58 | soir à Wolfville

tags : Canada, Wolfville, Perec, 2009


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et devenu assez massif, mais non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

58 | soir à Wolfville


Et dans l’isolement de la période présente comme ce soir-là tu marchais dans Wolfville, il y a quelques jours tu ne savais même pas qu’une ville quelque part s’appelait Wolfville et dans toutes ces tournées programmées il faut pour qui en est à l’initiative trouver un nombre minium de haltes et forcément l’une ou l’autre tu ne seras pour leur programmation qu’une case à cocher, il suffit de le savoir : arrivé en fin d’après-midi j’avais visité les bureaux minuscules du département de français de la vieille fac, la bibliothèque une sorte même d’ancien appartement bourgeois avec miroir et dorures (j’avais photographié les notes de service affichées au mur, puis les cartes postales de vacances à Cuba, au Mexique ou à Haïti plutôt que l’hiver à Wolfsville, je retrouve sur mon disque dur quatre-vingt-sept photos dont une bonne quinzaine de floues c’est insuffisant pour relancer la mémoire, juste assez dangereux pour la remplacer), j’étais inscrit dans un programme qui s’intitulait « proficiency in french » mais plus aucun mais aucun souvenir de ce qui avait fait le thème de l’échange, probablement dans ce cas ils annoncent seulement « rencontre avec l’auteur » et débrouille-toi : à Ottawa ce serait sur le nouveau roman et à Moncton ç’avait été sur Rabelais mais là… se souvenir surtout qu’il faisait nuit quand la rencontre avait fini (mais c’était un début mars, la nuit tombe tôt encore), et de cette brève conversation — mais amicale, rien à reprocher à l’accueil sinon que c’était en mode hel yourself — où l’insistance n’était que de politesse : mais vous ne voulez vraiment pas qu’on vous accompagne pour dîner mais non, vraiment : je reparcoure ces quatre-vingt-sept photos mais non, je n’ai pas documenté la chambre comme j’aurais dû, je n’étais pas encore au point de penser à ça, et de toute façon plus de vingt ans de ce métier avant de s’autoriser même à avoir sur soi un appareil photo, le premier à peine grand comme la main et qu’il fallait décharger toutes les trente-deux images, mais c’était dans le même bâtiment qu’était cette bibliothèque (le département de français de l’université Acadia) qu’on m’avait donné une chambre d’hôte puisque j’avais photographié quand même, sous un papier peint à motifs comme celle phrase de Perec qui m’obsède depuis ce manuscrit commencé : quel était le motif du papier peint de cette chambre à l’hôtel du Lion d’or, à Saint-Chély d’Apcher), sur la table de service, sous un miroir à l’ancienne, un gros PC et son imprimante (j’avais mon Mac portable, je ne m’en servirais pas) et un de ces téléphones à touches qui vous permettent d’appeler n’importe quel service en interne mais pas l’extérieur et surtout pas — j’imagine — l’international) puis le salon avec bibliothèque murale, fenêtre à trois vantaux, deux lampes avec ces abat-jour ouvragés façon art déco plus fauteuil et canapé sinon que oui, c’était tellement mieux d’avoir ce temps rien que pour moi et sans conversation de service, marcher la nuit dans la rue principale et déjà déserte de Wolfville et c’est les photos que je préfère parmi les quatre-vingt-sept, celles d’ailleurs dont je me souvenais avec un peu de précision avant d’ouvrir le disque dur et retrouver par interpolations successives la bonne date : pas moins de cinq photos du rabat de plastique transparent sur le garage ouvert d’une caserne de pompiers avec deux camions rouges identiques ou au moins jumeaux violemment éclairé à l’intérieur, puis — ce qui justifierait l’inscription ici — un bistrot vide avec banquette grise de bois lisse en équerre et appui mural des chaises lourdes assorties à armatures de fer, une chromo de paysage et la caméra de surveillance sur le mur de droite, le congélo à ice-cream et le frigo aux couleurs Coca-Cola pour les sodas dans le fond, à gauche le comptoir vide, en France ce serait un kebab là-bas probablement des burgers, ensuite toujours dans la Main Street de Wolfville j’avais photographié l’impressionnante façade en rez-de-chaussée du Main Street Dental Center, puis l’intérieur d’une supérette avec ses mugs isothermes en promo sur fond de rayons déserts, encore éclairée mais fermée, puis un Tim Hortons ouvert mais aucun client à l’intérieur (je n’y suis pas entré, je dirai pourquoi un peu plus tard), enfin la façade du Billy Boos Pizza et son panneau Open, c’est là que j’avais dû prendre un plat de pâtes, les photos ensuite c’est la route pour Halifax puisqu’on m’avait donné les instructions et le billet et où était la gare routière avec quel car : fin du triptyque Moncton, Pointe-de-l’Église, Wolfville et c’est curieux comme telle séquence de vie, même lacunaire peut revenir précise à onze ans de distance, le souvenir de Wolfville dans cette soirée solitaire et Main Street aux intérieurs éclairés c’est l’épaisseur favorable du silence (qu’as-tu fait dans les deux heures de car, pourquoi si peu de photo, à quoi rêvassé qui n’a trace nulle part, et si tu regardes Google Street View ça n’a tellement rien à voir : c’est une journée pimpante et fleurie, avec des voitures, la rue vers la mer mais tu n’avais même pas vu la mer, tandis que Billy Boos Pizza est devenu Picasso’s Pizza, the art of the pizza avec un nom aussi italien bien sûr c’était parfait).

 

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 soir à Wolfville, photographies

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 janvier 2022
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