96 | Zurich aller-retour

tags : Suisse, Zurich, 1986, Claude Simon, Lucien Dällenbach


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et devenu assez massif, mais non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

96 | Zürich aller-retour


Par exemple ce dont je suis sûr c’est de n’être allé qu’une seule fois à Zurich, en avion de toute façon c’est un saut de puce, et il n’y a pas comme à Genève ces sas et couloirs comme si une brève visite en Suisse était un geste aussi transgressif qu’autrefois Berlin Est mais ce qui est sûr c’était longtemps avant l’avènement du téléphone portable, ces premiers gros téléphones type « frigidaires » et si je me suis équipé (attention, il n’y avait ni appareil-photo inclus et d’Internet encore moins : c’était juste un téléphone qu’on pouvait emporter avec soi) en 1997, ce qui fait quand même pas loin d’un quart de siècle de factures mensuelles, je n’en avais pas –- comme le départ c’était Paris je dirais que c’est la période où, aux éditions de Minuit, mes premiers livres m’avaient placé dans la petite niche auteurs qui parlent de la ville et donc ça devait être ça la thématique de l’intervention, mon invitant je connaissais ses livres parce qu’il écrivait sur Claude Simon, s’était même acheté une maison dans le village près de Perpignan où Claude Simon avait encore et toujours cette maison forte si souvent décrite dans ses livres (mais je crois qu’après le prix Nobel on ne lui rendrait pas monnaie de sa pièce, à l’universitaire qui en avait fait lui sa petite niche et les relations entre les deux hommes s’étaient distendues) mais on avait aussi correspondu sur un court mais brillant essai qu’il avait écrit sur Balzac ce n’était pas si bien vu ces années-là toute en religion Flaubert ou Mallarmé en tout cas il enseignait non pas à l’université mais dans une de ces grandes écoles technologiques, c’était comme si souvent toutes ces années arriver en fin de matinée ou début d’après-midi, intervention l’après-midi ou le soir, dîner plus hôtel et retour le lendemain et pourquoi pas, donc tu sors de l’aéroport par ces portes toujours pareilles où tu en as fini des douanes et du passeport, derrière une barrière sont des chauffeurs de taxi ou d’entreprises portant petits panneaux (maintenant tablettes) avec le nom de la personne qu’ils attendent, en général c’est là que la silhouette inconnue se détache, toi on reconnaît ta tronche et ce n’est pas plus difficile que ça, combien de fois vingt fois cinquante fois mais non personne, alors tu attends, tu te rends sur le trottoir devant les portes vitrées avec le ballet des bus et voitures, en ces années-là tu aurais fait comment : un numéro de téléphone oui alors tu avais changé de l’argent, tenté d’appeler mais rien, et recommencé à attendre et trois quarts d’heure, et une heure, et toi tu te demandes si tout simplement tu ne t’es pas trompé de jour, se rendre sur place en taxi ou autre mais qu’est-ce que tu ferais une fois là-bas et de quoi on était convenu (je disais plutôt convenu avec avoir c’est Jérôme Lindon qui me reprenait avec morgue) et tout ça donc ce n’est rien mais alors rien sinon que c’était mon rêve récurrent le plus pénible, le rêve récurrent depuis les années d’usine –- tu arrives à Moscou ou peut-être pas Moscou mais toute autre ville comme là où on débarquait et ça avait été Munich autant que Prague ou Göteborg mais même Bordeaux on y allait en avion, et puis tu es là à l’aéroport mais tu n’as rien à faire et l’angoisse monte, ou bien tes papiers ne conviennent pas et l’angoisse monte, ou bien tout simplement il te faudra retourner mais tu n’as ni argent ni billet et l’angoisse monte, ce genre de rêve dont jamais même à plusieurs décennies tu n’arriverais à te débarrasser et là, tout d’un coup mais à l’improviste ça y était, le rêve avait le dessus : tu étais dans une ville que tu ne connaissais pas, lesté juste d’un nom, la personne qui devait te prendre, et dans une langue qui n’était pas la tienne même si je me suis toujours débrouillé à peu près en allemand, e quoi faire repartir mais comment le billet d’avion était pour le lendemain, qui appeler ou à qui demander comment et où obtenir de l’aide, ce n’était pas le fait d’être là (dans mon souvenir il fait beau, le ciel est bleu, la riche Suisse rutile ou ressemble à un rêve de Suisse tant chaque aéroport est l’image de ce qui vous attend) que d’avoir été soudain poussé du dos dans ton rêve et c’est un rêve sans échappatoire, un rêve qu’on quitte seulement à condition du réveil et l’angoisse alors on la porte toute la journée, quel jour quelle année même du temps ensuite des ordinateurs je n’ai plus de trace disons avant 2005 je me souviens de ces calepins qu’on se procurait une fois l’an -– version scolaire de septembre à septembre –- mais je n’ai rien gardé de ça, finalement une voiture s’est garée dans une embardée, Lucien Dällenbach m’a fait de grands signes de loin et s’est excusé de cet empêchement en travers de sa route, mais de si on est allé le soir au resto après ma lecture ou ma conf et à quoi ressemblait l’hôtel et comment je suis revenu à l’aéroport le lendemain ça aucune trace : il y a un lac à Zurich, je nous revois en voiture tournant à un feu à gauche et mon hôte me montrant le lac : le lac de Zurich m’avait-il dit comme une évidence.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 janvier 2022
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