Henri Michaux / Sur des peintures énigmatiques (Magritte)

chaque dimanche, une page singulière de littérature


Deux nuages sont entrés dans la chambre, rôdent autour des meubles, mais sans insister, toujours nuages, toujours pour au-delà, pour absence, entre fenêtre et porte, distraits, pas apprivoisés, petits, véritables poussins de nuages, pas pour cela moins nuages, toujours dans leur espace, dans leur monde, éludant les relations comme l’oeil du guépard dont, quoiqu’on fasse, on ne peut croiser le regard, qui toujours se porte au loin, attendant du lointain seul l’événement.


Tableau plein, mais qui vide, négateur qui pourtant prolonge, traître qui défait ce qu’il apporte, ayant malignement introduit celles-là même qui rendent "absent", les cotonneuses présences des espaces aériens.

***

Maisons alignées.


Appliquées à la façade, debout, dos à la pierre, à une certaine hauteur, en suspension sans appui, immobiles, des hommes en rang, corrects, habillés pour sortir, en pardessus et le chapeau sur la tête, tous strictement semblables sauf pour la taille. Il y en a trois.


Façades de maisons, façades d’hommes.


Aucun n’entre, ni ne sort. Pas en situation pour entrer. Comme plaqués dessus ils demeurent en surface. A part, les hommes ! Pas d’accueil dans la maison inhumaine, mais qui affiche "hommes".


Anonymes, gardant la distance, figés chacun en son étroit espace régulier, qui ne doit pas être réduit. Maintien à maintenir.

***

Il y a dans de vieilles rues, des maisons monotones en apparence inhabitées qui, laissées entre elles sans être distraites par des présences agitées, montrent à certaines heures une singulière façon d’être de connivence... parfois même avec le passant attardé lequel ressent alors une sorte de complicité. Les maisons sont devenues des hommes. Ou le passant est devenu une maison pensante. Leur presque exacte similitude entre elles, parenté qui va jusqu’à la gémellité, fait alors ressentir étrangement cette autre similitude, beaucoup plus vaste, qui l’englobe, lui. Elles sont devenues comme ses soeurs, comme d’autres "lui-même". C’est le soir. Car c’est presque toujours le soir. Un ancien réverbère à gaz se dresse, orné bourgeoisement, vaniteusement, d’une prétention satisfaite qui n’a pas été étalée une fois, mais des milliers de fois en quantité de rues, en toutes les rues du pays, réverbères qui sont là, non pas tant pour éclairer, puisque personne ne passe, que comme tic de civilisation.


Cependant le spectateur interdit, cessant d’avancer dans la rue où il n’y a rien à voir, qui est une rue par la seule fatalité d’être une rue, le spectateur dépaysé, fasciné, devenu maison parmi des maisons ne peut plus, figé, se remettre en marche.

***

Au détour d’une rue - encore une rue - dans les quartiers éloignés du centre bruyant de la ville, ou sur un pont, face à la rive morte d’un canal désaffecté, on peut voir quelquefois, on voit en ce moment, une rose, une rose semblable à une personne, notamment par sa grandeur inhabituelle et par son air de s’offrir et d’être trop blanche, et apprêtée et aussi par le fait de sa station debout sans appui.


Un réverbère à trois branches est prêt à éclairer la scène si elle en a besoin. Mais l’heure ne le commande pas. Il n’est pas tellement tard.


Seul le passant, un passant unique à large dos, à la droite de qui se présente sur le pont cette exceptionnelle rose, tout ce que de plus diurne, blanche au point de sembler immaculée, le passant dans son pardessus sombre, sous son chapeau noir est nocturne, funèbre. Peut-être se veut-il simplement effacé ? Ou est-il effacé par un deuil, n’acceptant de demeurer sur terre qu’avec la "rose du souvenir", la rose qui prend toute la place ?


Voilà peut-être la condition nécessaire de cette rencontre singulière qui sinon, ne se présentera pas.

***

Un canal. La rue tranquille, plombée, en attente... comme quand il n’y a plus rien à attendre.


Les fenêtres pareilles, puritaines, fermées, des fenêtres à se jeter par la fenêtre...

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responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 6 mars 2005
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