écopoétique et éthique : une chance pour l’invention de récit ?
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vers une écopoétique, #08 | Pierre Patrolin, ce que l’eau voit de la ville
Douze ans après sa publication (POL, 2012), le livre de Pierre Patrolin, La traversée de la France à la nage reste toujours aussi vif, actuel et dérangeant.
Pour son ambition littéraire, bien sûr : l’interaction permanente du paysage et de l’humain, dans la suite continue et chaque fois une configuration différente des rivières et des villages ou des villes, des travaux et aménagements, de la vie des hommes vus par l’arrière : un fruit volé, trois pommes de terre déterrées, se planquer sur un parking pour se changer avant d’entrer dans une boulangerie.
Mais c’est la fausse simplicité du dispositif narratif qui est aussi sa marque. Une idée simple : partir du point le plus éloigné de la Garonne, dans les Pyrénées, la descendre, puis remonter par le Lot jusqu’à la ligne de partage des eaux (très exactement, un champ qu’il faudra bien traverser à pied), puis descendre l’Allier, rejoindre la Loire etc, avant de remonter jusqu’à la Meuse. Et tout cela dans l’exactitude géographique la plus précise, la plus contrainte, et comme en respectant même les durées si variables selon l’état des eaux et les obstacles rencontrés, les hôtels des haltes.
Seulement, ce futur simple, sur près de trente ou quarante pages. Au moment de se lancer, le narrateur a suspendu le temps, et déplie ce qu’il va faire : tout ce qu’on va lire sera donc anticipation de ce qui, dans cet instant précis, pourra être la réalité de ce projet.
Et c’est seulement lorsque nous serons suffisamment familier de ce dispositif, qu’il s’évaporera sans qu’on le remarque (alors que le narrateur a pris pied dans un village pour s’y restaurer), et que le récit passera au présent — même si, un peu plus tard, il cherchera une nouvelle dynamique via un flash-back à l’imparfait.
Ce qui signe la fiction, c’est donc l’usage de son illusion. Le narrateur a un corps, il nage, se fatigue, a froid, se mouille lorsqu’il pleut sur la rivière (on ne perd jamais le sourire dans ce gros livre), mais il est avant tout un point d’énonciation tenu à distance, et qu’on déplace au long de cette ligne d’interaction entre l’eau et l’homme.
Et c’est bien l’enjeu pour nous : on a exploré les conflits, les négatifs (Joy Sorman, Claire Dutrait). Maintenant, une écluse s’ouvre (elles sont souvent des inflexions, dans le récit de Pierre Patrolin) : si l’interaction de l’eau et de l’homme, puisque son implantation dans l’écosystème naturel s’est établie, depuis l’origine de ses temps nomades, s’est faite selon fleuves et rivières, pouvons-nous tenter une première fois d’énoncer cette interaction, reprendre ces paysages, depuis ce point d’énonciation tenu à distance, le narrateur prêt à sauter, mais qui va sauter « dans un instant », et qui nous dit ce que voit ce point qu’on déplace à distance.
Tous les outils sont permis, toutes les ruses aussi, mais chacun·e d’entre nous en dispose assez depuis son expérience et sa mémoire.
J’ai choisi pour l’extrait un moment significatif de cette épopée signée Patrolin : l’arrivée dans la ville de VIchy, et sa traversée depuis le cours même de l’Allier.
Définir un trajet : il n’a pas besoin d’être long (voir aussi, dans le dossier des extraits, La source du Nil de Jean-Pierre Salgon, la remontée à la Rochelle, de l’hyper centre jusqu’à la source au-delà des zones de jardins ouvriers, de ce micro-cours d’eau qui traverse la ville : chez Salgon, c’est le narrateur qui enquête et remonte, chez Patrolin, tout est construit, des villes et villages, des dessous de ponts et d’échangeurs (je cite aussi Le pont de Bezons de Jean Rolin, même éditeur) depuis ce point virtuel qui se déplace à la surface de l’eau et à sa vitesse).
Et construire ce paysage en mouvement, qui contiendra de l’urbain, en tout cas de l’interaction avec l’humain, mais en se contraignant à ce que rien ne puisse être dit qui ne soit dit depuis ce point, sans corps ni épaisseur, qui avance à la vitesse de l’eau et quittera la ville comme il y est entré.
Et, pour nous, une telle bascule importante, ou écluse, ou inflexion, de ce cycle.
1ère mise en ligne et dernière modification le 20 octobre 2024
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