écopoétique et éthique : une chance pour l’invention de récit ?
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vers une écopoétique, #04 | Claire Dutrait, même s’il n’y a rien à voir
« Je savais que ce serait difficile. Je ne savais pas que ce serait si difficile. Car on ne parle pas d’une catastrophe sans se mettre dedans. Le langage convoque quelque chose et on l’a, là, sur la langue, dans la gorge. Elle pénètre en soi et elle fouille en soi ce qui résonne avec elle. Et là, c’est le vertige.
« Se raccrocher aux phrases, à des paragraphes et à ma langue maternelle. »
Ce passage figure dans le prologue du livre de Claire Dutrait, Vivre en arsenic (Actes Sud, 2024), et ils nous donnent, pour cette quatrième proposition, un triple enjeu :
– le risque pris à faire mal au monde, et que de ce mal nous sommes responsables ;
– la difficulté à s’en saisir, là où un discours militant ou même simplement relevant de l’analyse écologique ou scientifique échoue au partage : « sans se mettre dedans », au double sens de l’expression, c’est d’abord se constituer soi-même comme lieu et sujet de l’expérience ;
– et trois le langage, les phrases, les paragraphes, la langue : se mettre en condition, ici-même, d’accomplir notre devoir de littérature.
La construction de ce livre de 230 pages, dense et multipliant les strates, en témoigne :
– une première exploration, en voiture, à quatre, avec quelqu’un qui explique ;
– les souvenirs d’enfance qui en reviennent, l’eau d’arrosage, les fraises mangées chaque été ;
– l’invisibilité du mal : c’est à 20 ans de la fermeture de la mine d’or, la plus grande de France, qu’on affronte encore et encore les méfaits de ces poussières d’arsenic organisées en terrils aussi verts que le reste des Corbières ;
– invisibilité du mal : le cancer de la mère, ailleurs, d’autres causes, mais lien personnel à ce travail du mal ;
– l’arsenic en littérature : la description clinique de la mort d’Emma Bovary par Flaubert.
Le livre va se développer dans l’entremêlement de ces cinq strates, auxquelles ajouter les éléments informatifs,
chiffres, historique, qui s’insèreront dans ce flux. Mais pour que intrication fasse livre, elle sera récit, et la base linéaire du récit, l’enquête personnelle, l’immersion de la narratrice dans les lieux, mais aussi les rencontres, visages, voix, paroles, et contexte de ces rencontres, galerie des personnages dont chacun prendra rôle principal dans les différentes parties du livre.
Mais dans cette décision alors de revenir seule : l’invisibilité aussi de ce qu’on affronte. On gare la voiture, on se glisse sous une barrière et ce sont des herbes folles. Ou bien deux palettes posées de chaque côté d’un rang de grillage avec barbelés, probablement par des chasseurs, et qu’alors on peut enjamber. Ou ces tomates qui peinent à mûrir dans le jardin (décrit, comme on vient de le faire avec Jean-Christophe Bailly dans la proposition #03) du premier personnage « témoin ».
Observer, décrire, écouter : ce sont ces trois mots-programme de la 2ème partie du livre dont nous allons nous saisir et prendre appui. Oui, même quand il n’y a « rien » à voir.
L’inventaire qu’on peut s’en faire pour soi-même : ces lieux où le monde a mal, non pas s’en faire le témoin « à charge », mais juste témoin qui observe, décrit, écoute. Pas forcément en voiture, mais, de Claire Dutrait, reprendre ce passage (cf extrait téléchargeable) : garer la voiture, passer derrière les maisons même si on aperçoit un rideau bouger, se glisser à plat ventre sous la barrière…
Inventaire ? il est possible pour chacune et chacun d’entre nous. Attention : la vallée de l’Orbieu, sa mine d’or fermée et les crimes de l’arsenic, on ne s’embarquera pas forcément dans quelque chose d’aussi grave. Celles et ceux qui ont lu le Voyages en sols incertains de Matthieu Duperrex, fondateur avec Claire Dutrait du site –- si important pour nous toutes et tous dans le web francophone –- Urbain trop urbain l’ont déjà appris. Matthieu Duperrex, pour affronter cette invisibilité de ce qui met à mal le delta du Rhône, y superpose, malgré l’échelle plus grande, le delta du Mississippi –- un pêcheur de crevettes rencontré au milieu des marécages, la suite d’écarts auxquels procède le livre (explorations qui vaudront à Matthieu Duperrex, l’été 2015, de se retrouver en combinaison orange dans une prison de Louisiane) fixera pour nous, dans le temps même du récit, cette fragilité instable dont on ne sait pas encore si elle est sauvable. Comme d’explorer, depuis Gardanne au nord de Marseille, le parcours de ces boues rouges découlant de l’exploitation de la bauxite.
Et si chacun d’entre nous toutes et tous pouvait procéder à cette mini-liste, et qu’on puisse alors la multiplier par autant que nous seront ici à écrire et contribuer ? Claire Dutrait, en tête de son livre, parle de catastrophe : « me saisir d’une catastrophe qui ne dit pas son nom ». Lorsque, revenant de mes lectures in situ de Rabelais, je gare ma voiture près des serres abandonnées au pied de la centrale nucléaire de Chinon, à cause de certaine diffraction de la brume au soleil couchant, dans le triple panache des réacteurs, je serai dans cette démarche. Quels sites dits « Seveso » se sont trouvés sur votre route ? avoir suivi un jour, berge sud de la Seine en aval de Rouen, et être passé devant cette usine ravagée qui a pollué un jour toute la ville, c’est la description de cette rue qui deviendra témoin. Mais, dans la balade habituelle en bord de Loire, ce tas de vieux pneus et sacs poubelles laissé par quelques goujats à deux kilomètres de la déchetterie, ou cette voiture incendiée que personne jamais n’est venu enlever, c’est minuscule et ça suffit.
C’est cela qu’on va faire. Et sans rien chercher d’autre. Le témoignage par nous-mêmes, observer, décrire, écouter. Et à chacun et chacune de déterminer le lieu, puisque, pour soi-même, bien sûr on le sait d’avance.
1ère mise en ligne et dernière modification le 21 septembre 2024
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