sens contraire de la marche, dit son collègue, « mon collègue », dit son collègue, un type au demeurant sympa, ajoute-t-il, le coeur sur la main comme on dit, toujours prêt à rendre service, à pourvoir, par exemple, les collègues en thé ou en café, ne le voit-on pas, d’ailleurs, six fois par jour, dans les praticables, aller et venir, des tas de tasses en main, des tas de tasses bouillantes, faire le service, porter à ses collègues, chaque fois que lui-même se lève, quitte sa chaise de bureau, laisse derrière lui son poste de travail, prend une pause, il le fait six fois par jour, n’importe qui l’observant le dirait, il se rend six fois par jour au distributeur automatique de boissons chaudes et gratuites et au passage il ramasse les tasses vides, les mugs et les bols de ses collègues et il pourvoit en boissons chaudes ses collègues, ceux et celles qui le désirent, il fait autant de va-et-vient qu’il le faut et il se sert en dernier et regagne sa place, sa chaise de bureau, elle couine quand il s’assied, rend comme un petit cri, un petit souffle d’oiseau à peine perceptible, que peu perçoivent – et n’importe qui, au bureau ou dans le métro, le matin pas le soir, n’importe qui de sensible et de sensé le remarquerait, ne pourrait s’empêcher de penser, fût-ce deux secondes quinze, voilà un type qui crève de solitude ou quelque chose du genre, tant, à l’approche d’une certaine station, toujours la même, il s’agiterait, porterait, par exemple, à mesure que la rame ralentirait le long du quai bondé, les mains au visage, de part et d’autre, en visière, collant ensuite littéralement son nez contre la vitre grasse de la rame, ses yeux filant à toute allure, de gauche à droite, tentant de repérer quelqu’un, un collègue, un ami de bureau, portant comme lui une chemise blanche à courtes manches, une cravate et un pantalon noirs, des chaussures vernies, noires, elles aussi, lui faisant signe dès que vu, repéré parmi la foule se pressant aux portes, le saluant déjà, depuis l’intérieur de la rame, de la main, de peur, sans doute, de n’être pas lui-même remarqué, repéré par l’ami de bureau, un collègue tout à fait svelte lui, au visage sec et déjà vieux, un collègue se sentant obligé de répondre à son signe de la main par un signe de la main, moins ostentatoire, moins jubilatoire, peut-être même gêné, oui, disons gêné, voilà, c’est ça, il y aurait comme une gêne, on ne sait pas pourquoi, à côtoyer tous les jours ce type, dans le fond pas antipathique, mais puant de solitude, dit son collègue, n’hésitant en tout cas jamais à déplacer ostensiblement sa masse, à se frayer, par exemple, dans les rames de métro, le soir, ou dans les autobus, un chemin jusqu’à vous, à bousculer les passagers ou passagères se tenant péniblement debout, un moutard à la main, par exemple, à proximité des portes coulissantes, faisant tout ce qu’ils ou elles peuvent pour ne pas gêner le passage, entraver la montée ou la descente des hommes et des femmes de tout âge, pris dans la tourmente, pourrait-on dire, la terrible tornade des transports en commun, tout cela parce qu’il vous aurait repéré, aurait eu subitement quelque chose à vous dire, un truc important, ne pouvant attendre le lendemain matin quand, dans le métro, il vous aurait réservé une place assise à ses côtés, à contre-courant de la marche, toujours, préférant, dit-il, cette place peut-être inconfortable, incommodante même pour certains, mais nettement plus efficace, dit-il, si, comme lui, il importe de repérer dans la foule un collègue, un ami de bureau, dit-il, hilare, tapotant six ou sept fois l’épaule de l’homme qui prend place à ses côtés et dont ensuite il serre la main, longuement, ne la lâchant qu’après lui avoir dit combien, lui, était content de le voir parce qu’aujourd’hui il avait des choses, des choses nouvelles, dit-il, à dire et à montrer, dit-il, laissant enfin la main de l’autre filer, de sorte qu’il sort maintenant théâtralement, dans la rame de métro brinquebalante, une tablette électronique de son attaché-case, et tandis qu’avec des gestes lents à très lents il sort maintenant théâtralement, dans la rame de métro, une tablette électronique de son attaché-case, il jette bien sûr, goguenard et hilare, un oeil à son ami de bureau, un homme svelte, faisant semblant, c’est ostensible, tout le monde le voit, tout le monde le sait, la femme jeune – assise, dans le sens de la marche, sur la banquette faisant face à l’homme fort – le sait, et l’homme au petit chien blanc le sait, et n’importe qui – homme ou femme, debout dans le métro brinquebalant, tentant de lire un article de journal, une page d’un quotidien, repliée avec art, faisant montre, en tout cas, d’une certaine expertise, d’une longue expérience dans l’art de plier le papier journal, de sorte que, si le métro brinquebalait moins, il serait, oui, tout à fait possible de la lire sans porter gêne ou préjudice à tous ceux, toutes celles, qui, ce matin, encombreraient les travées – le sait, oui, c’est un jeu d’enfant de le voir ou de le deviner tandis que l’homme goguenard ouvre bruyamment son attaché-case, faisant claquer les serrures, les pièces mobiles en métal dur et doré, et sort, ostensiblement, de son attaché-case sa tablette électronique, tandis que l’autre, son collègue, son ami de bureau, sourit poliment, c’est ostensible, comme gêné aux entournures ou quelque chose du genre, tandis que l’autre, le type obèse, parle fort et allume sa tablette, désireux, dit-il, de montrer quelque chose, une nouvelle, une excellente nouvelle, visible sur un site immobilier, un bien à vendre, ou à acheter, une maison ancienne mais comme neuve, parfaitement rénovée, et susceptible d’héberger sans problème un grand corps, dit-il, et : « Si tu vois ce que je veux dire », dit-il encore, et : « Si tu vois ce que je veux dire », répète-t-il, clignant d’un oeil, le gauche, tandis qu’il se tapote le ventre, comme s’il fallait que tout soit clair, évident, le moindre jeu de mots, la moindre allusion à son grand corps d’obèse hilare, tandis que l’autre dit : « Oui » sans tourner la tête, sans regarder les pages immobilières que l’autre montre ostensiblement et n’arrête pas de commenter, et : « Monsieur, s’il vous plaît, ne pourriez-vous pas parler moins fort ?, ne pourriez-vous pas parler moins fort ?, nous sommes dans une rame », dit quelqu’un, « Nous voudrions dormir, profiter du voyage, dormir quelques minutes encore avant le turbin, vous comprenez ?, vous comprenez ? », et : « Oui », dit-il, « Oui », rangeant la tablette électronique dans son attaché-case, tandis que son ami de bureau le regarde plonger, c’est ostensible, dans son immense solitude...

 [59] Michèle Jousset

parce qu’il ne pouvait plus parler, ce jour-là, le poulpe au fond de sa gorge le saisissait avec une violence encore plus vive depuis que le médecin avait prononcé le mot « récidive », le jour d’avant, il disait - tout va bien – il pensait conjurer le mal avec cette formule, c’était une petite trappe qui s’ouvrait sur un monde innocent, il en avait plein, tu sais, de ces petites formules absurdes pour dégonfler le tragique - où vas-tu sans lumière ? chercher des ampoules – tout va bien - pourtant ça prenait une mauvaise tournure dans sa chair et dans son sang, le médecin augmentait les doses de morphine, ce comprimé vous pouvez le prendre plusieurs fois par jour, il fait effet tout de suite, l’autre plus fort délivrera sa substance sur une durée plus longue, prenez-le le soir ; depuis, l’horloge sur le frigo n’était plus que le repère des temps de prises à espacer - combien de temps tiendra-t-il, en jours, en mois, puisque cette molécule lui convient, il la demande désormais, il s’adresse à moi avec une confiance redoutable, lyrica, tu parles d’un nom, où est le romantisme, la poésie ? dans le corps décharné qu’il lui donne à voir, à toucher, à caresser – est-ce que tu as peur ? elle disait non, elle redoutait bien davantage les désagréments, les effets secondaires, causés par la maladie, le filet de salive qui coulait de sa bouche, il le tamponnait cent fois par jour avec le mouchoir papier, toujours un rouleau de sopalin à portée de la main, elle essayait de regarder au loin de son visage , si beau dans sa jeunesse et sa maturité, ne voulant pas le gêner - tout va bien - le mot « récidive » les avaient abattus là, dans le couloir de l’hôpital, au sous-sol, désert blanc de lumières froides, elle cherchait les mots à dire pour apaiser, ne les trouvait pas, partageant tous les deux leur impuissance, se donnant la main, elle se souvenait de la femme médecin qui, deux mois auparavant, avait dit des mots de tendresse de chaleur humaine envers et contre tout ce fracas, seuls remparts contre l’angoisse, il disait qu’il pensait beaucoup à elle, qu’une fois déjà, il avait eu l’impression d’être passé à côté de la fin, il avait vu, au sortir de l’ambulance, les regards vers lui, rapides et lourds, des autres patients, la salle d’attente était étroite et bondée, ils le voyaient – c’était une certitude - comme un rescapé des camps tant sa maigreur était extrême, il se demandait dans quelle mémoire chercher un reflet de ce qu’il était devenu sinon dans cette mémoire de l’inhumain - est-ce encore être homme, se demandait-il, que de ne plus pouvoir planter son sexe dans le sien – il disait qu’il voulait être encore terrien pour regarder au petit matin la lune tout près de Vénus, il voulait entendre les premiers bruits du lever du jour, il n’avait plus de colère, après les pleurs, une grande paix s’était emparée de lui.

 

les auteurs

[1Milène T.

[2Marion Lafage

[3Gracia Bejjani*

[4NatLab

[5Jérémie Elyerm

[6Philippe Sahuc

[7François Duport

[8B F

[9Alex Fern

[10Christiane Deligny

[11Claudine Dozoul*

[12Anouk Sullivan

[13Dominique Paillard

[14Françoise Durif

[15Françoise Renaud*

[16Philippe Castelneau*

[17Marie-Noëlle Bertrand

[18Cécile Camatte*

[19Béatrice D.

[20Ista Pouss*

[21Will

[22ana nb*

[23Nicole Busquant

[24Vanessa Morisset*

[25Quyên Lavan*

[26MagEsc

[27Marlen Sauvage*

[28Isabelle Jaunet-Perrotte

[29Joséphine Lanesem*

[30Benjamin Revol*

[31Alex Fern

[32Jacques de Turenne

[33Véronique Séléné

[34Anne Klippstiehl

[35Marie Moscardini*

[36Dominique Hasselmann*

[37Brigitte Célérier*

[38Piero Cohen-Hadria*

[39Jérôme*

[40Emanuelle Cordoliani

[41Émile Marot

[42Solange Vissac*

[43M. G.

[44Philippe Liotard*

[45Jalie Barcillon

[46Catherine Lesaffre

[47Lunettes roses*

[48Jean-Marie Fleurot

[49Nathalie Fragné

[50Géraldine B.

[51Marie-France Barthélémy

[52Christiane Mandin

[53Nicole Begzadian

[54Plume Nacrée*

[55Françoise Gérard*

[56Didier Austry

[57Laurent Schaffter

[58Vincent Tholomé

[59Michèle Jousset*

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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 juillet 2017
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