tiers livre invite : Nicolas Dion

travail texte image où se délite la ville


J’ai rencontré Nicolas Dion dans les 2 ans où j’ai assuré le cours de littérature à l’école des Beaux-Arts de Paris, avant que Pierre Bergounioux ne reprenne cette année le relais. J’ai eu la surprise d’un texte intitulé Rouge fort, accompagné de photographies, tout entier consacré à une exploration précise de ce qui pourrait être un bord de l’hyperville, l’agglomération parisienne, là où elle se défait et cesse d’être ville. Cela fascinait dans les images de proches banlieues, de fortifs : est-ce que l’interrogation même a du sens aujourd’hui ? Ou plutôt : à tenter de retrouver comment la ville ignore, en ses discontinuités partout localement reproduites, la notion de limite, quels signes révèle-t-elle dans le lointain qui nous renseigne sur notre propre perception de l’espace ? Ces questions sont déjà ébauchées dans Espèces d’espaces de Perec, en particulier celles sur la notion de frontières. Elles sont valides pour l’appropriation physique, comme dans cette définition de Stephen Hawking : L’univers est un objet fermé sans bords ni frontières. C’est rassurant pour la langue et la littérature : elles gardent leur place dans cette question que nous posons à la ville et à l’espace. Le langage, mis lui-même en question devant le monde, reste une instance autonome de notre compréhension, notre appropriation. Il dialogue avec les images, mais l’image en tant que telle requière cette exploration spécifique. Nicolas Dion a terminé les Beaux-Arts, mais continue ce même travail, aux mêmes lieux, explorant les mêmes limites. Voilà un exemple de cette intersection arbitraire, où c’est aussi la littérature qu’en retour on questionne. Ces textes sont dès à présent retenus comme une justification majeure de la collection que je proposerai avec Bernard Comment aux éditions du Seuil : Déplacements. J’y suis d’autant plus sensible que j’arpente tous les jours, en ce moment, ces paysages urbains complexes de Seine Saint-Denis. Nicolas Dion est actuellement vendeur dans un établissement de produits photographiques.

la musique, derrière le mur.
des volutes de voix suivies de lourdes vibrations.
après, c’est l’autoroute la plus coupante, comme un bain de silence ces voitures qui filent dans le blanc de l’été.
entre-temps, la musique, et la broussaille cette grande carrière le débarras les objets entassés épars les uns sur les autres choqués cassés pulvérisés les uns sous les autres, puis les tuyaux, les contreplaqués aux vieilles peintures par exemple découvert ce visage ce galbe cette chevelure court frisée noire entamée des champignons du temps, la poussière de vieux aspirateurs en dépôt de dernière demeure, immobiles et broyés.
cette musique, ces baffles connectées au sol, derrière la butte. la voix noire, ce timbre aérien, un impact plus rapide que tout.
volutes qui proviennent, de là où bientôt le soleil. volutes qui s’agrègent, puis ces planches en bois, ce vieux siège en cuir lacéré comme étaient lacérés les murs avant l’arrivée saisissante des bombes aérosols, les peintures brûlant la peau, les propulsions crevant les yeux.

un homme, un chien au bout de la laisse, et c’est l’animal qui a l’air méfiant, se retient de quelque chose. remontent vers la butte, dans la broussaille, au-delà la carrière le dépotoir des pots d’échappement et plâtres ou autres haillons balancés.
c’est une voix qui fait place aux rythmes les plus durs, strictement binaires, assénés, martelés sans retenu au milieu de l’été, en plein été, comme sur une plage où non loin sont les activités dynamiques, les trampolines, les filets de volley et filets à gosses, les glacières ambulantes et visages bronzés.
un sol, comme une place vide où s’entassent le rejeté, l’arriéré, les restes d’ornements peinturlurés délavés, métalliques et rouillés, luisants et décrépis.
les cailloux maintenant. la musique, après. l’autoroute, après. et les éclats la lumière balayant la terre parsemée, la pierraille, les pyrites, le manganèse, le quartz réfléchissant, comme si l’on avait doré, argenté à souhait, saupoudrant à petites cuillérées. faire briller, du moins petit à petit le soleil depuis le mur.
se promènent. passent les hautes herbes où ils disparaissent.

nulle part ils sont, mais uniquement des voix ce tintamarre ces élongations bientôt tremblotantes par le sol qui réceptionne et transmet. peut-être est-ce un attroupement saisonnier, après la butte, avant les panneaux d’autoroutes, les glissières-murs pour le son et autres dérapages à contenir.
le dessus est dégarni et l’on observe les plaques de terre où plus rien ne pousse, le vert atrophié où les détritus sont. ce sont des carcasses, des moellons, des bouts de jambes de véhicules de rien du tout, ou encore cette tentative de tente avec la bâche contre l’arbre, les mobiliers pour cénacles en plein air, les portes à l’horizontale sur les bidons improvisant tables à déjeuner avant jeux de cartes et autres paris. une ficelle pend des branches exsangues. une planche d’un blanc mat est adossée au tronc. personne. un bus, quelques voitures, sur cette seule route contournant la brousse. les briques concassées, les feutrines, les caisses noirâtres, les tapis de goudron pour revêtement de cabanes. c’est l’allure d’une décharge du moins un début et ils ont trouvé à installer leurs amplis, dans cet espace qui s’annonce minuscule puisqu’après la petite colline l’autoroute semble tout aspirer, fusionner, nettoyer, avec son couloir à bolides. alors peut-être un cabanon, ou un camion, ou un camping-car, mais pas beaucoup plus, pas beaucoup plus grand, après.

la nuit, s’arrêtent-ils ? c’est-à-dire qu’il y faut une personne à actionner les bandes, à jouer des platines. un squatt, un bastion pour la musique ? une association, initiative municipale, entente tacite entre riverains, aire collégiale avec terrain de pétanque à l’appui ?
s’il y a la butte, et l’autoroute, l’autre dernier côté c’est le cimetière, son pan de mur. un an et les déchets se multiplient, les avis de démolition, ceux de construction, les centres commerciaux fleurissant s’hypertrophiant on défriche on ordonne creuse et battit les routes, on plante les panneaux d’entreprise, d’hypothèque, de bureautique, on ouvre la circulation, on ouvre les maisons abandonnées, on retourne les jardins abandonnés, on brûle quelque chose d’une voiture, on joue, on crie, on fouette on se réunit, et derrière les premières strates de sons, les premières gammes cuivrées, l’éclectisme d’un meneur de disques, le savoir du collectionneur qui se fait entendre en filigrane, mélange les époques, injecte, souffle, sélectionne les ondes des plus dérangeantes aux plus suaves et surannées. l’autoroute est ce blanc fluide qui traverse, ce concentré qui décape, cette marge invincible qui avance, ce vertigineux silence maîtrisé, ce quelque chose qui continûment travaillerait à absorber tout bruit, tout son un peu impérieux.
bus, voitures, un camion ralentit au niveau du tournant. l’homme sort de la portière avant droite, fait le tour de l’engin tout en regardant les rares masses actives. il est rejoint par l’autre passager qui lance les mêmes regards de biais vers la brousse. ils sont à décharger, en bas la butte. ils y vont lentement, en habitués et des lieux et des marchandises à lourder, tout ce dont ils se séparent aujourd’hui. ils sont deux, un qui conduit, l’autre qui connaît. ils font régulièrement de petits tas, se relayent parfois avec d’autres fins pratiquants et du volant et des regards biais, cependant que le résultat s’étend, pullule, se délaisse s’amassant comme l’écume — jaune repoussant —, les algues pourries.
des bandes magnétiques cerfs-volants à ras du sol, des torchons secs de leur dernière immersion, une combinaison dans sa totalité grise à fermetures zippées blanches, et tout ce que eux ils reniflent lorsqu’ils sont de sortie, à la tombée de la nuit, de leurs terriers un peu partout disséminés, l’œil maraud en pointe.
le poteau drapeau du groupe principalement acheteur créancier
monopolisateur a ce tintement de mât des ports par vent calme. ici on avance sans conviction, sans eau, sans se contenter. l’unique source serait cette cerise par trop âcre en fin de bouche, ces mûres sauvages, mais autant presser la pulpe de n’importe quoi qui coulerait dans la bouche, autant lécher la rosée de l’aube.

des câbles, des transistors, des tessons. quelques fleurs, liserons, tiges accrocheuses, des espèces communes, grasses, des chardons, des épines, un parterre tenace embrassant les dénivelés, les produits terreux, les creux, et les murs où se meurt après s’être pendue une joubarbe.
la scabieuse et ses boules blanches, la giroflée des dunes, l’oyat, et parfois la grande camomille. les orties fouillées du pied. en dernier lieu un marigot.
la voie rapide comme un jet d’eau où tout se coupe, disparaît sous le massicot à lourde charge comme sous la lance pompier ou comme sous la projection tubulaire qui grignote la pierre des cathédrales, le moindre des sons émis comme absorbé, tombant au puit, au siphon des résonances. courbe du bruit blanc, feutré, décalqué, délavé. couloir des courants forts où la main ne se risque.
on actionne les boîtes de vitesse, dans ces bandes où les rétroviseurs se suivent.
terrain des annuelles, des bisannuelles. territoire des vivaces. friche où flirtent le liseron et la tôle, fricotent le pare-chocs et la plus teigneuse des mousses.
un isolant.
un boulevard chemin des Vignes longeant la zone industrielle les camions la déchetterie les préfabriqués la laisse du chien qui se tend de ses aboiements les sacs blancs déchirés flottant sur les barbelés la route goudronnée légèrement bombée que nappe un dernier soleil à l’horizon via les poteaux d’ombre les isolateurs les voitures ne s’arrêtant jusqu’à la prochaine zone pavillonnaire les camions les déchargements les silos et la gare non loin qui bourdonne.
un canal et tout de suite les usines aux fenêtres comme soufflées avec ces grands tissus bouffants aux allures de lianes à s’échapper, maintenant déchetterie avec excavatrices et bennes et papiers volants. pas d’autres expédients, ni autres tentatives d’occupation.
une gare de triage.
au bout, l’autre pan de ville poursuit où au-delà le mur on tourne.
sur le poteau d’acier chromé est le bracelet en carton annonçant d’une simple flèche la direction pour le mariage, avec les deux prénoms pleins d’innocence.
elle, est pour traverser au rouge piéton, passe devant les voitures, sourit.
boulevard chemin des Vignes, où l’on poursuit notre escrime de solitaire.

carrefour rentre-dedans.
parc élevé où il semblerait que l’on ait quitté le bruit des moteurs, laissé les ronrons défiler en bas, la soûlerie unanime.

– Pont de pierre –. Pantin. Bobigny. Pantin. La Courneuve. Les Lilas.
Romainville. Drancy. Aubervilliers. l’Ancienne gare de Bobigny. le parc de Romainville. le Cimetière musulman. le Cimetière parisien de Bobigny Pantin. Les 4 Chemins. Les Courtillières. Ourcq. Pont de la folie.
itinéraire embardée où s’enfilent les noms-pancartes, ces spectres revenant par fournées, barrés ou pas : Bobigny Pantin Aubervilliers La Courneuve Aubervilliers Pantin La Courneuve St Denis Le Bourget Drancy Bobigny Romainville Les Lilas Romainville Noisy-le-sec Rosny-sous-bois.
et en sous couches directrices, les noms de Pont de pierre, Pont de la folie, Canal de l’Ourcq, Z.I. les Vignes, Les Courtillières, Les 4 Chemins, Cimetière musulman, Cimetière parisien de Bobigny Pantin, Les Vignes, La folie, Les Bas-pays, Fort de Rosny.
puis N3, N186, A1, A3, A86.
un chat blanc galeux, miaulant à vide, les yeux vitreux injectés de rouge, dans une sorte de génuflexion maladive, prostré à même le goudron cancérigène, ou peut-être sur un bout de carton humide, mais chat éméché, chat abattu.
et l’on monte observer qu’à l’horizon opposé il y a même possibilité d’élévation sur cet espace travaillé étiré gondolé à sarclé perforé aseptisé pour être à nouveau abandonné déboulonné balancé. ce grand plat où tout un monde est domicilié.

hors gabarit déviation obligatoire.
quelques miettes de pare-brise scintillant au sol. le jaune opaque que l’orage distille. et la charge a passé quand la boue ruisselle, les rivières dorées fuient au bitume. le décor est pour partir. grandes distances du pont, grandes masses, grands poteaux, où l’on se projette, où les deux gars ont calé leur mobylette, sont en rade de cigarettes, attendent la compagnie des secours, attendent, jettent un œil sur les hautes tours des Lilas, vers le fort, ou vers les prouesses d’architecture que dessine un entrepôt au loin.
on sait le canal non loin où au matin virginal ils vont, certains courent, certains récupèrent, et certains sont accompagnés de chien.
grandes distances du pont. largeur, hauteur, profondeur où l’on est comme dans ces allées, ces mails vers la mer.
méchantes cartouches plombant le pare-brise où l’essuie-glace n’a pas le temps suffisant pour s’actionner dans ce déferlement, ce coup de poing qui est peut-être prémédité, quelque chose de senti, provenant peut-être d’un être vivant supérieur, lointain voire à demi consciencieux, mais du moins d’un au-delà qui n’attend pas. rideau jaune où les roues s’emmêlent. hérissement du bitume.
l’un possède un short plage, l’autre a le bras dans le plâtre.
un sac plastique s’allume de ce blanc motivé c’est-à-dire éveillé et translucide, ou plutôt extra-blanc, en lévitation sur toute cette matité où passent les premiers convois. le bus s’arrête une fois, au pied du pont.
douilles vidées, comme ces insectes pulvérisés qui ne sont plus que giclures à même le vitrage. la ville ballottée comme passée à l’eau, au four, à la laverie automatique, à l’essorage instantanée, au rouleau compresseur. la ville fripée, gondolée, presque dépecée comme l’on équarrie les animaux.
usine d’incinération.
l’oiseau s’ébroue sur son fil. il est maintenant à piquer le colimaçon.
distances du pont : où il s’agrandit à mesure qu’on arpente. pont de la N3, avec voie piétonne, grillage contre le vide. et sous le pont cette décharge où ils vivent dans leurs aménagements de rien, leurs fragilités qui requièrent la plus solide et immémoriale attention aux intempéries, aux frasques du dehors, aux prédateurs fugitifs. pour les ablutions on a l’Ourcq, cette donation napoléonienne de premier ordre.
le pont, la décharge, et le taxi s’est arrêté sur le bord de route où il passe le portail pantelant, ce bout de fer béant qui laisse ouverture, faire ses besoins comme dans une clairière inhabitée où l’on fait halte, ce bout de fer béant aussi prodigue et dévoué à l’inconnu qu’est la fleur carnivore qui se laisse docilement visiter par le premier insecte tenté et ce dernier étant aussi bien aveuglé que séduit semble à mille lieux d’imaginer le pire, plutôt sentir
quelconques représailles. c’est dire combien l’homme au front trop dégagé, à la chemisette en lin blanc trop légère, s’expose sans considérations, bien qu’il n’y ait ici en réalité nul danger à courir, dans la silencieuse taupinière aux dehors inertes. et le voilà qui ressort rejoindre l’air climatisé de sa voiture, avec le même front dégagé et la même résolution comme — allant de soi — dans la démarche de qui, déterminé à quelque chose, en a fini.
et l’on dirait, à part, — au fond deux mondes s’ignorent et quelquefois une tierce personne est là à remarquer l’écart —.
et ce bleu-gris où l’orage est en germe, ce bleu qu’il nous faudra décrire faute de pouvoir jamais rejoindre ce qu’il aura été, un ciel pesant que les lumières acides de la ville semblent percer par endroits et que l’on ne peut pas davantage percer, couper, que le brouillard, celui qui rend si spectaculaire (à nous passagers) les atterrissages forcés (où après un blanc-gris qui s’appesantit au hublot c’est immédiatement la piste et les roues qui adhèrent, rebondissent), retarde les envols, alors que dansent les feuilles dans un son de grêle, sur des bouts de bitume qui renvoient la lumière, à côté d’une poubelle renversée.
et ce ciel qui renvoie momentanément au bombement de la chaussée, n’en est plus, du moins selon le jeu de balance des couleurs, strictement opposé, puisque l’on peut également faire le chemin inverse, aller du bas vers le haut, et observer à loisir les mêmes teintes en correspondance.
sur fond d’un ciel fortement lumineux le feu de signalisation n’est plus qu’une pastille rouge ou verte et sans éclats. c’est au soir qu’on le voit relancer ses rayons attractifs.
munis de nos éprouvettes à sensation (les voitures), on va dans les claires et saumâtres directions, plongés en tous sens, et l’on veille de nos yeux globuleux qui suivent machinalement.
pylônes en chas d’aiguille et tout le paysage qui se débobine.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 6 février 2007
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