l’homme sans émotion

récurrence du soi mental dans la ville ordinaire


Version 2. Première mise en ligne le 20 août 2006.

Il s’agissait d’une pièce gris pâle ou blanc cassé, mais bien éclairée, presque brillante même si je ne devine pas quelle est la source, artificielle ou naturelle, de la lumière. Et le type aussi paraissait comme gris pâle ou blanc cassé, là planté au milieu de la pièce, évidemment sans meuble, rien et sans savoir si ça tenait à ses habits, un costume gris froissé, des habits genre jogging blanc pâle, ou à une impression générale. Ce qui me frappait, c’était l’impression d’avoir affaire à l’intérieur de lui — un peu comme l’expression en son for intérieur—, lui-même comme il se montrait à son visiteur venu du dehors, de l’autre monde, le monde avec de l’émotion.

Le visiteur parlait, expliquait, lui il ne répondait rien. La nouvelle qu’il apportait était évidemment grave. D’ailleurs, je la sais bien, moi qui raconte (difficile de savoir si je suis dans la pièce avec eux, ou seulement si je m’y projette), cette nouvelle et ce qu’elle recouvre. De plus, moi aussi j’ai peur. Ce type vous parle de quelqu’un qui leur est essentiel à tous deux, et forcément on fait partie de l’histoire, ces trucs-là vous concernent.

Après je suis seul face au visiteur. Celui qui montre son intérieur, l’homme transparent, et pour l’instant privé de langue, c’est moi.

Vous lui montrez les murs sans fenêtre, rien que cette porte par où celui qui vous parle est entré, et de l’autre côté les couleurs, le bruit, toute la variation du monde. Le blanc ici éblouissant : oui, trop de blanc.

C’est cela que vous lui montrez, avec de grands gestes des bras, et les yeux comme écarquillés : cela, qui est terrible. L’émotion, elle est de l’autre côté de la pièce. Vous, dans la pièce, vous en êtes séparé, par ce vide même entre vous et les murs. Plus rien. Vous ne sauriez pas pleurer, ni même avoir vraiment peur, à part cette angoisse permanente, latente. A part ce fait d’être séparé de ces murs qui sont vous-mêmes, qui sont votre contact au monde : ce qui vous rejoint au monde est au-delà de vous-même.

L’autre vous écoute. Il vous dit que, quand même... Lui il a les larmes aux yeux, de la nouvelle qu’il apporte, de ce qu’il vous va falloir accomplir ensemble. Et lui aussi vous est très proche. Et vous aussi, à propos de ce qu’il vous raconte, vous auriez facilement la larme à l’oeil, cette envie simple de pleurer, parce que ce qui vous arrive n’est pas bien, parce que ce qui vous arrive pourrait être considéré comme injuste, parce que (etc...).

Vous vous taisez, vous lui montrez les murs, vous lui montrez l’ouverture, où de l’autre côté sont les couleurs, le bruit, la vie ordinaire. Vous lui dites que c’est terrible, de vivre ici, séparé de l’émotion : que cela fait si longtemps. Que vous avez mis si longtemps à le découvrir. Que même maintenant vous le refusez. Que vous feriez tout pour l’éviter, faire autrement.

Maintenant il recule vers l’ouverture de la pièce, vous regardant fixement, et lui aussi effrayé : ainsi vous auriez partagé au moins un peu de la peur ? Dans la pièce tout en blanc, le temps, la durée : ce n’est pas calme, c’est ce vide, entre vous et dehors.

Là, il faut que je m’acclimate cette nouvelle, tout ce qu’il m’a dit : à nouveau je suis seul, dans cette pièce vide. Ou bien, plus précisément : à nouveau je prends distance de ce type dont j’ai dit plus haut qu’il était là, ouvert, comme transparent, gris pâle ou blanc cassé comme la pièce est gris pâle ou blanc cassé.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 27 février 2007
merci aux 2246 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page