Tiers Livre, le journal
plutôt quatre fois Balzac qu'une seule
(à propos de Henry James lecteur de Balzac)

 


 

Quand il m'arrive, c'est encore fréquent, d'être hébergé chez des copains, y a pas trop de hasard, ils écrivent eux-mêmes, ou bien ce sont des libraires, en tout cas des livres il y en a partout, dans le couloir, dans le salon et dans les chambres, autour du canapé ou du matelas qu'on vous laisse, et même aux toilettes. J'ai beaucoup été hébergé chez des copains libraires, un peu partout en France, ce sont toujours les apparts les plus encombrés de bouquins dans tous les coins, et plus que rarement ceux qu'on trouve dans les rayons de leur établissement.

La convalescence, ne pouvoir marcher qu'à pas très lents et d'une pièce à l'autre, dans un creux d'hiver, en ayant ménagé pour ces dix jours de ne pas avoir de sortie programmée, c'est parfait pour réinvestir ses propres rayons de livre. J'avais écrit sur le texte de Walter Benjamin, grand déménageur aussi: Je range ma bibliothèque (la surprise d'avoir appris qu'Au château d'Argol, de Julien Gracq, avait été un des derniers achats livres de Benjamin), on connaît aussi le texte de Georges Perec, dans Penser/classer, où il évoque les pratiques de son ami Jacques Roubaud. Moi il y a le garage où je travaille, entre les ordis, les vélos des gosses et autres accessoires pas forcément liés à l'exercice intellectuel, mais c'est comme ça: 3 murs sur les 4 ont des bouquins jusqu'au plafond, et c'est vraiment un problème, plus que la boîte à outils ou la réserve à chaussures. Là, je classe par thème, par ateliers presque (d'ailleurs, il y en a un gros rayon, qui concerne les ateliers d'écriture). En haut à droite, c'est le coin Rabelais Balzac Baudelaire Lautréamont, livres sur eux. Pour chacun des quatre, collection je crois systématique et ancienne. L'importance de savoir retrouver son Pierre Vachon ou son Castex. La rage où on est de n'avoir jamais retrouvé, chez les bouquinistes, le Garnier jaune tome 1 de la Correspondance de Balzac, si important pour la première gestation.

Là, je passe plutôt mes journées dans la grande pièce, jambes allongées je n'ai pas le choix, mais je peux avoir l'ordi sur les genoux, connecté avec le garage via le AirPort d'Apple c'est assez formidable: je peux m'initier au php pour les révisions qu'avec Julien Kirch et Philippe De Jonckheere on mène pour remue.net, qui ressemblait un peu à ma bibliothèque: ça saturait bigrement. Donc en ayant relu, hier et cette nuit, La Rabouilleuse, décidément un de mes préférés, mais c'est pour avoir autour de moi la province, être à quelques centaines de mètres de la Grenadière chère à Balzac, où je vais parfois sur le petit banc de pierre qu'il affectionnait, et à 25 kilomètres de Saché, où j'ai bien aussi 3 fois l'an prétexte pour me rendre.

Dans la grande pièce, c'est l'édition en 12 tomes (plus les 2 "oeuvres diverses") sous la direction de Nicole Mozet, préfaces qui m'énervent parfois (M. Citron), mais l'amorce et la base rigoureuse à l'effervescence que Nicole a su développer via le GIRB (groupe international d'études balzaciennes). Les notions de territoire, de temps, de narrativité, pendant quelques décennies les flaubertiens et les proustiens ont tenu l'actualité, eh bien enfin nous, les Balzaciens génétiques, on sent qu'on va prendre notre revanche. Et tant pis pour ceux qui seront passés à côté. Les 14 Pléiade, je les avais achetés un par un, sur au moins trois ans, un chaque deux mois, ou deux d'un coup si un article ou une rentrée imprévue le permettaient. J'ai une bibliothèque très belle: parce que le copain Pierrot Siméon, chef de la construction décor au centre dramatique de Tours, avait une période vache maigre et que voulez-vous, Pierrot c'est un artiste et un as de l'asymétrique. On avait acheté les planches nous-mêmes, dans un entrepôt vers la Ville-aux-Dames. En bas, près du Littré (800 francs d'occase chez Vrin, vers 1979, il avait appartenu à un fumeur, 25 ans plus tard il a encore l'odeur), je garde mon premier Balzac perso, l'édition Intégrale du Seuil, écrite en tout petits, mais les volumes on les trouvait à 50 ou 70 francs d'occase à Paris, fin des années 70.

En fait mon premier Balzac, c'est celui en 16 tomes de mon grand-père maternel, lu in extenso l'été 1968, une bascule vraiment décisive. Une vieille collection fin de siècle, lourdement reliée, et Balzac est toujours pour moi lié à ce poids matériel des volumes. C'est pour cela que parfois chez les bouquinistes encore je craque. Quelques bouquins là-haut, au-dessus des 7 Bibles et du Flaubert 16 tomes du Club de l'Honnête Homme acheté en 1982 avec les droits d'auteur de Sortie d'usine (ça plus un frigo, au moins j'étais sûr qu'il y aurait une trace). Mais Balzac, on peut farfouiller dedans via Gallica, et via les parutions du GIRB.

Je crois que c'est pour cela que j'ai replongé. Toujours pareil, on en relit un, et de celui-ci vous mettez le nez dans un second (Ursule Mirouët, pour cet après-midi?), et on est parti pour 3 semaines. Parce que je ne savais pas qu'Henry James avait écrit à 5 reprises sur Balzac. 3 de ces textes sont publiés par Susi Pietri au Presses Universitaires de Vincennes, ça vient de paraître (voir ici le sommaire, et annonce Fabula). Dans le livre, qui rassemble d'autres textes d'auteurs sur Balzac, James les passe tous d'une tête. En particulier dans Leçons de Balzac: le thème de James, c'est en quoi l'imperfection même de Balzac, parfois grossière et anachronique (à propos de la question des femmes, dans son style même, dans sa façon d'intégrer au livre ses opinions politiques), devient dans l'écriture le lieu exact d'une transcendance romanesque, ce qui le pose comme romancier, là où des individus plus artistes ou plus avancés que lui (et Georges Sand notamment, chère aussi à Nicole Mozet), ne nous enfoncent pas dans une hallucination de lecteur aussi forte. Voir développements de James sur la notion de labyrinthe. Et la façon dont James dit qu'il peut se permettre d'écrire cela de Balzac uniquement parce que lui aussi écrit: il dit qu'il peut critiquer Balzac, parce que, romancier lui-même, il parle dans son souffle.

Je n'ai lu que 2 des 3 textes d'Henry James, rassemblés par Susi Pietri, parce que moi des textes de ce genre-là ça me fait épais, on peut rester 20 minutes à gamberger en autiste sur 3 lignes. A cet après-midi le dernier. Mais c'est un véritable coup dans la figure, on est portés par la main du maître.

FB, le 15 décembre 2004.