92 | Civray, chez Biquette

tags : Civray, Ruffec, 1969


Ce texte est un fragment d’un travail en cours, amorcé le 20 décembre 2020 et non destiné à publication hors site (pour l’instant).

Le principe est d’aller par une phrase par lieu précis de remémoration, et d’établir la dominante sur la description même, si lacunaire qu’elle soit, du lieu — donc public, puisque bar, bistrot, resto — de la remémoration.

La rédaction ni la publication ne sont chronologiques, restent principalement textuelles, et la proposition de lecture s’appuie principalement sur la navigation par mots-clés depuis la page des index lieux, noms, dates.

Point régulier sur l’avancée de ce chantier dans le journal #Patreon.

 

92 | Civray, chez Biquette


« À vendre, Soleil Immobilier » avec adresse et téléphone, il y a plusieurs de ces petits panneaux peints sur contreplaqué, rue du Faubourg-Sénégeaud à Civray, sud de la Vienne, où je suis arrivé en sixième pour en repartir fin de la première — donc traversée au passage, dans l’ordre à peu près chronologique, de l’arrivée des 45 tours des Beatles et des Rolling Stones dans la vitrine du magasin d’électroménager Chauveau, de la couleur dans l’intérieur des pages de Paris Match (leur première Une en couleur en 1963 pour l’assassinat à Dallas de John Fitzgerald Kennedy), la mixité dans les classes à l’ouverture du nouveau collège, mon premier électrophone pour le BEPC, les grandes vacances de mai 68, au bout de cette rue du Faubourg-Sénégeaud, qui longeait par l’arrière l’école primaire (ex collège de filles) et au niveau du cimetière se prolonge par la départementale 7 qui mène à Couhé-Vérac, je reconnais la maison des Rocher, un couple de profs (lui la gym, elle l’anglais), mais lui jamais il ne m’avait embêté, ayant vite compris que ni les sports collectifs ni le saut en hauteur ne me conviendraient jamais, même pour lui faire plaisir, par contre j’aimais bien courir le mille mètres — je ne saurais plus — c’était le deal dans cette paix non pas armée mais passive faute d’être conviviale), leur maison a les volets fermés comme très longtemps, rue du Faubourg-Sénégeaud je reconnais facilement, derrière le panneau « À vendre, Soleil Immobilier », le bar-café-restaurant que tenaient les parents d’Alex A., je ne crois pas qu’il n’y ait jamais eu de nom en façade et jamais je n’y serais entré si ce n’avait pas été, mais donc les années lycée, le fait qu’Alex fasse partie de la bande, avec Étienne Arlot comme grand régulateur et juge de paix, si on redescend vers le centre par la rue Veuve-Allement-Guyonnet, au carrefour de l’avenue Jean-Jaurès Google Street View affiche le double panneau routier avec à droite Confolens Charroux en haut (si on tourne sur la droite après la côte de l’avenue Henri-Roucher), Gençay Poitiers en dessous (si on toune sur la gauche après le « petit stade » où nous emmenaient deux fois par semaine les Rocher), et à gauche Saint-Pierre d’Excideuil Niort, la rue Pestureau toujours aussi étroite redescend en pente raide vers l’église et la place, mais l’entrée monumentale de l’hôtel Henri IV, avec ses chambres à l’étage et son restaurant au rez-de-chaussée semble avoir été converti il y a beau temps en maison d’habitation et plus rien qui évoque son premier usage, un peu plus haut avenue Henri-Roucher le premier Intermarché (en gros, une coquille rectangulaire, mais déporté plus tard sur la rocade et multiplié par quatre) a été converti en motel et depuis des années je pense que ce serait bien que je m’organise pour y passer une nuit, qu’à marcher la nuit dans Civray je reverrais peut-être les fantômes — tiens, ce souvenir si bizarre, là-même alors qu’un jour, nous vidions la maison, je traversais justement le parking du motel, j’aperçois ma mère en voiture qui remonte, je lui fais signe comme quoi je marche un peu et vais revenir, la voit freiner en catastrophe et monter sur la berne, je cours la retrouver inquiet, elle me dit que, me voyant, elle avait pensé une hallucination de mon père mort et maintenant je garde ça en tête pour toujours — voire : être pour de vrai devenu cette hallucination, la porter en soi et se la jouer pour soi-même, se jouer donc les deux rôles à la fois des parents morts —, quelques mois plus tôt mon père mort elle venait de le croiser, là en face d’elle dans l’avenue et lui faisant un signe, bien sûr ces choses-là troublent, troublent en profondeur, plus d’hôtel Henri IV donc et sin on descend devant l’église et les anciennes halles il y a toujours en bonne santé le café du Commerce, ses tables de fer en terrasse, un auvent bleu et toutes les publicités de la Française des Jeux, la double carotte des bureaux de tabac et collées aussi sur la vitrine toutes les affiches des prochains motocross, matches de box, son et lumière quelque part et je n’arrive pas à tout lire, autrefois le bar était dans la partie droite et dans celle de gauche, porte toujours ouverte et si pas de client lui-même sur le pas de la porte un coiffeur dont le seul état-civil était pour tout le monde Biquette, va chez Biquette, faudrait faire un tour chez Biquette — nous les gamins ma mère nous emmenait plutôt chez Barret à l’opposé, ça craignait moins la promiscuité du bistrot et cette odeur à l’époque si reconnaissable mêlant cigarettes, bières et apéritifs, dans la vitrine de Barret par contre ses sempiternels accordéon et la mystérieuse et fétiche guitare électrique tout aussi inamovible (un copain de Chandernagor, Paillé mais je ne me souviens plus de son prénom, en avait une de guitare électrique et Mickey Arlot, qui faisait les bals dans tout le canton) avant les questions rituelles à propos des oreilles et de la nuque dégagées ou dégradées, le café du Commerce donc toujours là et son grand concurrent face à l’église, le Café de la Paix qui ne faisait pas tabac mais chaque mardi (marché les premier et troisième mardi du mois, foire les deuxième et quatrième) bénéficiait de l’afflux, à quinze kilomètres environ, de ces foules déambulant lentement et dans le même sens autour de la vieille place, à vitesses différentes cependant, accomplissant la fonction de régulation sociale de ces foires et marchés dans la petite ville (elle a perdu tant d’habitants), les affaires se faisaient café de la Paix, il m’est arrivé d’y accompagner mon père, peut-être qu’ado disposant de trois sous d’argent de poche nous-mêmes la bande d’Étienne Arlot on y venait pour un Cacolac ou une menthe à l’eau et quelle bizarrerie du destin que ce soit toujours le même Étienne, régulièrement, qui depuis les étages du café de la Paix fermé (mais la famille qui le tenait y habitant toujours) fasse parfois voler sur le village en déshérence un drone à réveiller nos souvenirs, ou une photo panoramique de nuit pour que nous les rêvions ensemble, la fermeture s’est faite entre 2013 et 2015, dans ces années-là, donc pour moi de 1965 à 1969 il y avait certainement encore de ces minuscules bistrots en activité, vers le Puy-Carré, le Champ de foire ou le moulin Roche à l’entrée de la route de Ruffec mais bien sûr éteints l’un après l’autre et plus aucun souvenir personnel que je puisse y relier, sinon, donnant sur l’île de la Charente, le prospère hôtel du Commerce qui servait plutôt aux mariages et affaires, le repas annuel du garage aussi ou même, sur le tard, quelques événements de famille, la façade n’a jamais été repeinte, elle mentionne toujours en blanc sur le fond ocre beige Hôtel du Commerce, le mort restaurant au-dessus de la porte rouge sombre et quel dommage que l’algorithme Google en ait flouté le menu, la rue est si étroite que je serais arrivé à le lire : c’est ce qui me reste de la fonction, du rôle, de la disposition, de l’inventaire des bars, bistrots et restos à Civray dans la Vienne pour les années que j’y ai passées, de la sixième à la fin de ma première.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 12 janvier 2022
merci aux 73 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page