Daewoo
"Finalement, on appelle roman un livre parce que…"

Sylvain Bourmeau m'avait transmis les questions ci-dessous par e-mail, non pour publication dans la page Livres des Inrockuptibles, mais comme libre discussion en préalable à l'article qu'il rédigeait, ce dont je le remercie. Aussi j'y ai répondu sans arrondir les angles, et même sans relire, et ai été bien surpris de voir ma réponse publiée intégralement dans le magazine, ce 25 août. Mais tant mieux... FB

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"Finalement, on appelle roman un livre parce que..."
© François Bon, entretien avec Sylvain Bourmeau pour les Inrockuptibles

 

1. D'abord le titre, c'est étrange et fort d'appeler un livre du nom d'une marque, Daewoo.
Au départ, il s’agit d’un projet théâtre, avec le Centre dramatique national de Nancy. Les licenciements et le gâchis Daewoo, ça se passait à leur porte, et Charles Tordjman, le directeur, avait voulu réagir. On a d’abord appelé le projet La vie moderne, d’après une chanson de Léo Ferré, mais entre nous on disait toujours Daewoo. Pour moi, c’est plutôt une accusation : voilà ce qui s’est passé chez Daewoo, voilà comment on a traité les gens dans le cas Daewoo. Si ça les embête, on pourra s’en expliquer sur la place publique. C’est un mot qui signifie, en coréen, « vaste univers », mot créé par un monsieur qui a fait fortune sous la dictature de Park Chung Hee, et qui souhaitait « une ceinture dorée tout autour du monde ». Qu’on retrouve ce mot sur des voitures ou des télévisions, « marque » c’est l’empreinte, celle de la main des ouvriers. Je n’ai pas à rendre de compte à ce propos.

2. "Finalement, on appelle roman un livre parce que…", plusieurs fois dans Daewoo vous justifiez l'appellation roman : ce livre sur la condition ouvrière est aussi une interrogation (et une réponse en acte) sur la condition du roman.
J’ai mis « roman » par provocation. Pour ne pas être classé dans la case documentaire, voire sociologie. Il y a eu ces derniers temps de magnifiques livres d’enquête et réflexion sociologiques sur la question du travail (Danièle Linhart, Beaud et Pialoux), et moi je suis ailleurs. J’ai peint une fresque. Cela suppose de reconstruire, de partir de son propre matériau pour rejoindre ce qu’on sait être vrai, mais que le réel occulte, efface. L’écriture convoque tous les procédés de la fiction, l’illusion des lieux et qu’on s’y déplace, la proximité des visages, le grain ou le rythme des voix : le plaisir, c’est d’amener l’écriture là où le réel est énigme, où la raison ne peut aider à comprendre. A quel moment recourt-on à la violence, comment occupe-t-on le temps vide, pourquoi, quand les usines ont fermé, dedans on a fait la fête… Toutes les grandes écritures de ces dernières décennies interrogent le statut même de la fiction, voir Gracq, Sarraute, Michaux, Koltès et d’autres. Pendant ce temps, le roman avec nom de personnage et petite histoire continue d’occuper le milieu du paysage, comme si c’était l’usage noble de la littérature, et les avant-gardes une sorte de luxe masochiste. Quand j’ai voulu travailler sur mon adolescence et l’avant 68, que ça a pris la forme d’une biographie des Rolling Stones, il m’a pareillement fallu tout réinventer : les piaules, les tensions, les doutes, et aussi savoir quelles étaient les bagnoles, les fringues, les guitares. On trouve ce livre dans le rayon musique des librairies, mais pas en littérature…

3. A quoi bon écrire un roman aujourd'hui ? Refuser l'effacement dites vous, que le roman soit mémoire. Comment vous posez-vous cette question des fonctions du roman, et de ses effets ?
J’ai appris ces paysages industriels, ceux de Longwy en particulier, dans la vallée de la Fensch où étaient ces trois usines Daewoo, du temps des aciéries. Il y avait un geste architectural, ces gigantesques usines et leurs haut-fourneaux, et une mémoire, une geste ouvrière. Là, il y a une fracture sociale ouverte, violente, et quand on arrive sur place tout continue comme avant, un bandeau ThyssenKrupp sur le bâtiment où avant c’était marqué Daewoo, et un hypermarché Auchan sur les ruines de l’usine incendiée. Où sont les centaines d’ouvrières, dont à peine quelques dizaines ont été « reclassées » ? Mystère. Je ne me pose pas la question des « effets » ni des « fonctions », et la commande initiale de Charles Tordjman c’était pour le théâtre, pas pour le livre. Le livre m’est devenu nécessaire parce qu’un jour j’ai vu ce nom qui se promenait dans le ciel, sous une grue, et que soudain l’usine n’avait plus de nom, qu’on le voyait en creux dans le ciel. Et qu’on m’informait que la personne avec qui j’avais rendez-vous était à l’hôpital. Je venais de lire cette phrase : « les licenciements provoquent d’habitude une augmentation des divorces, des suicides, et une prolifération des cancers ». Ça veut dire quoi, ce genre de phrase ? On écrit pour tenter de comprendre soi-même, là où ces questions nous traversent. Le temps, le sens de la vie. Mon premier boulot, quand j’ai été mis dehors des Arts et métiers, sans diplôme, en 76, c’était dans une usine Thomson, à Angers. Quatre mois dessinateur industriel en intérim. Je me souviens de ce qu’étaient les chaînes, le travail des deux mains et des deux pieds, pour ces filles qui continuaient de se maquiller sur la blouse. Et quelquefois les crises nerveuses qu’elles avaient. La première fois que je suis entré chez Daewoo, après les licenciements, j’ai retrouvé la même chaîne, toute enveloppée dans du plastique à bulle, étiquetée, prête à partir pour la Turquie où trois semaines plus tard ça refabriquerait à nouveau des téléviseurs : c’était beau comme du Christo, au milieu du hall vide, et en même temps c’était mon propre souvenir de la Thomson qui me sautait à la figure. Si on n’est pas soi-même le cobaye de son texte, on ne s’y embarque pas.

4. A une époque où une certaine littérature tente de repousser les limites coûte que coûte, quitte à faire n'importe quoi, on a le sentiment qu'une éthique de l'écriture guide constamment votre démarche. Notamment à l'égard de celles dont vous recomposez, reconstruisez les paroles.
Le Rouge et le Noir, de Stendhal, ça s’appelait « mœurs », et Madame Bovary, « mœurs de province ». Balzac écrivait des « études sociales ». Je n’ai pas l’impression d’être sur un terrain nouveau, et ça ne concerne pas que moi non plus. On cherche esthétiquement cette force, cette présence, et parfois c’est la contrainte de réel qui nous la propose. Faire du roman avec la vie de Keith Richards, ça ne marche pas. Chercher en soi-même à quoi correspond la tentation de l’auto-destruction, et on a l’impression que la langue répond. Daewoo c’est un crime social. La logique du fric remplaçant la logique industrielle ou le « faire » des hommes, c’est une question qui nous traverse tous, y compris dans l’économie du livre. Le seul guide, en fait, même pour dire la colère ou le vide, c’est de s’interroger sur où et comment ça vous traverse vous-même. En fait, c’est parce qu’on est mis à cet endroit qu’écrire s’impose à vous-même, qu’on est requis. Dans le travail de Perec, ou chez pas mal de peintres, on sait que cette obéissance au réel peut devenir infiniment productive : travailler sur la notion de paysage, une caisse de supermarché, une vue depuis la cuisine d’un quatrième étage en banlieue industrielle, ça peut paraître infiniment modeste et, en même temps, un défi esthétique considérable par les catégories, de couleur, de structure, de récit, cadrages, cinétiques, que ça convoque.

5. Ressentez-vous comme une injonction pour la littérature le fait de se saisir des réalités sociales et politiques ? Que pensez-vous des écrivains qui refusent cette injonction ? Vous intéressent-ils ?
Pour moi c’est une question vide de sens. Je ne sais pas ce qu’est une réalité hors de sa nature sociale. Même la Corrèze déserte de Bergounioux est encore sociale. Peut-être quelques pages de Nicolas Bouvier sur une panne de voiture dans le désert, mais lui-même finit toujours par aller au bistrot du coin. Toute mon enfance a été dans un garage, on ouvrait la porte de la cuisine, ça donnait sur le pont élévateur. Je parle de ce que je connais, de ce qui est mon espace originel dans le réel. Les écrivains qui m’enseignent à cet endroit ne sont pas ceux qui me diront ce qu’est un pont élévateur, et bien plutôt ceux qui me diront quel est le vide qui m’en sépare, ou du petit bonhomme en bleu qui l’actionne. Cette question d’injonction est terrifique en littérature. Ceux qui ont voulu que le nouveau roman soit une injonction de cette sorte ne sont pas devenus Beckett, ou Simon, ou Sarraute. Ce qui est bien plus mystérieux, c’est de savoir que pour vous-même le travail de littérature est à cet endroit-là, qu’il n’y a pas le choix, quand bien même on préférerait être ailleurs…

 

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